Chapitre III

4073 Words
Chapitre III« Non, vous prêchez en vain ; je tiendrai la gageure ; Je ne recule point en pareille aventure. J’étais, en la faisant, dites-vous, un peu gris ? N’importe ! on fait à jeun ce qu’ivre on a promis. » La Table de jeu. – Et comment va votre neveu, mon bon hôte ? dit Tressilian le lendemain matin, quand Giles Gosling descendit dans la grand-salle, théâtre de l’orgie de la veille. Est-il bien portant ? tient-il encore sa gageure ? – Bien portant ! oh ! oui. Il a déjà couru pendant deux heures, monsieur, et visité je ne sais quels repaires de ses anciens camarades. Il vient de rentrer, et déjeune avec des œufs frais et du vin muscat. Quant à sa gageure, je vous conseille en ami de ne pas vous en mêler, ni de toute autre chose que puisse proposer Michel. Ainsi donc, vous ferez bien de prendre pour votre déjeuner un coulis chaud, qui donnera du ton à votre estomac, et de laisser mon neveu et M. Goldthred se tirer de leur gageure comme ils l’entendront. – Il me semble, mon hôte, que vous ne savez trop comment vous devez parler de ce neveu, et que vous ne pouvez ni le blâmer ni le louer sans quelque reproche de conscience. – Vous dites vrai, M. Tressilian. L’affection naturelle me dit à une oreille : Giles ! Giles ! pourquoi nuire à la réputation du fils de ta sœur ? pourquoi diffamer ton neveu ? pourquoi salir ton propre nid ? pourquoi déshonorer ton sang ? Mais arrive ensuite la justice qui me crie à l’autre oreille : Voici un hôte aussi respectable qu’il en vint jamais à l’Ours-Noir, un homme qui n’a jamais disputé sur son écot ; je le dis devant vous, M. Tressilian, et ce n’est pas que vous ayez jamais eu lieu de le faire ; – un voyageur qui, autant qu’on peut en juger, ne sait ni pourquoi il est venu, ni quand il s’en ira ; et toi qui es aubergiste ; toi qui, depuis trente ans, paies les taxes à Cumnor ; toi qui es en ce moment Headborough, souffriras-tu que ce phénix des hôtes, des hommes et des voyageurs, tombe dans les filets de ton neveu, connu pour un vaurien, un chenapan, un brigand, qui vit grâce aux cartes et aux dés, un professeur des sept sciences damnables, si jamais personne y a pris ses degrés ? Non, de par le ciel ! Tu peux fermer les yeux quand il tend ses rets pour attraper une mouche comme Goldthred ; mais, pour le voyageur, il doit être prévenu, et, armé de tes conseils, s’il veut t’écouter, toi, son hôte fidèle… – Eh bien ! mon bon hôte, vos avis ne seront pas méprisés ; mais je dois tenir dans cette gageure, puisque je me suis avancé jusque-là. Donnez-moi pourtant, je vous prie, quelques renseignements. Qui est ce Foster ? Que fait-il ? Pourquoi garde-t-il une femme avec tant de mystère ? – En vérité, je ne puis ajouter que bien peu de choses à ce que vous avez appris hier. C’était un des Papistes de la reine Marie ; et aujourd’hui c’est un des Protestants de la reine Élisabeth. Il était vassal de l’abbé d’Abingdon, et maintenant il est maître d’un beau domaine qui appartenait à l’abbaye. Enfin il était pauvre, et il est devenu riche. On dit qu’il y a dans cette vieille maison des appartements assez bien meublés pour être occupés par la reine ; que Dieu la protège ! Les uns pensent qu’il a trouvé un trésor dans le verger, les autres qu’il s’est donné au diable pour obtenir des richesses, quelques-uns prétendent qu’il a volé toute l’argenterie cachée par le prieur dans la vieille abbaye lors de la réformation. Quoi qu’il en soit, il est riche, et Dieu, sa conscience et le diable peut-être, savent seuls comment il l’est devenu. Il a l’humeur sombre, et il a rompu toute liaison avec les habitants de la ville, comme s’il avait quelque étrange secret à garder, ou comme s’il se croyait pétri d’une autre argile que nous. Si Michel prétend renouer connaissance avec lui, je regarde comme très probable qu’ils auront une querelle, et je suis fâché que vous, mon digne M. Tressilian, vous songiez à accompagner mon neveu dans cette visite. Tressilian lui répondit qu’il agirait avec la plus grande prudence, et qu’il ne fallait avoir aucune inquiétude relativement à lui. En un mot, il lui donna toutes ces assurances que ne manquent jamais de prodiguer ceux qui sont décidés à faire un acte de témérité en dépit des conseils de leurs amis. Cependant il accepta l’invitation de son hôte, et il venait de finir l’excellent déjeuner qui lui avait été servi ainsi qu’à Gosling par la gentille Cicily, la beauté du comptoir, quand le héros de la soirée précédente, Michel Lambourne, entra dans l’appartement. Il avait donné quelques soins à sa toilette, car il avait quitté ses habits de voyage pour en prendre d’autres taillés d’après la mode la plus nouvelle ; et l’on remarquait une sorte de recherche dans tout son extérieur. – Sur ma foi, mon oncle, dit-il, vous nous avez bien arrosés la nuit dernière ; mais je trouve le matin bien sec. Je vous ferai volontiers raison le verre à la main. Comment ! voilà ma jolie cousine Cicily ! je vous ai laissée au berceau, et je vous retrouve en corset de velours, aussi fraîche qu’aucune fille d’Angleterre. Reconnaissez un ami et un parent, Cicily, et approchez-vous pour que je vous embrasse et que je vous donne ma bénédiction. – Un moment, un moment, mon neveu, dit Giles Gosling ; ne vous inquiétez pas de Cicily, et laissez-la songer à ses affaires ; quoique votre mère fût ma sœur, il ne s’ensuit pas que vous deviez être cousins. – Quoi, mon oncle ! me prenez-vous pour un mécréant ? Croyez-vous que je voudrais oublier ce que je dois à ma famille ? – Je ne dis rien de tout cela, Michel, mais j’aime à prendre mes précautions ; c’est mon humeur. Il est vrai que vous voilà aussi bien doré qu’un serpent qui vient de changer de peau au printemps ; mais, malgré cela, vous ne vous glisserez pas dans mon Éden ; je veillerai sur mon Ève ; comptez sur cela, Michel. Mais comme vous voilà brave ! en vous regardant, et en vous comparant avec M. Tressilian que voici, on croirait que vous êtes le gentilhomme, et que c’est lui qui est le neveu de l’aubergiste. – Il n’y a que des gens de votre village, mon oncle, qui puissent parler ainsi, parce qu’ils n’en savent pas davantage. Je vous dirai, et peu m’importe qui m’entende, qu’il y a dans le véritable gentilhomme quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et qu’on ne peut atteindre sans être né dans cette condition. Je ne saurais dire en quoi cela consiste ; mais quoique je sache entrer dans une table d’hôte d’un air effronté, appeler les garçons en grondant, boire sec, jurer rondement, et jeter mon argent par les fenêtres, tout aussi bien qu’aucun des gentilshommes à éperons dorés et à plumet blanc qui s’y trouvent, du diable si je puis me donner leur tournure, quoique je l’aie essayé cent fois. Le maître de la maison me place au bas bout de la table, et me sert le dernier ; et le garçon me répond : On y va, l’ami, sans me témoigner ni égards ni respect. Mais que m’importe ? Je m’en moque, laissons les chats mourir de chagrin. J’ai l’air assez noble pour damer le pion à Tony Foster, et assurément c’est tout ce qu’il me faut aujourd’hui. – Vous tenez donc à votre projet d’aller rendre visite à votre ancienne connaissance ? dit Tressilian. – Oui sans doute, répondit l’aventurier. Quand une gageure est faite, il faut la tenir jusqu’au bout. C’est une loi reconnue dans tout l’univers. Mais vous, monsieur, à moins que ma mémoire ne me trompe, et je conviens que je l’ai hier presque noyée dans le vin des Canaries, il me semble que vous risquez aussi quelque chose dans cette aventure. – Je me propose de vous accompagner dans cette visite, répondit Tressilian, si vous consentez à m’accorder cette faveur, et j’ai déjà déposé entre les mains de notre digne hôte la moitié du montant de la gageure. – C’est la vérité, dit Giles Gosling, et en nobles d’or dignes d’être échangés contre un excellent vin. Ainsi donc je vous, souhaite beaucoup de succès dans votre entreprise, puisque vous êtes déterminés à faire une visite à Tony Foster. Mais, croyez-moi, buvez encore un coup avant de partir, car je crois que vous aurez chez lui une réception un peu sèche ; et si vous vous trouvez exposés à quelque danger, n’ayez pas recours à vos armes, mais faites-m’en avertir, moi Giles Gosling, le constable de Cumnor : tout fier qu’est Tony, je puis encore être en état de le mettre à la raison. Michel, en neveu soumis, obéit à son oncle en buvant une seconde rasade, et dit qu’il ne se trouvait jamais l’esprit si ouvert qu’après s’être bien rincé le gosier dans la matinée ; après quoi il partit avec Tressilian pour se rendre chez Tony Foster. Le village de Cumnor est agréablement situé sur une colline ; dans un parc bien boisé qui en était voisin se trouvait l’ancien édifice qu’habitait alors Tony Foster, et dont les ruines existent peut-être encore. Ce parc était, à cette époque, rempli de grands arbres, et surtout de vieux chênes dont les rameaux gigantesques s’étendaient au-dessus des hautes murailles qui entouraient cette habitation, ce qui lui donnait un air sombre, retiré et monastique. On y entrait par une porte à deux battants, de forme antique, en bois de chêne très épais, et garnie de clous à grosses têtes, comme la porte d’une ville. – Il ne sera pas très facile de prendre la place d’assaut, dit Lambourne en examinant la force de la porte, si l’humeur soupçonneuse du coquin refuse de nous l’ouvrir, comme cela est très possible si la sotte visite de notre mercier sans cervelle lui a donné de l’inquiétude. Mais non, ajouta-t-il en poussant la porte, qui céda au premier effort, elle nous invite à entrer, et nous voilà sur le terrain défendu, sans autres obstacles à vaincre, que la résistance passive d’une lourde porte de bois de chêne, qui tourne sur des gonds rouillés. Ils étaient alors dans une avenue ombragée par de grands arbres, semblables à ceux dont nous venons de parler, et qui avait été autrefois bordée des deux côtés par une haie d’ifs et de houx. Mais ces arbustes, n’ayant pas été taillés depuis nombre d’années, avaient formé de grands buissons d’arbres nains dont les rameaux noirs et mélancoliques usurpaient alors le terrain de l’avenue qu’ils avaient jadis protégée comme un rideau. L’herbe y croissait partout, et dans deux ou trois endroits on y trouvait des amas de menu bois coupé dans le parc, et qu’on y avait placé pour le laisser sécher. Cette avenue était traversée par d’autres allées également obstruées par des broussailles, des ronces et de mauvaises herbes. Outre le sentiment pénible qu’on éprouve toujours quand on voit les nobles ouvrages de l’homme se détruire par suite de la négligence, et les marques de la vie sociale s’effacer graduellement par l’influence d’une végétation que l’art ne dirige plus, la taille immense des arbres et leurs branches touffues répandaient un air sombre sur cette scène, même quand le soleil était à son plus haut point, et produisaient une impression proportionnée sur l’esprit de ceux qui la voyaient. Michel Lambourne lui-même n’en fut pas exempt, quoiqu’il ne fût pas dans l’habitude de se laisser émouvoir par autre chose que ce qui s’adressait directement à ses passions. – Ce bois est noir comme la gueule d’un loup, dit-il à Tressilian en s’avançant dans cette avenue solitaire, d’où l’on apercevait la façade de l’édifice monastique, avec ses fenêtres cintrées, ses murailles de briques, couvertes de lierre et d’autres plantes grimpantes, et ses hautes cheminées de pierre. – Et cependant, continua-t-il, je ne puis trop blâmer Foster ; car puisqu’il ne veut voir personne, il a raison de tenir son habitation en tel état qu’elle ne puisse inspirer l’envie d’y entrer à qui que ce soit. Mais, s’il était encore ce que je l’ai connu autrefois, il y a longtemps que ces grands chênes auraient garni les chantiers de quelque honnête marchand de bois ; les matériaux de cette maison auraient servi à en bâtir d’autres, tandis que Foster en aurait étalé le prix sur un vieux tapis vert, dans quelque recoin obscur des environs de White-Friars. – Était-il donc alors si dissipateur ? demanda Tressilian. – Il n’était que ce que nous étions tous, ni saint ni économe. Mais ce qui me déplaisait le plus en lui, c’était qu’il n’aimait point à partager ses plaisirs. Il regrettait, comme on dit, chaque goutte d’eau qui ne passait point par son moulin. Il avalait solitairement des mesures de vin que je ne me serais pas engagé à boire avec l’aide du meilleur biberon du comté de Berks. Cette circonstance, jointe à un certain penchant qu’il avait naturellement pour la superstition, le rendait indigne de la société d’un bon compagnon. Aussi voyez-vous qu’il s’est enterré ici dans une tanière qui est précisément ce qu’il faut à un renard si sournois. – Mais puisque l’humeur de votre ancien compagnon est si peu d’accord avec la vôtre, M. Lambourne, pourrais-je vous demander pourquoi vous semblez désirer de renouer connaissance avec lui ? – Et puis-je vous demander en retour, M. Tressilian, quel motif vous a fait désirer de m’accompagner dans cette visite ? – Je vous l’ai dit, lorsque j’ai pris part à la gageure, la curiosité… – Vraiment ! et voilà comment vous autres gens civils et discrets vous nous traitez, nous qui vivons des ressources de notre génie. Si j’avais répondu à votre question en vous disant que je n’avais d’autres raisons que la curiosité pour aller voir mon ancien camarade Tony Foster, je suis sûr que vous auriez regardé ma réponse comme évasive, comme un tour de mon métier. Mais je suppose qu’il faut que je me contente de la vôtre. – Et pourquoi la simple curiosité n’aurait-elle pas suffi pour me décider à faire cette promenade avec vous ? – Satisfaites-vous, monsieur, satisfaites-vous ; mais ne croyez pas me donner le change si facilement. J’ai vécu trop longtemps avec les habiles du siècle pour qu’on me fasse avaler du son en place de farine. Vous avez de la naissance et de l’éducation, votre tournure le prouve ; vous avez l’habitude de la politesse, et vous jouissez d’une réputation honorable, vos manières l’attestent, et mon oncle en est garant. Cependant vous vous associez à une espèce de vaurien, comme on m’appelle ; et, me connaissant pour tel, vous devenez mon compagnon pour aller voir un autre garnement que vous ne connaissez pas ; et tout cela par curiosité. Allons donc ! si ce motif était pesé dans une bonne balance, on trouverait qu’il s’en faut de quelque chose qu’il n’ait le poids convenable. – Si vos soupçons étaient justes, répondit Tressilian, vous ne m’avez pas montré assez de confiance pour attirer la mienne, ou pour la mériter. – S’il ne s’agit que de cela, mes motifs sont à fleur d’eau. Tant que cet or durera, dit-il en tirant sa bourse de sa poche, la jetant en l’air, et la retenant avec la main dans sa chute, le plaisir ne me manquera pas ; mais quand il sera parti, il m’en faudra d’autre. Or si la dame mystérieuse de ce manoir, cette belle invisible de Tony Allume-Fagots, est un morceau aussi friand qu’on le dit, il n’est pas impossible qu’elle m’aide à changer mes nobles d’or en sous de cuivre ; et si Tony est un drôle aussi riche qu’on le prétend, le hasard peut faire aussi qu’il devienne pour moi la pierre philosophale, et qu’il change mes sous de cuivre en nobles d’or. – Le double projet est bien imaginé, dit Tressilian ; mais je ne vois pas où est le moyen de l’accomplir. – Ce ne sera pas aujourd’hui, peut-être pas même demain. Je ne m’attends pas à prendre le vieux routier dans mes pièges avant d’avoir préparé convenablement quelque appât. Mais je connais ses affaires ce matin un peu mieux que je ne les connaissais hier soir, et je ferai usage de ce que je sais, de manière à lui faire croire que j’en sais encore davantage. Si je n’avais espéré plaisir ou profit, peut-être l’un et l’autre, je vous réponds que je n’aurais pas fait un pas pour venir ici, car je ne regarde pas cette visite comme tout à fait sans risque. Mais nous y sommes, et il faut aller jusqu’au bout. Tandis qu’il parlait ainsi, ils étaient entrés dans un grand verger qui entourait la maison de deux côtés, mais dont les arbres négligés étaient couverts de mousse, chargés de branches parasites, et paraissaient porter peu de fruits. Ceux qui avaient été plantés en espalier avaient repris leur croissance naturelle, et offraient des formes grotesques qui tenaient en même temps de celle que l’art leur avait donnée et de celle qu’ils avaient reçue de la nature. La plus grande partie de ce terrain, jadis cultivée en parterre et ornée de fleurs, était en friche, excepté quelques petites portions où l’on avait planté des légumes. Quelques statues, qui avaient paré le jardin dans ses jours de splendeur, étaient renversées près de leurs piédestaux et brisées. Enfin une grande serre chaude, dont la façade en pierre était ornée de bas-reliefs représentant la vie et les exploits de Samson, était dans le même état de dégradation. Ils venaient de traverser ce jardin de la Paresse, et ils n’étaient qu’à quelques pas de la porte de la maison, quand Lambourne cessa de parler. Cette circonstance fut très agréable à Tressilian, parce qu’elle lui épargna l’embarras de répondre à l’aveu que son compagnon venait de lui faire avec franchise des vues qui l’amenaient en cet endroit. Lambourne frappa hardiment à la porte à grands coups, disant en même temps qu’il en avait vu de moins solides à plus d’une prison. Ce ne fut qu’après avoir entendu frapper plusieurs fois qu’un domestique, à figure rechignée, vint faire une reconnaissance à travers un petit carré coupé dans la porte, et garni de barreaux de fer ; il leur demanda ce qu’ils désiraient. – Parler à M. Foster sur-le-champ, pour affaires d’état très pressantes, répondit Michel Lambourne d’un air assuré. – Je crains que vous ne trouviez quelque difficulté à prouver ce que vous venez d’avancer, dit Tressilian à voix basse à son compagnon pendant que le domestique portait ce message à son maître. – Bon ! bon ! répliqua l’aventurier ; nul soldat ne marcherait en avant s’il fallait qu’il réfléchît de quelle manière il fera sa retraite. Le premier point est d’entrer ; après quoi tout ira bien. Le domestique ne tarda pas à revenir. Il tira de gros verrous, ouvrit la porte, et les fit entrer par un passage voûté dans une cour carrée, entourée de bâtiments de toutes parts. Le domestique, ayant ouvert une autre porte en face de la première, au bout de cette cour, les introduisit dans une salle pavée en pierre, où l’on ne voyait que très peu de meubles, antiques et en mauvais état. Des fenêtres, aussi hautes qu’elles étaient larges, montaient presque jusqu’au plafond de l’appartement, boisé en chêne noir. Ces croisées s’ouvrant sur la cour, la hauteur des bâtiments empêchait que le soleil n’y pénétrât jamais ; et comme toutes les vitres étaient séparées les unes des autres par des compartiments en pierre, et chargées de peintures représentant différents traits de l’histoire sainte, ces fenêtres étaient loin d’admettre la lumière en proportion de leur grandeur, et le peu de jour qui y pénétrait se chargeait des nuances sombres et mélancoliques des vitraux. Tressilian et son guide eurent le loisir d’examiner tous ces détails, car le maître du logis se fit attendre quelque temps. Enfin il parut, et quelque préparé que fût Tressilian à lui voir un extérieur désagréable et repoussant, sa laideur était au-dessus de tout ce qu’il s’était imaginé. Tony Foster était de moyenne taille, de formes athlétiques ; mais si lourd qu’il en paraissait difforme, et que dans tous ses mouvements il avait la gaucherie d’un homme à la fois manchot et boiteux. Ses cheveux (alors comme aujourd’hui on entretenait les cheveux avec beaucoup de soin), ses cheveux, au lieu d’être bien lisses, et disposés en petits crochets, ou dressés sur leurs racines, comme on le voit dans les anciens tableaux, d’une manière assez semblable à celle qu’adoptent les petits-maîtres de nos jours, s’échappaient malproprement d’un bonnet fourré, et, mêlés ensemble comme s’ils n’avaient jamais connu le peigne, pendaient sur son front et autour de son cou, et formaient un accompagnement convenable à sa figure sinistre. Ses yeux noirs et vifs, enfoncés sous deux gros sourcils, et toujours baissés vers la terre, semblaient être honteux de l’expression qui leur était naturelle, et chercher à la cacher aux observations des hommes. Quelquefois cependant, quand, voulant lui-même observer les autres, il les levait tout-à-coup et les fixait sur ceux à qui il parlait, ils semblaient doués en même temps de la faculté d’exprimer les plus ardentes passions, et de les dissimuler à leur gré. Tous ses autres traits étaient irréguliers, et d’un caractère à rester gravés pour jamais dans le souvenir de quiconque avait vu cet homme une seule fois. Au total, comme Tressilian ne put s’empêcher de se l’avouer à lui-même, l’Anthony Foster, en présence duquel il se trouvait, était la dernière personne à qui il aurait fait volontiers une visite inattendue. Il portait un pourpoint à manches de cuir roux, semblable à ceux qui servaient alors de vêtement aux paysans tant soit peu aisés ; son ceinturon de cuir soutenait du côté droit une espèce de poignard, et de l’autre un grand coutelas. Foster leva les yeux en entrant, jeta un regard pénétrant sur les deux étrangers, et les baissa comme s’il eût compté ses pas en avançant vers le milieu de la salle ; il leur dit en même temps d’une voix basse et comme retenue : – Permettez-moi, messieurs, de vous demander le motif de votre visite. Il semblait adresser cette demande à Tressilian, et attendre de lui une réponse, tant était vraie l’observation de Lambourne, que l’air de supériorité qui est dû à la naissance et à l’éducation perce à travers les vêtements les plus simples ; mais ce fut Michel qui lui répondit avec l’aisance et la familiarité d’un ancien ami, et du ton d’un homme qui ne pouvait douter de l’accueil cordial qu’il allait recevoir. – Mon bon ami, mon ancien compagnon, mon cher Tony Foster, s’écria-t-il en lui saisissant la main presque malgré lui et en la secouant de manière à lui ébranler tout le corps, comment vous êtes-vous porté depuis tant d’années ? Eh quoi ! avez-vous tout à fait oublié votre ancien ami, votre camarade, Michel Lambourne ? – Michel Lambourne ? répéta Foster en levant les yeux, sur lui, et en les baissant aussitôt. Et retirant sa main sans cérémonie : Êtes-vous donc Michel Lambourne ? lui demanda-t-il. – Oui, sans doute, aussi sûr que vous êtes Tony Foster. – Fort bien, dit Foster en fronçant le sourcil ; et quel motif a pu amener ici Michel Lambourne ? –Voto a Dios ! s’écria Michel, je croyais trouver un meilleur accueil que celui qui m’y attend, à ce qu’il paraît. – Quoi ! gibier de potence, rat de prison, pratique de bourreau, oses-tu te flatter de recevoir bon accueil de quiconque n’a rien à craindre de Tyburn ? – Tout cela peut être vrai ; je veux bien même supposer que cela le soit. Je n’en suis pas moins encore assez bonne compagnie pour Tony Allume-Fagots, quoiqu’il soit en ce moment, je ne conçois pas trop à quel titre, maître de Cumnor-Place. – Écoutez-moi, Michel Lambourne ; vous êtes un joueur, vous devez connaître le calcul des chances. Calculez celles que vous avez pour que je ne vous jette pas par cette fenêtre dans le fossé là-bas. – Il y a vingt contre un que vous n’en ferez rien. – Et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda Foster les dents serrées et les lèvres tremblantes, comme un homme agité par une profonde émotion. – Parce que, pour votre vie, répondit Lambourne avec le plus grand sang-froid, vous n’oseriez me toucher du bout du doigt. Je suis plus jeune et plus vigoureux que vous, et j’ai en moi une double portion de l’esprit du diable des batailles, quoique je ne sois pas autant possédé du diable de l’astuce, qui se creuse un chemin sous terre pour arriver à son but, et, comme on le dit au théâtre, cache un licou sous l’oreille des autres, ou met de la mort-aux-rats dans leur potage. Foster leva encore les yeux sur lui, les détourna, et fit deux tours dans la salle d’un pas aussi ferme et aussi tranquille que lorsqu’il y était entré. Se retournant alors tout-à-coup, il dit à Lambourne en lui présentant la main : – N’aie pas de rancune contre moi, mon bon Michel, je n’ai voulu que m’assurer si tu avais conservé ton ancienne et honorable franchise, que les envieux et les méchants appellent effronterie impudente. – Qu’ils en disent tout ce qu’ils voudront ; c’est une qualité qui nous est indispensable dans le monde. Mille diables ! je te dis, Tony, que ma pacotille d’assurance n’était pas assez considérable pour mon commerce ; aussi ai-je augmenté ma cargaison de quelques tonneaux dans tous les ports où j’ai touché dans le voyage de la vie ; et, pour leur faire place, j’ai jeté par-dessus le bord le peu de modestie et de scrupules qui me restaient. – Allons, allons, répliqua Foster, quant à la modestie et aux scrupules, vous étiez parti d’Angleterre sur votre lest. Mais quel est votre compagnon, honnête Michel ? Est-ce un Corinthien, un coupeur de bourse ? – Je vous présente M. Tressilian, brave Foster, dit Lambourne pour répondre à la question de son ami : apprenez à le connaître et à le respecter, car c’est un gentilhomme plein de qualités admirables ; et, quoiqu’il ne trafique pas dans le même genre que moi, du moins que je sache, il honore et il admire convenablement les artistes de notre classe. Il y viendra avec le temps, car cela manque rarement ; mais ce n’est encore qu’un néophyte ; un prosélyte, qui recherche la société des grands maîtres, comme ceux qui apprennent à faire des armes fréquentent les salles d’escrime pour voir comme on doit manier le fleuret. – Si telles sont ses qualités, honnête Michel, tu vas passer avec moi dans un autre appartement, car ce que j’ai à te dire ne doit passer que par tes oreilles. Quant à vous, monsieur, je vous prie de nous attendre dans cet appartement, et de n’en pas sortir, attendu qu’il se trouve dans cette maison des personnes que la vue d’un étranger pourrait alarmer. Tressilian témoigna par une inclination de tête qu’il y consentait, et les deux dignes amis quittèrent ensemble la salle, dans laquelle il resta pour attendre leur retour.
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