Chapitre II« Parlez-vous du jeune Lancelot ? »
SHAKESPEARE, le Marchand de Venise.
Après un léger intervalle, le mercier Goldthred, à la prière de l’hôte, appuyée par ses joyeux convives, régala la société des couplets suivants :
De tous les oiseaux de la terreLe hibou seul me plaît, à moi !Ce sage oiseau que je révèreDes francs ivrognes suit la loi.Aussitôt que le jour s’efface.On l’entend sortir de son trou,Et chanter quelque temps qu’il fasse.Buvons, amis, à l’honneur du hibou.Que la paresseuse alouette,Ne s’éveille que le matin !Mon ami le hibou répèteToute la nuit son vieux refrain.Buvons avec persévérance,Et chantons le sage hibou !Si quelqu’un imposait silence,Couvrons sa voix par le bruit des glou-glou.– Parlez-moi de cela, camarades, s’écria Michel quand le marchand eut cessé de chanter ; voilà une chanson, et je vois qu’il reste encore du bon parmi vous ; mais quel chapelet vous m’avez défilé de tous mes anciens camarades ! je n’en trouve pas un au nom duquel ne s’attache quelque histoire de mauvais augure. Ainsi donc Swashing Will de Wallingford nous a souhaité le bonsoir.
– Oui, dit un de ses amis, il est mort, comme un daim, d’un coup d’arbalète que lui a tiré Thatcham, le vieux garde-chasse du duc, dans le parc de Donnington.
– Il avait toujours aimé la venaison, dit Michel, et il n’aimait pas moins la bouteille : c’est une raison de plus pour boire un coup à sa mémoire. Allons, mes amis, faites-moi raison.
Lorsqu’on eut rendu hommage au défunt, le verre à la main, Lambourne demanda ce qu’était devenu Prance de Padworth.
– Absent. – Immortel depuis dix ans, répondit le mercier. – Demandez pourquoi et comment à Goodman Thong, qui l’a décoré au château d’Oxford avec dix sous de corde.
– Quoi ! le pauvre Prance est mort en plein air, entre ciel et terre ! Voilà ce que c’est que d’aimer les promenades au clair de lune. Allons, à sa mémoire, camarades ! tous les bons vivants aiment le clair de lune. Et quelles nouvelles me donnerez-vous de Hal au long plumet, celui qui demeurait près d’Yattenden… ? J’oublie son nom.
– Quoi Hal Hempseed ? demanda le mercier. Vous devez vous rappeler qu’il se donnait des airs de gentilhomme, et qu’il voulait se mêler des affaires de l’État. Il s’est mis dans le bourbier avec le duc de Norfolk, il y a deux ou trois ans, s’est enfui du pays ayant un mandat d’arrêt sur les talons, et depuis ce temps on n’en a point entendu parler.
– Après de tels désastres, dit Michel Lambourne, c’est tout au plus si j’ose prononcer le nom de Tony Foster. Au milieu d’une telle pluie de cordes, d’arbalètes et de mandats d’arrêt, il n’est guère possible qu’il se soit échappé.
– De quel Tony Foster veux-tu parler ? demanda l’aubergiste.
– Parbleu ! de celui qu’on appelait Tony Allume-Fagots, parce qu’il avait apporté une lumière pour allumer le bûcher de Latimer et de Ridley, quand, le vent ayant éteint la torche de Jack Thong, personne ne voulait lui donner de feu pour la rallumer, ni pour amour ni pour argent.
– Ce Tony Foster vit et prospère, dit l’aubergiste. Mais, mon neveu, ne t’avise plus de le nommer Tony Allume-Fagots, je t’en avertis, à moins que tu ne veuilles faire connaissance avec sa dague.
– Comment ! il est honteux de ce surnom ? Je me souviens qu’il s’en faisait gloire. Il disait que voir rôtir un hérétique ou un bœuf, c’était la même chose pour lui.
– Sans doute, mon neveu, mais c’était bon du temps de la reine Marie, quand le père de Tony était ici l’intendant de l’abbé d’Abingdon ; mais depuis il a épousé une pure précisienne, et je vous le garantis aussi bon protestant que personne au monde.
– Et il a pris un air important, dit Goldthred ; il marche la tête bien haute, et méprise ses anciens compagnons.
– Cela prouve assez qu’il a prospéré, dit Lambourne. Quand on a une fois de l’argent à soi, on ne se trouve pas volontiers sur le chemin de ceux dont la recette est dans la bourse des autres.
– Prospéré ! Vous souvenez-vous de Cumnor-Place, ce vieux manoir près du cimetière ?
– Si je m’en souviens ! à telles enseignes que j’ai volé trois fois tous les fruits du verger. Mais qu’importe ! c’était la résidence de l’abbé toutes les fois qu’il régnait une maladie épidémique à Abingdon.
– Oui, dit l’aubergiste, mais aujourd’hui c’est la demeure de Tony Foster, en vertu de la concession qui lui en a été faite par un grand de la cour à qui la couronne avait octroyé tous les biens de l’abbaye. C’est son château, et il ne fait pas plus d’attention aux pauvres habitants de Cumnor que s’il était devenu chevalier.
– Il ne faut pas croire, dit le mercier, que ce soit tout à fait par orgueil. Il y a une belle dame dans cette affaire, et Tony permet à peine à la lumière du jour de l’entrevoir.
– Comment, dit Tressilian, qui pour la première fois prit alors part à la conversation, ne venez-vous pas de nous dire que ce Foster était marié, et marié à une précisienne ?
– Sans doute, et à une précisienne rigoriste comme on n’en vit jamais. Tony et elle vivaient comme chien et chat, à ce qu’on dit. Mais elle est morte, laissons-la en paix ; et comme Tony n’a qu’un petit brin de fille, on pense qu’il a dessein d’épouser cette inconnue qui fait ici tant de bruit.
– Et pourquoi ? demanda Tressilian. Je veux dire pourquoi fait-elle tant de bruit ?
– Parce qu’on dit qu’elle est belle comme un ange, répondit Gosling ; parce que personne ne sait d’où elle vient, et qu’on voudrait savoir pourquoi elle est si étroitement renfermée. Quant à moi, je ne l’ai jamais aperçue ; mais je crois que vous l’avez vue, M. Goldthred ?
– Oui, mon vieux garçon ; c’était un jour que je venais à cheval d’Abingdon ici. Je passai sous la fenêtre cintrée du manoir, sur les vitraux de laquelle on a peint je ne sais combien de saints et de légendes. Je n’avais pas pris la route ordinaire, car j’avais traversé le parc. Trouvant que la porte n’en était fermée qu’au loquet, j’avais cru pouvoir user du privilège d’un ancien camarade, et passer par l’avenue, tant pour profiter de l’ombre des arbres, attendu qu’il faisait bien chaud, que pour éviter la poussière, parce que j’avais mon pourpoint couleur de pêche avec des galons d’or.
– Et que vous n’étiez pas fâché, dit Michel, de faire briller aux yeux d’une belle dame. Mauvais garnement, ne renoncerez-vous donc jamais à vos anciens tours ?
– Ce n’est pas cela, Michel, ce n’est pas cela, dit le mercier en souriant d’un air content de lui-même. C’était la curiosité, un mouvement de compassion intérieure ; car la pauvre dame ne voit du matin au soir que Tony Foster avec ses gros sourcils, sa tête de bœuf et ses jambes cagneuses.
– Et vous lui auriez montré volontiers un gaillard bien bâti, un justaucorps de soie, une jambe bien tournée dans une botte de Cordouan, une figure ronde, souriant sans trop savoir pourquoi, et semblant dire : – Que vous faut-il ? un beau bonnet de velours, une plume de Turquie, et une épingle d’argent doré. – Ah ! mercier, mon ami, ceux qui ont de belles marchandises aiment à en faire étalage. Eh bien ! messieurs, allons donc, que les verres ne chôment point ! je bois aux longs éperons et aux bottes courtes, aux bonnets bien remplis et aux têtes vides.
– Je vois bien que vous êtes jaloux, Michel, dit Goldthred ; mais si le hasard m’a favorisé, il n’a fait pour moi que ce qu’il aurait pu faire pour vous ou pour tout autre.
– Ah ! s’écria Lambourne, que le ciel confonde ton impudence ! Oses-tu bien comparer ta face de pouding et tes manières de boutiquier avec l’air guerrier et le ton comme il faut d’un homme tel que moi ?
– Mon cher monsieur, dit Tressilian, permettez-moi de vous prier de ne pas interrompre ce brave marchand. Il raconte une histoire si agréablement, que je l’écouterais volontiers jusqu’à minuit.
– C’est de votre part plus de faveur que je n’en mérite, dit Goldthred ; mais puisque mon récit vous amuse, digne M. Tressilian, je le continuerai, en dépit des railleries et des sarcasmes de ce vaillant soldat, qui a peut-être gagné plus de coups que de couronnes dans les Pays-Bas. Ainsi donc, monsieur, comme je passais sous cette grande fenêtre, ayant laissé les rênes sur le cou de mon palefroi, tant pour être plus à l’aise qu’afin d’être plus libre pour regarder autour de moi, j’entendis ouvrir la croisée ; et ne me croyez jamais, monsieur, s’il n’est pas vrai que j’y vis la plus belle femme qui se fût jamais offerte à mes yeux. Or, je crois que j’ai vu autant de jolies filles que qui que ce soit, et je suis fait pour en juger aussi bien qu’un autre.
– Pourriez-vous nous en faire la description ? demanda Tressilian.
– Oh ! monsieur, je vous assure qu’elle était mise en femme comme il faut. Sa toilette était riche et recherchée, et aurait pu convenir à une reine. Sa robe, son corsage et ses manches étaient de satin couleur de gingembre ; à mon jugement, cette robe pouvait coûter trente shillings l’aune ; elle était doublée de taffetas moiré, et garnie de deux larges galons d’or et d’argent. Et son chapeau, monsieur, c’est ce que j’ai vu de meilleur goût dans nos environs ; il était de soie jaune, bordé d’une frange d’or avec une broderie de scorpions de Venise. Je vous assure, monsieur, qu’il était magnifique, et qu’il surpassait tout ce qu’on peut en dire. Quant au bas de sa robe, il était taillé à l’ancienne mode de Pas-devant.
– Je ne vous demandais pas quel était son costume, dit Tressilian, qui avait montré quelque impatience pendant que le marchand entrait dans tous ces détails. Parlez-nous de son teint, de ses traits, de la couleur de ses cheveux.
– Quant à son teint, je ne puis en rien dire de bien positif ; mais j’ai remarqué qu’elle tenait un éventail monté sur un manche d’ivoire curieusement damasquiné ; et, pour la couleur de ses cheveux, je puis vous garantir que, brune ou blonde, elle portait par-dessus un réseau de soie verte, tissé avec de l’or.
– Voilà bien une mémoire de mercier, dit Lambourne. On lui demande des détails sur la figure d’une femme, et il vous parle de sa parure.
– Je vous dis, répliqua Goldthred un peu déconcerté, que j’ai à peine eu le temps de la regarder ; car, comme j’allais lui souhaiter le bonjour en me préparant à un sourire…
– Semblable à celui d’un singe qui convoite une châtaigne, dit Lambourne.
– Tout-à-coup, continua le mercier sans s’inquiéter de cette interruption, Tony Foster parut lui-même, un bâton à la main…
– J’espère, dit l’aubergiste, qu’il t’en fendit la tête pour te récompenser de ton impertinence.
– Cela est plus facile à dire qu’à faire, répondit Goldthred d’un ton d’indignation. Non, non, il n’y eut rien de semblable. Il est vrai qu’il s’avança vers moi le bâton en l’air et qu’il me dit quelques gros mots, me demandant pourquoi je ne suivais pas la grande route, et d’autres choses semblables : de sorte que je me sentis tellement courroucé, que je lui aurais brisé le crâne du manche de mon fouet sans la présence de la dame, que je craignais de voir s’évanouir de frayeur.
– Fi ! cœur de poule, fi ! dit Lambourne ; quel brave chevalier a jamais songé à la frayeur d’une dame quand, pour la délivrer, il va combattre en sa présence géant, magicien ou dragon ? Mais pourquoi parler de dragon à un homme qui se laisserait chasser par un hanneton ? Tu as manqué l’occasion la plus belle.
– Eh bien, tâche d’en mieux profiter, fanfaron. Voilà le château enchanté ; le dragon et la dame sont à ton service, si tu oses t’y présenter.
– Je le ferais pour une pinte de vin des Canaries. Mais un instant. J’ai besoin de linge : veux-tu gager une pièce de toile de Hollande contre ces cinq angelots d’or ? et demain matin je vais chez Tony Foster, et je le force à me présenter à sa belle.
– J’accepte la gageure ; et, quoique tu aies l’impudence du diable, je réponds que je la gagnerai. Notre hôte gardera les enjeux, et je déposerai cinq angelots d’or entre ses mains, en attendant que je lui envoie la pièce de toile.
– Je ne veux pas tenir les enjeux d’une telle gageure, dit Gosling. Mon neveu, buvez tranquillement votre vin, et ne cherchez pas de pareilles aventures. Je vous réponds, que M. Foster a assez de crédit pour vous faire recevoir au château d’Oxford, et décorer vos jambes avec les ceps de la ville.
– Michel ne ferait que renouveler une vieille connaissance, dit Goldthred ; ce ne serait pas la première fois qu’il se verrait au château. Mais il ne peut plus reculer, à moins qu’il ne convienne qu’il a perdu la gageure.
– Perdu ! s’écria Lambourne ; non, sur ma foi ! Je ne me soucie pas plus de la colère de Tony que d’une cosse de pois ; et qu’il le veuille ou non, par saint Georges ! je verrai son Hélène.
– Je serais volontiers de moitié avec vous dans la gageure, dit Tressilian, si vous vouliez me permettre de vous accompagner dans cette aventure.
– Et quel avantage y trouveriez-vous ? lui demanda Lambourne.
– Aucun, monsieur, si ce n’est le plaisir d’admirer l’adresse et le courage que vous montrerez dans cette entreprise. Je suis un voyageur qui cherche les rencontres extraordinaires et les hasards bizarres, avec autant d’empressement que les anciens chevaliers cherchaient les aventures et les prouesses.
– Si vous trouvez du plaisir à voir harponner une truite, je consens bien volontiers que vous soyez témoin de mon adresse. Et maintenant je bois au succès de mon entreprise ; et si quelqu’un refuse de me faire raison, je le tiens pour un coquin, et je lui coupe les jambes à la hauteur des jarretières.
Le verre que Michel Lambourne vida en cette occasion avait déjà été précédé par tant d’autres, que sa raison chancela sur son trône. Il jura deux ou trois fois, en s’emportant contre le mercier, qui soutint assez raisonnablement qu’il ne pouvait boire à la perte de sa gageure.
– Est-ce que tu veux, faire de la logique avec moi ? s’écria Michel ; toi dans la tête duquel il n’y a pas plus de cervelle que dans un écheveau de soie mêlé. De par le ciel ! je ferai de ton corps cinquante aunes de ruban.
Mais à l’instant où il tirait son sabre pour exécuter sa menace, le garçon chargé de la cave et celui à qui était confié le soin des lits le saisirent, le conduisirent dans sa chambre, et le mirent au lit pour qu’il y cuvât son vin à loisir.
Chacun alors se leva de table, et la compagnie se sépara à la grande satisfaction de l’hôte, mais non pas à celle de toute la société, dont quelques individus n’avaient pas envie de renoncer au bon vin qui ne leur coûtait rien, tant qu’il leur restait la force de lever le coude. Ils se trouvèrent pourtant obligés de se retirer, et ils partirent enfin, laissant Gosling et Tressilian en possession de l’appartement.
– Par ma foi, dit le premier, je ne sais quel plaisir trouvent nos grands seigneurs à donner des fêtes et des dîners, et à jouer le rôle de Mon Hôte, sans avoir ensuite l’avantage de présenter sa carte à chacun des convives. C’est ce qui m’arrive rarement, et, par saint Julien, à contrecœur. Chacun de ces pots que mon neveu et les ivrognes ses camarades viennent de vider devait rapporter un profit à un homme de mon état, et les voilà dans mes comptes à pure perte. Je ne conçois pas quel plaisir on peut trouver au bruit, au tapage, à l’ivrognerie, aux querelles qui s’ensuivent, à la débauche et aux blasphèmes, quand on ne peut qu’y perdre au lieu d’y gagner : et cependant c’est comme cela qu’on a inutilement mangé plus d’un beau domaine, au grand détriment des aubergistes ; car qui diable voudra venir payer son écot à l’Ours-Noir, quand il peut s’asseoir gratis à la table de Milord ou à celle du Squire ?
La déclamation de notre hôte contre l’ivrognerie prouva à Tressilian que le vin avait fait quelque impression même sur le cerveau aguerri du digne Giles Gosling. Comme il s’était ménagé lui-même, il voulut profiter de la franchise qu’inspire le vin, pour tirer de l’aubergiste quelques nouveaux renseignements relativement à Tony Foster et à la dame que le mercier avait vue chez lui ; mais ses questions n’aboutirent qu’à produire une nouvelle déclamation contre les ruses du beau s**e, dans laquelle Gosling appela toute la sagesse de Salomon au secours de la sienne. Enfin l’aubergiste dirigea son attention vers ses garçons, qui s’occupaient à desservir, leur donna des ordres, gronda ; et, voulant joindre l’exemple au précepte, ne réussit qu’à briser un plateau et une demi-douzaine de verres, en cherchant à leur montrer comment le service se faisait aux Trois-Grues, dans le Vintry, qui était alors la plus fameuse taverne de Londres. Cet accident le rappela si bien à lui-même, qu’il gagna sa chambre sur-le-champ, se mit au lit, dormit profondément, et se réveilla un nouvel homme le lendemain matin.