Chapitre premier-2

1592 Words
– Et que feriez-vous ? demanda le sacristain. – Oui, monsieur, que feriez-vous ? dit le mercier en se rengorgeant de l’autre côté de la table. – Je vous couperais le sifflet, monsieur le sacristain, ce qui vous gênerait pour faire des cadences à l’église le dimanche. Et vous, mon digne marchand de toiles, de rubans et de soieries, je vous bâtonnerais de manière à vous empaqueter dans une de vos balles. – Allons, allons, dit l’hôte jugeant à propos d’intervenir, point de bruit dans ma maison. Mon neveu, il ne faut pas être si prompt à vous offenser, et vous, messieurs, vous feriez bien de songer que, si vous êtes dans une auberge, vous êtes en ce moment les convives de l’aubergiste ; par conséquent vous devez épargner l’honneur de sa famille. Diable ! tout ce tapage me fait perdre la tête à moi-même. J’oublie mon hôte silencieux, comme je l’appelle, car voilà deux jours qu’il est ici, et il n’a pas encore ouvert la bouche, si ce n’est pour demander ce qu’il lui faut et ce qu’il doit payer. Il ne donne pas plus d’embarras que si c’était un paysan, et cependant il paie comme un prince du sang royal. Il ne regarde que le total de sa carte, et il ne sait pas quand il partira. C’est un bijou qu’un tel hôte. Et moi, en vrai chien à pendre, je le laisse assis là-bas dans un coin, comme une brebis galeuse, sans lui faire la politesse de lui demander s’il veut souper ou boire un coup avec nous. Il ne me traiterait que comme je le mérite s’il s’en allait au Lièvre avant que la nuit soit plus avancée. Arrangeant avec grâce une serviette blanche sous son bras gauche, et tenant de la main droite son plus beau flacon d’argent, il ôta un instant son bonnet de velours, et s’avança vers l’individu solitaire dont il venait de parler, et sur qui les yeux de toute la compagnie se fixèrent à l’instant. C’était un homme de vingt-cinq à trente ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, vêtu avec simplicité mais avec décence, ayant un air d’aisance qui tenait de la dignité, et qui semblait prouver que ses vêtements n’étaient pas ceux qui auraient convenu à son rang. Il avait l’air pensif et réservé, les cheveux bruns, et des yeux noirs qui brillaient d’un éclat peu commun lorsqu’une vive émotion l’animait momentanément, mais qui, en toute autre occasion, annonçaient, comme tous ses autres traits, un homme tranquille et réfléchi. Les curieux du village avaient travaillé de leur mieux à découvrir son nom, sa qualité, et l’affaire qui l’avait amené à Cumnor, sans que rien eût transpiré qui pût les satisfaire. Giles Gosling, qui était le coq de l’endroit, zélé partisan de la reine Élisabeth et de la religion protestante, fut d’abord tenté de soupçonner son hôte d’être un jésuite, un prêtre, tel qu’il en venait alors un assez grand nombre de Rome et d’Espagne pour figurer sur un gibet en Angleterre ; mais il ne lui était guère possible de conserver une telle prévention contre un hôte qui donnait si peu d’embarras, qui payait son écot avec tant de régularité, et qui semblait se proposer de faire quelque séjour à l’auberge de l’Ours-Noir. – Tous les papistes, pensa Giles Gosling, sont, unis comme les cinq doigts de la main. Si cet homme en était un, il aurait trouvé à se loger chez le riche squire de Bessellsley, ou chez le vieux chevalier à Wooton, ou dans quelque antre de leurs cavernes romaines, au lieu de venir dans une maison publique, en honnête homme et en bon chrétien. D’ailleurs, vendredi dernier, il mangea du bœuf aux carottes, quoiqu’il y eût sur la table des anguilles grillées aussi bonnes qu’on en pêcha jamais dans l’Isis. L’honnête Giles Gosling, qui s’était convaincu par de semblables raisonnements que son hôte n’était pas catholique, s’avança donc vers lui avec toute la courtoisie possible, et le pria de lui faire l’honneur de boire un verre de vin frais, et d’assister à une petite collation qu’il donnait à son neveu en l’honneur de son retour, et, comme il s’en flattait, de sa réformation. L’étranger fit d’abord un signe de tête comme pour refuser son invitation ; mais l’hôte insista en employant des arguments fondés sur l’honneur de sa maison et sur les soupçons que pourrait faire naître dans l’esprit des habitants de Cumnor une humeur si peu sociable. – Sur ma foi, monsieur, lui dit-il, il y va de mon honneur que chacun soit joyeux dans mon auberge. D’ailleurs, nous avons parmi nous, à Cumnor, de mauvaises langues ; et où n’y en a-t-il pas ? On n’y voit pas de bon œil les gens qui enfoncent leur chapeau sur leur front, comme s’ils regrettaient le temps passé, au lieu de jouir du bonheur que la faveur du ciel nous a accordé en nous donnant pour maîtresse la bonne reine Élisabeth, que Dieu bénisse et conserve. – Eh quoi, mon hôte ! répondit l’étranger, un homme doit-il paraître suspect parce qu’il se livre à ses pensées sous l’ombre de son bonnet ? Vous qui avez passé dans le monde deux fois autant de temps que moi, vous devez savoir qu’il existe certaines idées qui s’attachent à nous en dépit de nous-mêmes, et que c’est en vain qu’on se dit : Chassons-les, et soyons joyeux. – Sur ma foi ! si telles sont les pensées qui vous tourmentent l’esprit, et que le bon anglais ne suffise pas pour les faire déguerpir, je ferai venir d’Oxford un des élèves du père Bacon, qui les en chassera à force de logique et d’hébreu. Mais que n’essayez-vous plutôt de les noyer dans une mer de bon vin des Canaries ? Excusez ma liberté, monsieur, je suis un vieil aubergiste, et il faut que j’aie mon franc-parler. Cette humeur mélancolique ne vous sied point. Elle ne s’accorde pas avec une botte luisante, un chapeau de fin castor, un habit de bon drap, et une bourse bien garnie. Qu’elle aille au diable ! Envoyez-la à ceux qui ont les jambes entourées de paille, la tête couverte d’un vieux feutre, un justaucorps mince comme une toile d’araignée, et une poche où il n’y a pas une seule pièce de métal pour empêcher le démon de la tristesse de s’y loger. De la gaieté, monsieur, de la gaieté, ou, de par cette bonne liqueur, nous vous bannirons de l’allégresse d’une joyeuse compagnie, pour vous condamner aux brouillards de la mélancolie, dans le pays du malaise. Voilà une troupe de bons vivants qui ne songent qu’à s’égayer ; ne froncez pas le sourcil en les voyant, comme le diable qui regarde au-dessus de Lincoln. – Vous parlez bien, mon digne hôte, dit l’étranger avec un sourire qui, tout mélancolique qu’il était, donnait une expression, très agréable à sa physionomie ; vous parlez bien, mon jovial ami, et ceux dont l’esprit se trouve dans la situation du mien ne doivent pas troubler par leur mélancolie la gaieté de ceux qui sont plus heureux. Je prendrai place de tout mon cœur avec vos convives plutôt que de passer pour un trouble-fête. À ces mots il se leva pour joindre la compagnie, qui, encouragée par les préceptes et l’exemple de Michel Lambourne, et composée, pour la majeure partie, de gens disposés à profiter de l’occasion de faire un bon repas aux dépens de l’hôte, avait déjà fait une excursion hors des limites de la tempérance, comme on pouvait le voir d’après le ton avec lequel Michel demandait des nouvelles de ses anciennes connaissances, et d’après les éclats de rire qui suivaient chaque réponse. Giles Gosling lui-même se trouva un peu scandalisé de leurs bruyants ébats, d’autant plus qu’il sentait involontairement un certain respect pour son hôte inconnu. Il s’arrêta donc à quelque distance de la table autour de laquelle étaient assis ces joyeux convives, et commença une espèce d’apologie de leur conduite. – À les entendre parler, dit-il, vous croiriez qu’il n’y en a pas un qui n’ait été habitué à faire le métier de la bourse ou la vie ; et cependant vous verrez demain que ce sont des artisans laborieux, des marchands aussi honnêtes qu’on peut l’être en mesurant une aune de drap trop courte d’un pouce, ou en payant sur un comptoir une lettre de change en couronnes un peu légères de poids. Celui que vous voyez avec son chapeau de travers sur des cheveux hérissés comme les poils d’un barbet, qui a son justaucorps débraillé, qui porte son habit tout d’un côté, et qui veut se donner l’air d’un vrai garnement, eh bien ! c’est un mercier d’Abingdon, qui, dans sa boutique, est, depuis la tête jusqu’aux pieds, aussi soigné dans sa mise que si c’était un lord-maire. Il parle de battre le grand chemin et de forcer la grille d’un parc, de manière à faire croire qu’il passe toutes les nuits sur la grande route de Hounslow à Londres, tandis qu’il dort paisiblement sur un lit de plumes, une chandelle d’un côté et une Bible de l’autre pour chasser les esprits. – Et votre neveu, mon hôte, ce Michel Lambourne qui est le roi de la fête, a-t-il aussi le désir de passer pour un tapageur ? – Vous me serrez le bouton d’un peu près, monsieur ; mon neveu est mon neveu, et, quoiqu’il ait été un vrai enragé dans sa jeunesse, il peut s’être amendé comme tant d’autres, n’est-il pas vrai ? Je ne voudrais pas même que vous crussiez que tout ce que j’en disais tout à l’heure fût paroles d’Évangile. J’avais reconnu le gaillard, et je voulais mortifier un peu sa vanité. Mais à présent, sous quel nom dois-je présenter mon respectable hôte à la compagnie ? – Sous le nom de Tressilian, s’il vous plaît. – Tressilian ? c’est un nom qui sonne bien et qui vient, à ce que je crois, du comté de Cornouailles ; vous connaissez le proverbe : By Pol, Tre and PenYou may know the Cornish men.Lorsque devant un nom on trouve Pol, Pen, Tré, Qu’il vient de Cornouailles on peut être assuré. Ainsi donc, dirai-je M. Tressilian de Cornouailles ? – Ne dites que ce que je vous ai autorisé à dire, mon cher hôte, et vous serez sûr de ne dire que la vérité. Un homme peut avoir son nom précédé d’une de ces syllabes honorifiques, et être né bien loin du mont Saint-Michel. Giles Gosling ne poussa pas plus loin la curiosité, et présenta l’étranger, sous le nom de M. Tressilian, à son neveu et à ses amis ; et ceux-ci, après avoir bu à la santé du nouveau convive, reprirent la conversation assaisonnée de maintes rasades.
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