III
– Moi, dit Blanc-Minot, je n’eus pas beaucoup plus de chance dans une situation analogue.
– Manque de présence d’esprit ! continua le Marseillais.
– Voyons ton cas, continuai-je.
– Moi, ce n’était pas à la campagne, dit le nouveau narrateur, mais à Paris, dans le meilleur monde, à un bal d’ambassade. Mais ce qui fait mon aventure bien autrement cruelle, c’est que j’étais fort amoureux au fond de la dame que je désobligeai par une maladresse du destin. Et qui n’eût pas aimé Mme Bonassieux ! Une brune, celle-là, une brune adorable, pas régulièrement belle, mais si mignonne ! Elle portait ce que Baudelaire nomma si bien « un casque parfumé », ses cheveux d’un noir démoniaque se retroussant, lourds et annelés en volutes profondes à la nuque, pour surplomber le front de leur masse aux métalliques reflets. Elle avait, avec cela, de jolis yeux couleur d’ardoise, un teint mat délicieusement maladif, une bouche petite qui s’ouvrait sur un éclair de nacre. Bien prise dans sa taille, d’une élégance suprême, avec des mains d’infante et des pieds d’enfant ; un ensemble délicat, mais exquis, et des reliefs à peine accusés, mais néanmoins pleins de promesses ! Je n’allais à cette ennuyeuse soirée officielle que pour elle. Rien ne m’en pouvait distraire : ni les phénoménales âneries que débitaient autour de moi les grands cacatoès de la politique ; ni les affèteries des Académiciens venus pour montrer là leur premier habit vert ; ni les marivaudages imbéciles des godelureaux ; ni le sillage des domestiques en mollets promenant des rafraîchissements dans cette foule constellée d’ordres étrangers. Enfin elle parut ! Et son premier regard fut visiblement pour moi… Un instant après, j’aurais perdu sa trace si un jeu de glaces ne me l’eût montrée entrant dans un petit salon dont la portière se referma sur la blancheur entrevue de ses épaules, sa robe légèrement montante n’en laissant voir que fort peu.
Impatient de ne la point voir revenir, je pris le même chemin. Ce salon conduisait dans un autre moins éclairé encore et complètement vide, le bout des appartements où aucun invité ne pénétrait, la musique et la bombance étant à l’autre bout. J’avançai et faillis tomber à la renverse en apercevant Mme Bonassieux qui, blottie derrière une large console, se disposait à remettre un corset qu’elle venait de dénouer probablement. Sa chemise seule et très basse flottait autour de son torse éburnéen…
– Ah ! Madame, m’écriai-je, que je suis heureux !…
Elle se retourna vivement et m’appliqua une gifle en m’appelant misérable.
– Té ! fit Féréol en éclatant de nouveau.
– Voilà qui est étrange ! dit Jacques.
– J’avais oublié de vous dire, poursuivit Blanc-Minot, que sur le marbre de la console étaient posés les deux nénés de ma bien-aimée, deux jolis nénés en crin bombé et qu’elle s’apprêtait sans doute à remettre en place avant de réintégrer le séjour de la danse et des sandwichs.