IV
La cantine
La glace était rompue. Fiammet fut empoigné par les jambes, juché à cheval sur les épaules de deux camarades, et la troupe, après lui avoir fait faire trois fois le tour de la chambre, le descendit en triomphe jusqu’au bas de l’escalier. Là on le mit à terre, et faisant la haie à droite et à gauche de lui, on le conduisit au pas accéléré dans la direction de la cantine.
Chemin faisant on rencontra un brigadier : c’était justement le sien.
– Où allez-vous tous comme ça ? dit-il d’un ton sévère.
– À la cantine, brigadier ; c’est ce bleu-là qui paye une tournée.
– Une tournée ? Ah ! c’est différent : puisque c’est une tournée, j’en suis, j’espère ? dit le brigadier à Fiammet.
Et prenant la tête de la troupe, il emboîta le pas.
Un peu plus loin passait un maréchal des logis qui s’en allait d’un air très pressé. Mais ayant jeté un regard sur la colonne en marche, en ayant peut-être deviné la direction, il fit demi-tour et se trouva « au contact », comme on dit en style militaire. Naturellement, il demanda où on allait : non moins naturellement, on lui répondit, en désignant Fiammet, que c’était « un bleu » arrivé le matin, qui payait une tournée à la chambrée. Naturellement, on poussa du coude Fiammet en lui disant d’inviter son supérieur, et le supérieur, se plaçant en avant du brigadier, emboîta à son tour le pas, naturellement.
Ce sous-officier était son maréchal des logis de peloton. On entra à la cantine, on versa le vin ; le même hasard qui avait présidé à ces rencontres amena coup sur coup le fourrier et le brigadier-fourrier du peloton, qui se trouvèrent à point nommé flâner par là.
Les « supérieurs », tout en gardant avec les autres soldats la tenue que des chefs ne doivent jamais oublier devant leurs subordonnés, acceptèrent de Fiammet, avec beaucoup de condescendance, les alcooliques égards que « le bleu » leur témoignait sous les espèces du cassis ou de la fine champagne ; le maréchal des logis surtout, qui malgré ses habitudes invétérées d’intempérance, était renommé pour sa belle tenue et pour le prestige qu’il avait sur ses hommes, jeta sur Fiammet un regard de protection très marquée en sifflant d’une seule gorgée un verre de curaçao « pour faire passer le goût du cassis ».
Dans les quelques minutes qu’avait duré cette manifestation sympathique, il semblait que le sort de Fiammet fût fixé. Tout le monde lui serrait la main, tout le monde lui souriait ; il avait de l’argent, il n’en était pas avare, il payerait la goutte aux sous-officiers, aux brigadiers, aux camarades : c’était un ami. Il était farceur, il savait imiter le cri des animaux, il n’avait pas froid aux yeux, celui-là ! Joli garçon, gai comme pinson, et allez donc !
– Mon garçon, lui dit le maréchal des logis en le prenant sous le bras et en l’attirant dans un coin de la salle, j’ai pu accepter votre politesse parce que vous êtes encore en civil et que vous ne comptez pas, censé, encore à l’escadron. Mais, vous savez, un supérieur ne doit rien accepter de son inférieur. Rien à la cantine. Je ne dis pas, vous auriez, supposé, une bonne bouteille de fine ou de curaçao, supposé, vous la déposeriez dans ma chambre pour ne pas être puni, supposé, et pour pas qu’on vous la vole, et de temps en temps, quand vous auriez à me parler pour le service, je vous en ferais boire, supposé, un coup, là, en ami, pas en supérieur… Vous savez, je vois ça tout de suite, moi, y a pas à dire, vous irez loin, c’est moi qui vous le dis, oui je vous le dis et je ne m’en dédis pas, vous pouvez dire que je serai : votre ami si vous êtes mon ami. Ah ! mais, par exemple, dans le service, y a pas d’ami ! Au doigt et à l’œil, la main sur la couture de la culotte, les yeux fixés droit devant soi, fixe ! Vous verrez, vous verrez, quand on a un ami dans son peloton, le service, laissez-moi donc tranquille avec votre service, le service, quand on a un ami, on s’en… Si quelque chose vous embête, venez me voir dans ma chambre, je ne vous dis que ça, nous arrangerons ça, s… n. . d. D… !
Et portant son pouce à ses lèvres, il hocha de la tête et s’en alla en répétant à plusieurs reprises :
– Je ne vous dis que ça, je ne vous dis que ça, moi !
Toute la b***e joyeuse, entourant Fiammet, le ramena à la chambrée, où chacun se mit à astiquer, à brosser, à cirer ses armes et ses effets, tandis que quelques-uns, qui avaient de l’avance, se mettaient en tenue pour aller faire un tour en ville.