V
Les chefs
– Vois-tu, dit le camarade de Fiammet, on n’a pas de service avant midi, nous pouvons causer.
– Ah ! répliqua Fiammet, dis-moi d’abord ton nom, je ne le sais pas encore.
– Moi ? Je m’appelle Perrotin. Je suis de la Ferté-sous-Jouarre. Mon père est meunier. Nous avons deux grands moulins. Ah ! c’est beau ! Nous faisons deux mille sacs de farine par an. On nous connaît dans tout le pays. Mon père est un brave homme, ma mère est une brave femme. J’ai un frère et une sœur.
– Jolie, ta sœur ?
– Jolie comme un cœur. Elle porte un sac de farine sans se gêner. Ah ! c’est qu’on a de la poigne, chez nous, tout le monde jusqu’aux plus petits !
– Ah ! dit Fiammet, ah ! Eh ben, eh ben… à la bonne heure. C’est-il un bon pays, chez vous ?
– Le pays n’est pas mauvais.
– C’est tout comme chez nous. Eh ben, Perrotin, sois tranquille, nous serons amis ; tu me vas.
– Toi aussi. Ah ! tu vas voir de la misère, peut-être.
– De la misère ? Et pourquoi ?
– Dame, le métier de soldat, c’est dur !
– Est-ce que c’est plus dur que le travail de la terre ?
– Je ne dis pas, mais il faut savoir le prendre, sans quoi, si on a le malheur de buter, on vous relève, et plus vite que ça !
– Est-ce que les chefs sont méchants ?
– Y en a de bons, y en a de méchants. Faut se méfier, Fiammet, faut se méfier.
Y a le brigadier, celui-là est une grosse bête, craintif, craintif, toujours peur d’être puni : il cherche à vous mettre tout sur le dos pour vous faire tomber ses punitions dessus. Le maréchal des logis de peloton, celui-là, tu l’as vu, c’est un soûlard ; avec des petits verres tu en feras tout ce que tu voudras, mais ne t’y fie pas, c’est le dernier verre d’eau-de-vie, avec lui, qui a raison. Le lieutenant, c’est un monsieur. Lui, c’est l’argent qui lui manque ; il a des dettes, et les jours que ses créanciers ont réclamé quelque chose, il est comme un crin, et gare à qui tombe sous sa patte. Mais c’est un bon officier. Avec lui, si tu te conduis bien, tu auras des permissions à volonté. Mais faut qu’on soit un joli soldat, faut être bien à cheval. Alors il est content. Il veut que son peloton soit le mieux tenu de l’escadron, et c’est vrai que notre peloton est le mieux tenu de l’escadron, tout le monde ici te le dira.
– Et les autres officiers ?
– Les autres officiers ? C’est pas fini. Et l’adjudant ! Ah ! l’adjudant ! Non, non, non, non, mon pauvre Fiammet, c’est comme un chien enragé, quoi ! On ne peut pas faire un pas sans qu’il vous tombe dessus. Jamais content. Toujours en colère. Quand il ne vous punit pas, il vous menace. Pour rien, là, vous ne faites rien, vous ne pouvez pas le faire mal, hein ? Qu’est-ce que vous faites là, vous ? qu’il dit. Rien, mon lieutenant, que vous répondez. Rien, qu’il dit, ah ! rien ! Est-ce qu’un cavalier doit rester à rien faire ? Est-ce qu’un cavalier n’a pas toujours quelque chose à faire ? Et le c*****n, qu’est-ce qui le ramassera ? Moi, n’est-ce pas ? Allons, allons, à l’écurie pour ramasser le c*****n, et vivement ! Le v’là, l’adjudant. Celui-là, si on faisait campagne, aux premiers coups de fusil… je ne voudrais pas être dans sa peau !
– Ah ! malheur ! Mais les officiers ?
– Oh ! les officiers, c’est les officiers. Ceux-là on les craint mais on les respecte. Y en a qu’on aime, y en a qu’on n’aime pas. Le sous-lieutenant, il arrive de Saint-Cyr. Tout feu, tout flamme. Ah ! sapristi, qu’il monte bien à cheval ! Le capitaine en second, un grand sec, qui s’en va comme ça, comme ça, raide comme un pieu. Mais faut voir comme il sait sa théorie sur le bout du doigt ! Cet homme-là ne s’est pas trompé une fois en commandant depuis qu’il est capitaine. Voilà ce qui s’appelle un bon officier. Maintenant, quant au capitaine-commandant, c’est la crème. Toujours à surveiller son escadron. Il connaît tous les hommes et tous les chevaux par leur nom. Pourvu qu’on ne lui mente pas, ah ! ça, si on cherche à lui mentir, il se met en rage. Faut voir, quand il y a un cheval malade ou un homme : il va toujours le voir, et lui dit : Eh ben, mon brave, ça va-t-il mieux ? Allons, allons, ce ne sera rien. Et puis il s’en va. Mais enfin on est content, on voit qu’on ne vous laisse pas crever ici comme un chien. C’est pas comme dans les autres escadrons, au moins. Le colonel, ça n’empêche pas, c’est le meilleur colonel de toute la cavalerie française. Il a vingt campagnes et six blessures. Il était à Reichschoffen et à Gravelotte. Il est resté huit jours à cheval sans dormir, et il n’a eu qu’un pain pour manger avec deux pommes vertes que son ordonnance avait attrapées. Enfin c’est le colonel du 32e dragons, le plus beau régiment de la cavalerie française, quoi !
– Ah ! Perrotin, j’en ai déjà la colique, de tant de chefs à qui j’aurai à obéir. Rien que pour me rappeler leurs noms et leurs grades, j’en perdrai la tête !
– T’inquiète pas, Fiammet, fais pas attention à ça : tu t’y feras petit à petit. D’abord, tout à l’heure, quand on va partir à la manœuvre, je te les ferai voir. Et puis à l’appel de trois heures. Ça viendra peu à peu.
– Ah ! mon Dieu ! moi qui ne sais rien de rien, je vais être puni à tout coup, bien sûr.
– Allons donc ! tu feras comme les autres. Ils ne sont pas plus malins que toi, dis, hein ?
– Pour ça…, dit Fiammet.
– Tu vois bien ! C’est pas si difficile que ça. D’abord, tu es sûr qu’on ne te commandera rien avant de t’avoir appris à le faire.
– Si on me l’apprend, pardi ! je ne serai pas embarrassé.
– Tu vois bien ! Maintenant, tu n’as qu’à te croiser les bras. Sois tranquille, on ne te les laissera pas moisir. Tout ce qu’il y aura à faire, on te le commandera. Sitôt commandé, tu t’y mets jusqu’à ce que ce soit fini. Alors on te commande autre chose, tu le fais, et comme ça pendant quarante-cinq mois. Et alors, sitôt tes quarante-cinq mois finis, tu n’auras plus de service à faire ; ça sera bien agréable, et tu pourras t’en retourner chez toi sans avoir eu une seule punition. Y en a qui n’en ont jamais.
Et toi, Perrotin, tu n’en as pas eu ?
– Si, j’en ai eu, mais c’est ce b… de maréchal des logis qui me les a données, par injustice, parce que je ne lui paye pas assez de petits verres, quoique ça soit bien défendu d’accepter des consommations d’un inférieur, pourtant. Mais pas grand-chose, deux ou trois consignes. Je n’ai jamais été à la salle de police. J’en ai pas envie. Il paraît que ce n’est pas gai.
C’est ainsi que Fiammet fut mis au courant des hommes et des choses de ce monde inconnu. Tout naïfs que fussent les propos de Perrotin, il s’en dégageait une philosophie soldatesque qui donna à Fiammet un certain frisson de terreur. Fiammet, qui jusqu’à ce jour avait vécu sans se douter qu’il y eût au monde une autre volonté que la sienne quand il s’agissait de ses actions personnelles, sans se douter qu’un homme pouvait être appelé à exécuter pendant quarante-cinq mois les ordres de douze ou quinze maîtres étagés en autorité ascendante au-dessus de sa tête, Fiammet comprit vaguement qu’un esclavage absolu, écrasant, commençait pour lui, et qu’il était engagé dans un engrenage où tout ce qui résiste est broyé sans pitié. Mais c’était un garçon au cœur simple, au caractère résolu ; il avait surtout la gaieté, cette vertu si rare, ce cordial si puissant dans le combat de la vie. Ses premières impressions, en lui montrant le rire et la bonne humeur sur les visages de tous ces compagnons soumis à la même destinée, lui firent considérer sa situation sous un aspect moins sombre et prendre les choses du bon côté.
Il resta quelques moments pensif, puis, relevant la tête et parcourant du regard les groupes animés des cavaliers qui s’agitaient de toutes parts et se mettaient en tenue pour le service, il haussa gaillardement les épaules et dit à Perrotin :
– Bah ! après tout, on fera comme les autres. Je ne suis pas plus bête qu’eux. Je n’aurai pas de punition, tu verras. Et puis, ma foi, si on me punit, eh ben ! on me punira, je n’en mourrai pas pour ça.
Pendant ce temps, Perrotin, tout en approuvant d’un signe de tête les sages résolutions de Fiammet, achevait de se mettre en tenue.