III - La première soupe

481 Words
III La première soupe À ce moment on entendit une sonnerie de trompette. Aussitôt, poussant des cris et laissant là ce qu’ils faisaient, tous les hommes se précipitèrent, et le quartier trembla sous une dégringolade générale roulant par les escaliers. Le camarade était parti avec les autres, Fiammet se trouva à peu près seul avec les hommes qui étaient restés. Quelques minutes se passèrent, un nouveau roulement de talons de bottes s’éleva de l’escalier, les hommes de la chambrée rentrèrent en masse, chacun portant une ou deux gamelles remplies. Une odeur de bonne soupe chaude embauma toute la chambrée. On déposa les gamelles à terre ; chacun, dépliant son époussette de pansage, carré de laine qui sert à lustrer et à essuyer le poil du cheval, l’étendit au pied de son lit et mit sa gamelle sur l’époussette, le couvercle à côté. La nappe était posée, il ne restait plus qu’à se mettre à table. Chaque cavalier enjamba son lit, et le repas commença, agrémenté de cris, d’éclats de rire, de propos plus ou moins épicés. Fiammet, qui mourait de faim, assistait à ce banquet avec l’intérêt le plus sympathique. La soupe avait une odeur délicieuse. Son camarade, après en avoir avalé trois ou quatre cuillerées, se tourna tout à coup vers lui en lui disant : Eh bien ! et ta soupe ? T’as donc pas faim, toi ? – Moi ! pas faim ? Il y en a donc pour moi ? – Eh oui ! bêta, j’en ai chipé une gamelle pour toi, quoique tu n’y aies pas droit avant ce soir. Tiens, la voilà au pied du lit. Mets-la sur mon époussette. Te gêne pas, je t’invite. – Attention ! cria une voix, y a dans la chambre un bleu qui se prépare à payer une tournée à la chambrée ! Je propose une fanfare en son honneur ! Aussitôt, poussé par toutes les bouches et par tous les nez, un charivari indescriptible, accompagné de piétinements, de sifflets, de cris d’animaux, éclata dans la chambre, après quoi un groupe d’hommes, frappant en cadence sur leurs gamelles avec le couvercle, se mirent en file, et ayant fait quelques évolutions d’un pas solennel, vinrent se ranger en demi-cercle au pied du lit de Fiammet et lui donnèrent l’aubade jusqu’à ce qu’il eût fini de manger sa soupe. Fiammet n’était pas timide, c’était le plus déluré des garçons de sa commune : il continua gravement de manger sa soupe jusqu’à la dernière cuillerée, puis fit signe qu’il allait parler. La fanfare s’arrêta. Fiammet commença par s’essuyer proprement les lèvres aux draps de son lit, se campa sur ses hanches, écarta les bras, et ayant renversé la tête, poussa un braiement d’âne si étourdissant, si prodigieux, que les vitres de la chambre en grincèrent. À cette révélation d’une puissance pulmonaire aussi remarquable, des hurlements d’enthousiasme éclatèrent, mêlés d’applaudissements frénétiques. Fiammet, encouragé par ce succès, se mit alors à imiter le canard, puis l’oie de Toulouse, puis le chien, puis le chat, et finalement mit le comble au délire de son auditoire en exécutant le « beuglement de la vache qui a perdu son veau à la foire de Montgiscard ».
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