VIII - À l’ordre

798 Words
VIII À l’ordre Il en était depuis plusieurs minutes à ruminer ces considérations d’un ordre très élevé, comme on peut voir, lorsqu’il entendit éclater dans la cour la fanfare du régiment revenant de la manœuvre. Aux accents des trompettes, le même tressaillement qu’il avait eu le matin le fit sauter sur ses pieds et descendre l’escalier pour aller voir rentrer le régiment. Il reconnut son escadron, son capitaine, son lieutenant, et le maréchal des logis, le soûlard du matin, qui maintenant, collé sur sa selle, raide comme un pieu, la tête haute, la main droite fièrement campée sur sa cuisse, lui parut superbe de crânerie et de dignité. Il vit passer son camarade Perrotin, dont les jambes pendantes et l’arrière-train semblaient faire corps avec le cheval, tandis que tout le reste du camarade, roulant sur les reins avec un balancement insouciant, complétait une espèce de bête formidable où la personnalité de Perrotin se transfigurait fantastiquement en forme de général ou de gendarme ! Positivement, défilant ainsi avec son cheval entre les jambes, la carabine en bandoulière et le sabre au poing, Perrotin lui-même avait l’air d’une autorité ! À trois heures, on sonna l’appel, et Fiammet, figurant pour la première fois dans les rangs de son escadron, vit tout le régiment rassemblé. À un demi-appel de trompette, au cri de : « Garde à vous ! Fixe ! » le maréchal des logis de chaque escadron fit l’appel, après quoi on se rangea en cercle autour du maréchal des logis chef, qui lut à haute voix les décisions journalières du colonel et les ordres de la place. Au mot « ordre », chaque fois qu’il le prononçait, tous les hommes faisaient le salut militaire. Le cérémonial qui réglait ce rassemblement ajouta une impression de plus à celles que Fiammet avait éprouvées en voyant partir le régiment à cheval. La hiérarchie, l’obéissance, le respect, la régularité toutes choses dont il n’avait pas eu jusque-là même l’idée, prenaient corps et vie à ses yeux, et à l’image de la puissance du soldat, dont il avait été si enthousiasmé en voyant passer la gloire de son camarade Perrotin, il vit très clairement qu’il fallait adjoindre dans sa mémoire une autre image moins brillante mais plus nette, celle de la puissance des chefs. Ainsi, par la seule vue de ces détails de service dont chacun portait en lui-même un enseignement, ce paysan, qui l’avant-veille encore ignorait jusqu’aux noms de hiérarchie et de discipline, était déjà prêt à obéir, rien que pour avoir entendu les trompettes sonner et les chefs crier leurs commandements. Telle est la merveille de cette force de l’autorité, force incalculable quand c’est la nature même qui en fournit les éléments. Pour se convaincre que l’homme est un animal destiné à vivre en troupe sous le commandement d’un chef, on n’a pas besoin de pâlir sur les livres des philosophes : il suffit de regarder passer un régiment. Cette influence rapide de l’exemple est, du reste, si bien comprise dans l’armée, qu’on laisse aux nouveaux soldats deux ou trois jours pour s’en imprégner. On ne leur demande pas de service, sauf quelques corvées purement matérielles ; ils peuvent aller et venir dans le quartier, voir comment les autres s’y prennent, et se rendre compte des devoirs qui les réclameront bientôt. On a compris que si on les soumettait sans transition à ce régime militaire si rempli de détails, si rigoureux dans ses exigences, on leur ferait perdre la tête et qu’il faudrait bien plus de temps pour les mettre au fait. Après que le régiment eut mis pied à terre, Fiammet suivit au pansage son camarade Perrotin. À sentir la litière sous ses pieds, à respirer cette chaude vapeur de vie qui remplit l’air des écuries et des étables, il lui sembla qu’il se retrouvait dans son pays, le soir, au retour des champs, quand on rentre le bétail. D’autres peut-être auraient pleuré tout de suite à ce souvenir : lui, simple et affectueux qu’il était, il passa à côté de l’idée triste, et il se sentit tout content de voir qu’il aurait des bêtes à soigner… comme là-bas. Je conviens que sur ce dernier mot il eut une larme : mais, remarquez-le bien, elle ne vint qu’après, parce que Fiammet, qui était avant tout l’enfant de la nature, ne pouvait s’empêcher de sourire d’abord à ce qui la lui rappelait. D’ailleurs elles sèchent si vite, les larmes des jeunes gens ! Celle-là ne fit que traverser son sourire, et Fiammet, cédant à l’attraction naturelle du paysan pour la bête de somme, ne put s’empêcher de prendre une étrille, et, sans y être obligé, par plaisir, il pansa un cheval… comme là-bas. Le pansage fini, tout le monde remonta dans les chambres. À cinq heures et demie, la dernière sonnerie annonça le dîner. On dégringola par les escaliers, comme le matin, vers les cuisines, on mangea la soupe, et la journée du soldat étant finie, on resta à causer gaiement jusqu’à l’heure du coucher. Fiammet, qui n’était pas habitué à coucher sur le duvet, trouva le lit excellent, dormit comme un plomb, et rêva qu’il était général, que des sous-officiers en état d’ivresse lui servaient des volailles rôties et de grandes omelettes au lard…
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD