CHAPITRE 2AU MOMENT où mes ennuis ont commencé, je fréquentais trois femmes. C’était, disons, mon chiffre habituel. Souvent dépassé ponctuellement, en fonction des rencontres.
Brigitte était cadre infirmier dans un centre de dialyse des Yvelines. Blonde aux yeux bleus rieurs, beaucoup de charme. Un peu ronde, juste ce qu’il faut pour être appétissante. Elle était bien dans sa peau, et m’a semblé très libre dès le premier contact. Le courant est tout de suite passé. Je l’ai invitée deux fois à déjeuner avec les médecins du centre, dans un de ces petits restaurants champêtres dont la région regorge. C’était au mois de mai, il faisait beau, nous étions à une terrasse, les oiseaux pépiaient. J’ai senti, aux frôlements de doigts, aux brefs croisements de regards, que je pouvais me lancer. La fois suivante, je me suis débrouillé pour passer dans le service en fin d’après-midi, après m’être assuré qu’elle serait encore là, et je lui ai proposé de prendre un pot. Quelques heures plus tard, nous étions dans son lit.
Brigitte habitait un ravissant petit appartement dans une ancienne maison de Saint-Germain-en-Laye. Dès la première fois, nous avons ressenti une grande complicité sexuelle. Elle était gourmande, très « nature », exprimant ses envies avec franchise, et n’a jamais demandé davantage que ces moments de pur plaisir. Une relation simple, empreinte d’affection et de désir. Elle dure depuis des années. Je ne sais pas si elle avait d’autres hommes dans sa vie. Je ne lui ai jamais posé la question, et elle ne m’a jamais interrogé sur ma situation.
*
Avec Isabelle, l’histoire était très différente. Elle remontait à de nombreuses années et se situait dans un registre beaucoup plus sentimental. Nous nous étions connus dix ans auparavant. Isabelle était magnifique. Brune, avec de longs cheveux tombant sur les épaules, les yeux noisette, grande et bien faite. Elle sortait avec un de mes amis, mais dès que je l’ai vue, j’ai perdu toute retenue. Il fallait que je couche avec elle ! J’ai deviné très vite qu’elle était sensible à mon charme et j’ai sorti le grand jeu. Mon copain me connaissait suffisamment pour savoir que je ne renoncerais pas, et il s’est effacé avec élégance, alors que je n’en faisais guère preuve. J’étais assez amoureux d’Isabelle, mais elle encore plus, et elle fut très malheureuse lorsqu’elle apprit une de mes incartades, quelques mois plus tard. Elle disparut de ma vie sans crier gare et j’en fus affecté, mais je ne pouvais pas lui en vouloir.
La vie est parfois un vrai roman. Au décours d’une de mes visites au centre hospitalier de Chartres, je nouai connaissance de manière un peu plus approfondie avec une des assistantes du service de néphrologie… C’est-à-dire que nous passâmes, de temps en temps, une nuit ensemble dans une auberge à distance de la ville. Une fois, alors que nous fumions une cigarette après nos ébats, elle me glissa sur un ton anodin :
– Sais-tu que j’ai déjà entendu parler de toi ? Il y a une de tes vieilles connaissances dans l’hôpital.
Je me redressai.
– Ah bon ? J’étais étonné car je ne connaissais personne en dehors du service de néphrologie et de la pharmacie ; je ne voyais pas de qui elle pouvait parler.
– En fait, elle n’est pas à proprement parler dans l’hôpital. C’est la femme d’un chirurgien viscéral. Nous dînions chez eux, et lorsque j’ai parlé de toi – je ne sais plus à quel propos –, je l’ai vue pâlir. Elle a commencé à me poser plein de questions. Son mari commençait à tirer la tronche, d’ailleurs. Elle a dû lui expliquer qu’elle t’avait connu des années auparavant, dans une autre vie !
Elle avait pris un air franchement ironique, histoire de me faire comprendre qu’elle ne se faisait aucune illusion sur moi. En même temps, je sentais qu’elle guettait ma réaction.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Isabelle. Isabelle Mathion maintenant. Ils ont deux enfants, ajouta-t-elle avec une cruauté toute féminine.
Je venais de retrouver la trace d’Isabelle et d’apprendre qu’elle vivait dans l’Eure-et-Loir, qu’elle était mariée et mère de deux enfants. Je réussis à paraître indifférent et à me retenir de poser des questions, mais dès le lendemain je cherchai fébrilement l’adresse des Mathion à Chartres. Après quelques difficultés – je me demandai un moment s’ils n’étaient pas sur liste rouge –, je finis par découvrir qu’ils habitaient en dehors de l’agglomération, à Saint-Prest, une petite commune de deux mille et quelques habitants.
Comme un collégien, je vins repérer la belle maison qu’ils occupaient et je m’embusquai pendant une heure, espérant apercevoir Isabelle. En vain. Pour quelqu’un qui avait un culot monstre, j’étais plutôt inhibé ! Je me sentais éperdument amoureux, et timide.
Je ne pouvais rester là trop longtemps, j’avais des obligations professionnelles. Je ne savais même pas si Isabelle travaillait. Je me rappelai qu’autrefois elle voulait devenir orthophoniste. Avait-elle été jusqu’au terme de ses études ? Le surlendemain, après moult hésitations, je composai leur numéro avec appréhension, prêt à raccrocher à la moindre voix mâle au bout du fil. J’avais choisi d’appeler vers dix heures du matin, mari à l’hosto et enfants à l’école. Bien sûr, je risquais de tomber sur la femme de ménage, mais je tentai le coup.
Je reconnus tout de suite la voix chaude et douce et je me sentis fondre comme un glaçon posé sur une plaque à induction.
– Allô ?
– Allô… ?
– Francis… c’est toi ?
– Oui, c’est moi. Je ne te dérange pas ?
– Non, non, je suis seule. Comment as-tu trouvé mon numéro ?
– Je l’ai cherché dans l’annuaire. J’ai appris par hasard que tu habitais dans la région.
– Ah oui, je vois. Tu travailles dans l’industrie pharmaceutique, je crois ?
– Oui. Je citai le nom de ma boîte. Euh… Comment vas-tu ?
– Ça va. Je suis mariée comme tu sais, et j’ai deux filles de six et trois ans.
– Ah, c’est bien. Tu ne travailles pas ?
– Pour l’instant, non. J’ai mon diplôme d’orthophoniste, mais je m’occupe de mes enfants. On verra plus tard.
– Oui, je comprends. Je suis content que tu ailles bien.
– Merci. Et toi, tu es heureux ?
– Oui, beaucoup de travail, mais je n’ai pas à me plaindre.
– Tu n’es pas marié ?
– Ben non… Avec mon travail, c’est difficile. Beaucoup de déplacements, tout ça…
Un silence. Je repris la parole.
– Ça m’a fait vraiment plaisir de te parler. Depuis tout ce temps…
– Oui, moi aussi. Ça me fait tout drôle d’entendre ta voix.
– À bientôt. Je t’embrasse.
– Moi aussi.
Clic. Le combiné à peine raccroché, je réalisai que je ne lui avais même pas donné mes coordonnées. De toute façon, elle ne m’aurait sûrement pas rappelé. Elle n’avait pas manifesté un intérêt particulier à mon égard. Je me sentais idiot.
Deux jours après, en arrivant au bureau, je trouvai dans mon courrier une enveloppe revêtue d’une écriture que je reconnus immédiatement, barrée d’une inscription en majuscules : « Personnelle ».
Je m’isolai pour la lire en cachette, le cœur battant.
« Francis,
Tu ne peux pas savoir à quel point ton appel m’a émue. Entendre ta voix m’a rappelé tant de souvenirs que je n’oublierai jamais.
À bientôt peut-être.
Je t’embrasse.
Isabelle »
*
C’est ainsi que nous nous tombâmes à nouveau dans les bras l’un de l’autre, dix ans après notre rupture. Ces retrouvailles avaient beau être très intenses, nous savions tous les deux qu’elles survenaient trop tard. J’étais beaucoup plus épris qu’à l’époque de notre première rencontre. Mais nos amours se teintaient de désespoir. Nous devions prendre des précautions sans fin dans une ville de province où nous pouvions facilement être repérés. Elle avait fait sa vie et avait deux jeunes enfants. Son mari était un chirurgien connu. Nous ne pouvions avoir d’avenir commun. Nous vivions néanmoins des moments inoubliables. Une plongée dans le passé, au sein d’une bulle concrétisée par la voiture dans un bosquet, la chambre d’une auberge de charme.
*
Esther m’a attendri dès notre première rencontre. Elle était pharmacienne à l’hôpital Foch, à Suresnes. Un visage rond, avec de ravissantes fossettes, brune aux cheveux courts, mince, toujours une ombre de tristesse dans le regard. J’ai compris pourquoi un peu plus tard, lorsque je réussis à la faire parler après un déjeuner arrosé d’un Brouilly bien traître à la terrasse de la Grande Cascade. Sa mère était morte alors qu’elle avait à peine trois mois. Son père ne s’était jamais remarié et avait élevé sa fille tout seul pendant quelques années, se comportant en véritable père juif, aimant et un rien trop protecteur. Son métier de courtier en assurances, exercé essentiellement à domicile, ne lui imposait pas trop de contraintes horaires. Mais la dépression l’avait rongé progressivement et il était mort d’un infarctus, quasiment ruiné. Esther n’avait jamais eu de vraie présence maternelle, seulement deux tantes, qui l’adoraient, l’avaient prise en charge, et qui résumaient sa famille. On ne parlait jamais de Rachel, sa mère disparue dans un accident d’avion. Pas de tombe sur laquelle elle pût se recueillir.
Je mis longtemps à parvenir à mes fins avec Esther. Elle était réservée, presque méfiante. Par chance, je n’avais pas encore exercé mes coupables activités de séduction dans l’hôpital, car, si elle en avait entendu parler, mes quatre mois d’efforts auraient été vains. Je donnai à fond dans le registre sentimental, je n’avais pas trop à me forcer d’ailleurs, son apparente fragilité réveillait mes instincts protecteurs.
Un soir enfin, j’arrivai à lui arracher un b****r, après de patientes tentatives pour lui prendre la main et la garder un temps raisonnable dans la mienne. Je revivais les délices de mon adolescence !
Je ne regrettai pas d’avoir attendu si longtemps lorsque, deux semaines plus tard, nous franchîmes la porte de son petit appartement de Puteaux, et qu’après quelques faibles protestations, elle s’abandonna enfin. Elle était douce, tendre, sa peau était délicatement parfumée, et sa timidité était touchante. Je me sentais très amoureux.
Au fur et à mesure de nos rencontres, elle se laissa aller et devint bientôt une amoureuse passionnée, réclamant les caresses et les étreintes. Les femmes révélées par un amant adroit manifestent très souvent un appétit s****l sans égal.
Je réussissais à faire croire à Esther que mes fréquentes absences étaient liées au travail. Bref, tout allait bien. J’étais heureux et je caressais, parfois, l’envie de me mettre en ménage avec elle.
C’est alors que je fis la connaissance de Myriam, pour mon malheur.