Chapitre 4Le lendemain, je me réveillai vers neuf heures, perclus de douleurs. Céline était partie à son cabinet de dermato sans me faire le moindre signe et sans me laisser un petit mot, comme elle le faisait habituellement quand elle partait la première. Bon…
Aussitôt, un sentiment de culpabilité me tomba dessus comme une chape de plomb et me paralysa un long moment. J’essayai de me trouver de minables excuses. C’était un SDF, qui ne manquerait à personne. Mais le fait était là : j’étais un chauffard assassin et un fuyard. Mon Dieu, comme j’aurais voulu revenir à la veille au soir et freiner à temps ! Je serais rentré à l’heure, comblé par ma soirée chez Delphine, et Céline n’aurait rien dit. Mais que pouvais-je faire maintenant ? Aller me dénoncer ? Je n’arrivais pas à me résoudre à cette idée. Je savais que j’allais vivre des jours d’angoisse, mais j’avais choisi ma ligne de conduite, si on peut dire : je devais faire le dos rond en continuant à espérer qu’il n’y ait eu aucun témoin. Mais si quelqu’un m’avait vu… ? Une sueur aigrelette baignait mon front et coulait dans mon dos. Je me rassurai tant bien que mal. Il n’y avait aucune habitation à proximité du lieu de l’accident ; il pleuvait, la visibilité était réduite. De loin, difficile de reconnaître le type d’une voiture assez banale comme la 208, de couleur gris foncé, et de donner une description précise du conducteur. On connaît la fiabilité misérable des témoignages humains dans ce domaine. Non, la seule preuve, c’était ma voiture. Il fallait qu’elle soit détruite au plus vite.
Essayant d’oublier le terrible poids qui comprimait mon estomac, je me secouai et m’habillai. Puis j’appelai Fumeron pour l’informer de mon accident et le prévenir que je ne serais pas là aujourd’hui : il fallait que je récupère des affaires dans l’épave qu’était devenue ma voiture et que j’effectue des démarches administratives. Affolé par la nouvelle, le malheureux m’enjoignit de prendre tout le temps nécessaire. Il m’aurait accordé huit jours de congé si je lui avais demandé ! Je me laissai faire pour deux jours.
Je commençai par informer mon assurance que ma voiture neuve était détruite à la suite d’un accident dont je n’étais pas responsable. J’appris avec plaisir que j’avais droit à un véhicule de remplacement pendant deux semaines. Et que, ma voiture ayant moins de six mois, l’indemnisation serait intégrale. Cependant, la franchise ne serait remboursée que plus tard, le temps de se retourner contre la partie adverse ! Et comme il s’agissait d’une voiture volée, ce serait sans doute assez long…
Avant de prendre possession de mon moyen de transport gratuit, je décidai de me rendre à la fourrière du boulevard Mac Donald, qui recueillait les carcasses des voitures accidentées. Ma première visite dans une fourrière – la fourrière Pouchet, si je me rappelle bien – remontait à de nombreuses années. Alors que j’étais encore étudiant, j’avais laissé la voiture de mon père en stationnement sur un passage clouté ! Dans mon souvenir, accueil plutôt sympa, mais une bonne demi-heure passée à chercher la Safrane après avoir réglé l’amende… Demerden sie ! Cette fois, contexte différent : un employé compatissant, genre titi parisien, m’accompagna jusqu’à ce qui restait de la 208.
J’eus un choc en découvrant ma future ex-voiture. Le capot était broyé, sa largeur réduite de moitié, contrastant avec l’arrière intact. En la voyant, on se demandait comment j’avais pu sortir indemne de l’accident.
– Et voilà la Golf GTI qui vous a percuté, ajouta mon guide en me désignant un amas de tôles enchevêtrées. On ne pouvait reconnaître la marque et le type du véhicule qu’en examinant l’arrière ! J’ai entendu dire que c’était une bagnole volée, poursuivit-il. Vous avez eu du pot d’vous en tirer sans rien. Mais vot’pauv’voiture, elle est bonne pour la casse. Eux, j’crois qu’y sont à l’hosto pour un bout d’temps. Et ensuite direction la taule, j’espère bien. Ça leur fera les pieds !
– Merci. Je vais retirer ce qui me reste d’affaires à l’intérieur, car je suppose qu’on va détruire l’épave ? hasardai-je à dessein.
– Oh oui, ça va pas tarder, les flics ont terminé l’essentiel des constatations. On attend juste leur feu vert, si on peut dire dans le cas présent… Ha, ha, ha !
Encore un comique…
– Allez-y, M’sieur. On n’a touché à rien. J’vous attends. Prenez vot’temps. On signera les papiers après.
Il attend surtout un bon pourboire, me dis-je. Mais je pouvais bien être généreux, vu les bonnes nouvelles qu’il m’annonçait.
J’avais apporté un grand sac plastique dans lequel j’entassai le contenu de la boîte à gants (au terme d’un véritable travail d’accoucheur, la souplesse des tissus en moins, car la portière droite défoncée en obstruait à moitié l’ouverture !), les CD qui traînaient dans les espaces de rangement, ainsi que quelques objets dans le coffre et mon caducée, resté en place derrière les restes du pare-brise.
Ma collecte terminée, je ne pus m’empêcher d’examiner l’avant de la voiture, tout en pestant contre l’employé qui s’obstinait à me coller aux basques. Je m’accroupis pour regarder sous le pare-chocs, sans oublier les pneus éclatés et les roues, mais je ne vis aucune tache suspecte. Les marques du premier impact avaient été complètement effacées par l’accident. Certes, si on s’amusait à passer du luminol, on trouverait des traces de sang. Mais pourquoi ferait-on ça, hein ? Et puis la voiture allait bientôt être compactée. Ensuite, je serais tranquille.
– Vous cherchez quoi, M’sieur ? Y a que d’la tôle froissée, là-d’ssous !
Je sursautai. Absorbé par mes pensées, j’avais oublié l’autre z***e ! Pris de cours, je balbutiai :
– Rien, rien, je regardais comme ça. C’est impressionnant.
– Oh, c’est surtout la portière côté passager qui est impressionnante. Si vous aviez eu quelqu’un avec vous, il – ou elle – aurait été à la place du mort, c’est l’cas de l’dire !
De plus en plus drôle, ce garçon. Mais observateur… Je m’en voulais d’avoir attiré son attention en examinant le dessous de la 208. Pourvu qu’il ne s’en rappelle pas si les flics revenaient par ici !
Je lui laissai un bon pourboire en espérant que cela endormirait ses éventuels soupçons, signai tout ce qu’on me demanda de signer à la réception, récupérai le certificat pour l’assurance, et partis avec mon sac Monoprix rempli de mes reliques.
*
La journée fut à peine suffisante pour effectuer toutes les démarches. Après ma visite à la fourrière Mac Donald, je me rendis à la délégation locale de mon assurance (je préférais ça à de laborieuses explications par téléphone). Je leur donnai l’attestation de la fourrière mentionnant les dégâts irréparables du véhicule et promis de leur faire parvenir le rapport de police dans les meilleurs délais. Ensuite, je filai chez Avis pour prendre possession d’une Twingo noire (pas terrible, mais c’était mieux que rien), et enfin je me rendis chez mon concessionnaire Peugeot pour commander une nouvelle voiture. J’hésitai à prendre un modèle supérieur compte tenu de mon prochain avancement, mais je préférai rester modeste (eh oui, ça m’arrive !) et me cantonner à la 208.
J’acceptai un des seuls modèles disponibles, dont la couleur ne me plaisait qu’à moitié et qui n’avait pas de toit ouvrant. Pour atténuer ma contrariété, le vendeur m’offrit un toit ouvrant électrique et me fit cadeau de son installation, moyennant un délai supplémentaire d’une semaine. J’acceptai sa proposition avec soulagement. En principe, j’aurais ma nouvelle voiture avant la fin du prêt de la Twingo. C’est tout ce qui comptait.
En sortant du garage, je téléphonai à Delphine pour la rassurer sur mon état et lui dire que mes démarches étaient en bonne voie.
J’aurais dû aussi passer au commissariat pour m’assurer que tout était en ordre du côté des formalités administratives et pour récupérer le rapport de police. Mais je n’osai pas. Pas plus que je n’osai téléphoner. Ironie du sort, c’était le commissariat du Ve, situé à côté de chez moi, rue de la Montagne Sainte-Geneviève. J’avais peur qu’on me retienne pour me parler d’un autre accident survenu cette nuit-là, tout près… J’achetai Le Parisien, Le Figaro, Libération et Le Monde. Mais il n’y avait rien concernant un piéton renversé. C’était probablement trop tôt.
J’arrivai fourbu à l’entrée du parking Lagrange, boulevard Saint-Germain, perdis cinq minutes pour retrouver mon badge d’entrée dans mon sac plastique – stressé par les coups de klaxon et les bus qui me frôlaient – et réintégrai enfin notre appartement de la rue de Poissy à dix-neuf heures.
Céline n’était pas rentrée. Elle avait du retard : ce n’était pourtant pas un foudre de guerre au travail.
J’avalai un gramme de paracétamol pour calmer mes courbatures. Je m’apprêtais à l’appeler sur son portable lorsque je remarquai une enveloppe sur le lit. Je l’ouvris, saisi d’inquiétude.
À l’intérieur, une simple carte avec deux lignes :
Je rentre tard ce soir.
Il va falloir que tu choisisses.