Chapitre 3Ce soir-là, il était près de minuit lorsque je quittai Delphine. Elle m’avait imposé l’intégralité du concerto pour piano d’Aram Khachaturian, un de ses morceaux préférés. À vrai dire, je ne suis pas fan de musique classique, qui m’ennuie plutôt, mais Delphine adore ça (c’est un de nos rares points de divergence) et elle ne perd aucune occasion de chercher à me convertir.
Je m’étais astreint à ne pas dépasser trois flûtes de champagne pour ne pas risquer l’alcootest positif. Et j’avais englouti quantité de cacahuètes, de noix de cajou et aussi les tranches de saucisse sèche qu’elle avait préparées pour moi. Je me sentais tout de même un peu éméché, ou en tout cas très euphorique : le Ruinart, le succès à ma portée immédiate, l’impression aussi que Delphine se laissait un peu aller pour la première fois depuis son accident, quelques années plus tôt. Elle m’avait laissé lui caresser la main pendant que nous écoutions Khachaturian, et ses lèvres s’étaient attardées un court instant sur les miennes au moment où je la quittais. Une seconde qui me parut une éternité et raviva des espoirs fous…
Je m’assis dans ma voiture et essayai de reprendre mes esprits. Il fallait que j’efface mon expression béate d’amoureux transi et que j’arrive à la maison avec l’air de celui qui vient de fêter sa promotion avec des amis. J’actionnai le démarreur et m’engageai dans la rue déserte.
Une fine pluie tapissait le pare-brise. Je mis les essuie-glaces en route.
*
Alors que j’arrivais près du croisement avec la rue Castagnary, un homme surgit sur ma droite, entre deux voitures en stationnement ; il titubait, incapable de retrouver son équilibre et s’effondra juste devant mon capot. Je ne roulais pas vite, mais je réagis avec une demi-seconde de retard : je n’avais allumé que les veilleuses, la rue était assez sombre, et je rêvais encore au doux b****r de Delphine.
J’écrasai la pédale de frein, dérapai sur la chaussée humide et sentis un choc sourd qui se répercuta jusque dans la colonne de direction. Je crois que je m’en souviendrai toute ma vie… Puis la roue avant droite buta sur quelque chose de mou, franchit l’obstacle et, après une grosse secousse, la voiture cala.
J’étais tétanisé, les mains crispées sur le volant, inondé d’une sueur glacée. La rue restait déserte, silencieuse. Personne ne semblait avoir entendu le bruit de l’accident.
Après un long moment, je sortis de la voiture et contournai lentement la carrosserie pour examiner le pare-chocs. Du côté droit, un bras dépassait sous la portière. Immobile. Une flaque de sang s’élargissait autour de la main du mort. Car le piéton était mort, ça ne faisait aucun doute. En m’accroupissant, je vis qu’il s’agissait d’un type en guenilles, sans doute un clochard. Mais Bon Dieu, qu’est-ce qui lui avait pris de traverser aussi brutalement à cet endroit mal éclairé ? Une forte odeur de vinasse parvint à mes narines. Il devait être bourré, ce type.
Je tremblais de tous mes membres, imaginant la suite. Je serais considéré comme responsable de l’accident. Lorsqu’un piéton est blessé, l’automobiliste est toujours en tort. J’imaginais les gros titres : « Le médecin écrase un piéton »… Ça me coûterait ma promotion. Le président de la République ne signerait jamais le décret de nomination d’un candidat impliqué dans un homicide involontaire. Les ministères concernés bloqueraient le dossier. Tous mes efforts de plusieurs années étaient réduits à néant !
À cet instant, je perdis les pédales.
Les environs paraissaient déserts. Il n’y avait aucune habitation dans cette partie de la rue : d’un côté une voie ferrée, de l’autre un transformateur haute tension de la SNCF, bordé d’un terrain de tennis en béton, en piteux état. Pas un passant. Je pouvais tenter de fuir. Pour un clochard renversé par une voiture, l’enquête n’irait pas très loin… C’était jouable. Je pris ma décision en un éclair. Après un dernier regard autour de moi, je remontai dans ma voiture et démarrai aussi doucement que possible. Je sentis un soubresaut lorsque les roues arrière passèrent sur le corps. Je m’arrêtai, ressortis de la voiture, et, tout en jetant des regards nerveux autour de moi, je fis rouler le cadavre entre deux véhicules, pour le masquer au regard des automobilistes.
Je me remis au volant et m’engageai lentement dans la rue Castagnary, qui prenait la suite de la rue Baudry après le funeste croisement. J’atteignis sans encombre le feu rouge de la place du général Moncier. Je commençais à regretter mon coup de tête et j’avais la sensation de commettre une énorme bêtise. Quelqu’un pouvait m’avoir vu : un délit de fuite serait pire que tout. Mais il était trop tard. Ma chemise trempée de sueur collait à mon siège et mes mains tremblaient toujours.
Au feu vert, je démarrai lentement lorsque, brutalement, un choc inouï et un effroyable bruit de tôles me sortirent de ma torpeur. La portière côté passager se tordit et pénétra dans la voiture, atteignant presque le levier de vitesses : l’habitacle rétrécit de moitié. L’airbag se déploya instantanément et m’emprisonna dans mon siège. La violence du choc me fit perdre connaissance.
*
– Monsieur, Monsieur, tout va bien ? Ne bougez pas, les secours arrivent.
J’ouvris les yeux. Un policier, penché vers moi, le regard inquiet, me tenait le poignet, essayant de sentir mon pouls. Une épaisse vapeur d’eau s’échappait du capot enfoncé. Deux voitures de police stationnaient tout près, leurs gyrophares balayant la scène sous une pluie battante. On entendait une sirène de pompiers se rapprocher. Les flics devaient se trouver tout près du lieu de l’accident. Je m’étais évanoui à peine quelques minutes : sur la droite, les deux occupants d’un véhicule encastré dans ma voiture se trouvaient toujours à l’intérieur, derrière le pare-brise en miettes, hagards, le visage en sang. Des policiers les surveillaient.
Voyant que j’émergeais, l’homme continua à me parler.
– Ça va aller. Ils n’iront pas plus loin, ces cinglés. Ils auraient pu vous tuer : ils ont traversé le croisement à fond la caisse au moment où vous démarriez !
– Mais qu’est-ce que vous… faisiez là ? bafouillai-je sans me rendre compte de l’étrangeté de cette question.
– On les poursuivait depuis un long moment. Ils ont refusé de s’arrêter à un contrôle de police, rue Monge, et ils ont grillé je ne sais combien de feux rouges en s’enfuyant. Des collègues prévenus par radio les attendaient près d’ici. On a eu très peur pour vous lorsqu’ils vous ont percuté ! Restez calme, surtout. Voilà les pompiers. Tout va bien se passer.
*
L’ironie du sort voulut que les pompiers m’emmènent à l’hôpital de la Pitié, que j’avais quitté quelques heures plus tôt. Je fus accueilli par le personnel des urgences avec une célérité inhabituelle : j’étais la victime innocente et les pompiers avaient aperçu mon caducée au milieu des débris de mon pare-brise. L’interne et le senior m’examinèrent avec prévenance, surtout lorsque je leur expliquai la raison pour laquelle j’étais dans les murs de l’hôpital l’après-midi. Vu les circonstances de l’accident, exposées en détail par les policiers, on oublia le contrôle de mon alcoolémie, qui aurait bien pu se trouver un peu au-dessus du seuil légal !
Par miracle, je n’avais rien de cassé, que des contusions superficielles, et pas de plaie à suturer. Mon portable n’ayant pas été endommagé par le choc, je m’isolai dès que ce fut possible pour téléphoner.
J’avais deux SMS de Delphine, qui se demandait sûrement pourquoi je ne la prévenais pas que j’étais bien rentré, comme je le faisais à chaque fois. Mais je remis leur lecture à plus tard. Il fallait que j’appelle ma femme, qui devait s’inquiéter. Elle décrocha dès la deuxième sonnerie.
– Mais où es-tu ? Je croyais que tu devais juste prendre un pot !
– Céline, j’aurais dû arriver depuis longtemps, mais j’ai eu un accident sur le chemin du retour. Une voiture a brûlé un feu rouge et m’est rentrée dedans.
– Quoi ? Tu es blessé ?
– Rassure-toi, rien de cassé. Je n’en dirai pas autant de la voiture. Elle est f****e. Mais les flics étaient là. Ils poursuivaient le véhicule qui m’a percuté. Je suis à la Pitié, aux urgences. J’espère qu’ils vont me lâcher et je rentrerai en taxi. Je te tiens au courant dès que j’en sais plus.
– Mon Dieu, quelle histoire ! Au moins, tu n’as rien. Ça s’est passé où ?
Je fus pris de court. Mais je ne pouvais pas lui mentir sur le lieu de l’accident. Elle l’apprendrait un jour ou l’autre. Je m’apprêtai donc à lui dire, mais mon hésitation ne lui avait pas échappé.
– Bon, j’ai compris… Tu sortais de chez Delphine.
– Je suis juste passé la voir cinq minutes en sortant de mon pot.
Je sentais que je m’enferrais dans des demi-mensonges au lieu de dire la vérité. Céline ne fut pas dupe.
– Ouais… Rappelle-moi dès que tu peux pour me dire si tu rentres ce soir.
Le ton était glacial, et ce n’était vraiment pas son habitude.
*
Comme je le pensais, les deux SMS de Delphine me réclamaient avec insistance des nouvelles. Je l’appelai.
– Mais que se passe-t-il ? Je me faisais un sang d’encre !
– Désolé Delphine, je ne pouvais pas appeler. Je suis à l’hôpital. J’ai eu un accident.
– Oh non ! Que s’est-il passé ? Tu es blessé ?
– Non, heureusement. C’est arrivé tout près de chez toi, en bas de la rue Castagnary. Une voiture poursuivie par des flics a brûlé le feu rouge et a bousillé la 208, mais, coup de pot, je n’ai que des égratignures. J’espère rentrer à la maison cette nuit.
Bien entendu, je n’avais soufflé mot du piéton renversé, ni à Céline, ni à Delphine. C’est en disant au revoir à cette dernière que je compris à quel point le chauffard m’avait peut-être rendu service.
Avec un peu de chance, les traces du premier choc seraient effacées. L’examen de mon véhicule serait sommaire, puisque les policiers avaient assisté à la scène. Ensuite, la 208 partirait à la casse et on ne pourrait plus jamais prouver qu’elle avait percuté un piéton. Cette idée me redonna un peu d’espoir.
Après d’âpres négociations (j’allai jusqu’à signer une décharge !), on me laissa repartir chez moi, où j’arrivai vers quatre heures du matin. Céline, à demi réveillée, m’accueillit fraîchement, mais ne posa pas d’autres questions. J’eus beaucoup de mal à trouver le sommeil. En effet, le choc de l’accident passé, je réalisais petit à petit l’horreur de la situation : j’avais tué un homme et je m’étais enfui.