II
Anthropophagie conjugale
– Non ! je n’en mangerai pas ! dit vivement la commandante en retirant son assiette.
– Cependant, madame, les petits pois sont une primeur, observa Le Kelpudubec.
– Donnez-moi donc quelques petits pois, mais pas de pigeon. Je trouve abominable la conduite de l’homme à l’endroit d’un volatile qui a été son dernier allié, et dont il paye le dévouement en crapaudines. Nous n’aurions jamais dû oublier, nous autres Français, que le pigeon s’est fait notre facteur rural, pendant la dernière guerre, sans avoir, d’ailleurs, aucun des inconvénients du métier ; car, outre qu’il est agréable à sentir, il ne nous a pas même présenté d’almanach le jour de l’an suivant pour avoir un pourboire. Pour récompenser ses patriotiques services, nous n’avons rien trouvé de mieux que d’en faire une cible vivante dans nos villes d’eau, et d’inventer trois ou quatre sauces nouvelles pour le manger. C’est une indignité !
– Mon Dieu, une fois qu’on est mort, dit Laripète, c’est un enterrement aussi civil que les autres.
– Taisez-vous, vieux matériel ! poursuivit sa femme. Vous n’avez aucune poésie dans l’âme. Vous ignorez probablement que le pigeon était autrefois consacré à Vénus, ce qui doit, d’ailleurs, vous être bien égal aujourd’hui.
– Oh ! oui ! ajouta méchamment Le Kelpudubec.
– Et que les mœurs douces de cet oiseau, avec sa compagne innocente, en font, comme l’a fort bien dit Bernardin de Saint-Pierre, le fidèle exemple des amants dignes d’un sourire de la Nature.
– Merci ! dit Laripète, impatienté. Jolie plaisanterie que la douceur du pigeon ! Légende agréable peut-être au Saint-Esprit, mais que tout observateur sérieux repousse ! Savez-vous ce que j’ai vu, moi, vu dans mon enfance ?
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre,
et pour le bon motif, – j’entends celui qui rend merveilleusement prolifique cette menue volaille. – C’était chez mon grand-père, et grand maman ne manquait jamais de dire à son époux, en le regardant : « Ce n’est pas vous, vieille bourrique, qui en feriez autant ! » Le fait est que c’était scandaleux et adorable. Un jour la servante oublia de leur donner du grain, à ces passionnés. Alors le mâle, qui était plus fort que la femelle, lui ouvrit délicatement le crâne d’un fort coup de bec et dîna de sa cervelle, qu’il parut trouver exquise.
– Ces fantaisies gastronomiques ne sont pas exclusives de l’amour, même chez l’homme, continua l’amiral Le Kelpudubec, et j’en trouve, dans ma mémoire, un singulier exemple que je vous vais narrer.
Voici comment il accomplit sa menace.
*
– C’était précisément aux environs de Taïti, dont la reine nous visita récemment. Je recevais une hospitalité charmante du jeune prince Hunvancouly, qui adorait les Européens. Tous les jours, nouveau festin, toutes les nuits, nouvelle maîtresse…
– Voilà qui te gênerait bien aujourd’hui ! interrompit le rancunier Laripète.
– Des filles de couleur exquises et qui raffolaient de la liliale blancheur de mon teint. Cet Hunvancouly était en train d’empoisonner tout doucement sa mère, la reine Kadénéné, dans le but de lui succéder et d’épouser la belle Rigolo Tutu, dont il était passionnément amoureux. C’est ainsi que se règlent, généralement, sous ce beau ciel, les successions au trône. La vieille était coriace ; ses fesses ridées collaient ferme au trône. Le prince, voyant cependant arriver le jour heureux de son décès, se fit construire, à l’avance, un palais, pour y installer la nouvelle reine à venir en sa compagnie. J’avais, à mon bord, un officier du génie français, plus malin, à lui seul, que trois architectes, le capitaine Laret de Monfessier. Je le mis obligeamment à sa disposition pour diriger les travaux et lui édifier un hôtel à la française, adorné de tous les agréments du luxe le plus raffiné, voire même de la civilisation la plus corrompue. Hunvancouly n’avait prescrit que deux choses auxquelles il attachait une importance énorme : d’abord que tout, dans ce domicile princier, même les plus modestes objets, rappelât la royale dignité de ceux qui le devaient habiter ; ensuite que tout y fût conçu de façon qu’il n’eût pas à quitter sa femme un seul instant du jour ni de la nuit. Vous voyez à quel point il en était épris et jaloux ! Laret de Monfessier satisfit glorieusement à ce difficile programme. C’est ainsi, pour en donner un exemple caractéristique, que le buen-retiro à l’anglaise, qu’il avait dissimulé dans un pavillon ayant l’aspect extérieur d’une chapelle (allez-y renifler l’encens, mes camarades !), comportait deux sièges jumeaux s’ouvrant dans un même plan horizontal à proximité, l’un de l’autre, et permettant un double échange d’idées entre les occupants. (Allez-y écouter l’orgue, mes amis, et les beaux répons de l’office !) Le tout, édifié sur plusieurs marches, avait l’air, au choix, d’un trône double ou d’un autel, ou de quelque autre chose encore, comme vous le verrez par la suite. Cela donna lieu à un incident comique. Le prince, ayant envoyé son propre architecte, Lab-El-Kuis, pour examiner cette installation, l’imbécile et l’ignorant, après s’être longtemps demandé pourquoi ces deux ouvertures, mit une jambe dans chacune comme dans des bottes à l’écuyère, et déposa son offrande au milieu, ce qui sentit fort mauvais, mais nous fit beaucoup rire.
*
Enfin, la reine Kadénéné rendit son âme récalcitrante. Le prince Hunvancouly, qui n’était pas, au fond, un mauvais fils, lui accorda des funérailles admirables. On fait volontiers une dernière dépense pour les gens dont on est à jamais débarrassé. Il poussa la générosité jusqu’à faire exécuter une centaine de criminels qu’on gardait en cave pour cette occasion, ce qui fut pour son peuple une réjouissance aussi merveilleuse que bon marché. Cet acte de justice et de piété filiale accompli, il s’installa immédiatement dans son nouveau palais, après avoir solennellement décoré Laret de Monfessier de l’ordre du c*******é, plus ancien encore que celui du Christ, puisqu’il fut institué par nos aïeux à quatre mains, dont nous procédons encore si directement par les pianistes. Il fut convenu qu’un grand repas aurait lieu dans quelques jours, mais qu’auparavant et dès le lendemain, une charmante petite dînette à l’européenne serait servie aux deux époux seulement. Car, économe même dans sa prodigalité, Hunvancouly avait fait succéder immédiatement son mariage à l’enterrement de sa noble mère, afin que les mêmes divertissements publics servissent aux deux cérémonies. C’est ce que nous appelons ici faire d’une pierre deux coups. Le prince me demanda sans façon de lui prêter, pour préparer ce souper intime, le cuisinier chef du bâtiment, mon fidèle Pémor, un Breton bretonnant, entêté comme six mules, mais qui n’avait pas son pareil pour souffler des beignets. Je le fis d’autant plus volontiers, que je souhaitais faire obtenir à ce drôle, qui était ambitieux, la croix du Mérite Agricole haïtien, bien antérieure à la nôtre. Le prince me la promit pour lui et, le jour suivant, dès trois heures de relevée, Pémor était à son service. Le repas devant avoir lieu seulement à la nuit tombante, j’invitai la belle Rigolo Tutu et son royal mari à faire, en attendant, une promenade en canot, ce qu’ils acceptèrent avec reconnaissance.
*
Pénétrons, durant ce temps, à l’intérieur du palais où Pémor était resté seul, absolument seul. Car, voulant méditer à loisir sa pâtisserie, il avait exigé que tous les marmitons nationaux fussent chassés, pour régner seul en maître dans sa cuisine. Il n’avait même pas souffert qu’on lui montrât celle-ci, et ce fut une sottise. Car, n’en soupçonnant pas un seul instant la splendeur toute européenne, il prit pour elle le buen-retiro à double lunette que Laret de Monfessier avait si fastueusement installé et dont la virginité permettait cette confusion. Dans l’une des ouvertures, il emmancha une grille pour y installer sa poêle sur un bon feu de bois menu, et l’autre lui parut absolument propre à soutenir, à portée de sa main, le saladier dans lequel il avait battu la pâte onctueuse de ses beignets. Durant que le saindoux commençait à crépiter harmonieusement dans la première et que, dans la seconde, l’épaisse bouillie avait des boursouflements spontanés pleins de promesses, Pémor sortit pour aller fumer une pipe dans le parc. Par une étrange fatalité, nous venions précisément de revenir, l’obscurité crépusculaire entourant notre promenade maritime de dangers, et la princesse, près de nous un instant auparavant, avait subitement disparu. À peine l’amoureux Hunvancouly se fut-il aperçu de son absence qu’il s’échappa comme un fou pour courir après elle. Un instant après j’entendis de terribles cris et je vis passer, comme dans le tourbillon d’un rêve, la malheureuse Rigolo Tutu, échevelée, le derrière nu et fumant, puis son époux la poursuivant et lui arrachant du postérieur des lambeaux qu’il portait vivement à sa bouche.
Je dois reconstituer pour vous la scène qui ne me fut expliquée que beaucoup plus tard. Mue par un sentiment de pudeur tout à sa louange, Rigolo Tutu avait désiré de se rendre seule à l’endroit que vous devinez. Dans son empressement, et la nuit étant d’ailleurs presque complète, – car Pémor n’avait pas allumé de chandelle avant de sortir, – elle s’était brusquement assise dans le saladier de pâte. Ignorant la nature savoureuse de cette subite humidité, et soupçonnant avec horreur toute autre chose, elle s’était immédiatement transportée sur le siège à côté. Mais la poêle brûlante l’y attendait, et, une forte dose de pâte lui étant demeurée attachée où vous pensez, la friture à point l’attendait avec un crépitement significatif et une délicieuse odeur de pâtisserie. Le derrière de l’infortunée n’était plus qu’un immense beignet en train de rissoler.
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Accouru au cri qu’elle poussa, Hunvancouly, par un mouvement de passion tout naturel, et ne se rendant compte de rien, voulut la prendre par où les amoureux aiment à tenir leur belle, parce qu’elles y portent ce qu’elles ont de mieux en chair. S’étant brûlé le doigt à ce beignet vivant, il porta ledit doigt à sa bouche, par un instinct également général en pareil cas. L’arôme délicat et le goût exquis du pet-de-nonne lui étant ainsi subitement révélés, une sorte de folie gourmande s’empara de lui, et il se mit à vouloir dévorer tout ce que sa femme avait de si délicieusement frit. On eut grand-peine à l’arracher à sa gloutonnerie. Mais ce ne fut pas tout. Ayant fait venir de mon bord, pour soigner Rigolo Tutu, le médecin major Roustouland, cet animal n’eut-il pas l’idée de prescrire des compresses de confiture de groseilles, comme on le fait souvent en France pour les brûlures ? Ce fut le bouquet ! Une si appétissante odeur se dégagea de ces confitures mêlées à ce qui restait de pâtisserie, que le prince Hunvancouly, que nous croyions cependant revenu à de meilleurs sentiments, profita d’une distraction de Roustouland pour achever, par cet entremets sucré, le repas sacrilège et anthropophagique qu’il avait commencé. Rigolo Tutu ne put plus s’asseoir de plusieurs années, ce qui décida son époux à la répudier comme incapable d’occuper le trône à ses côtés. Elle vint en France, mais le gouvernement, tout en l’accueillant avec bienveillance, ne put jamais lui rendre ce qu’elle avait perdu.
L’amiral se tut. La commandante eut un petit frisson et se roula deux ou trois fois dans le fond de son fauteuil qui en gémit, comme pour s’assurer qu’elle était bien encore assise sur quelque chose de sérieux.