III - L’homme-poule

1590 Words
III L’homme-poule – « Tout en étant d’accord sur le fait primordial, péremptoire et indubitable d’une série de transformations naturelles et physiologiques rattachant l’homme, par la chaîne incessante du progrès, à des espèces moins complexes, anatomiquement parlant, les savants disciples de Darwin ne se sont pas encore entendus sur l’origine qu’il lui faut attribuer et sur ses véritables ancêtres, le singe étant trop près de lui pour être considéré comme autre chose que son grand-père tout au plus. Ceux-ci le veulent faire venir du phoque… » – Les imbéciles ! exclama Le Kelpudubec interrompant grossièrement, suivant son habitude, la lecture à haute voix de l’excellent Laripète. – « Alléguant, continua celui-ci sans s’en s’émouvoir, les mœurs maritimes de certains hommes, lesquelles ne les empêchent ni de dire “papa” et “maman”, ni d’aspirer aux plus hautes destinées. D’autres lui veulent pour aïeul le porc… » – Quelle horreur ! s’écria à son tour la commandante. Et vous m’avez laissé manger du boudin au mépris des lois sacrées qui interdisent aux enfants la revanche des fils d’Ugolin ! – « Quelques-uns même, poursuivit l’impassible commandant, le font descendre du coq. » – Sapristi ! Ce n’est pas vous qui en descendez ! reprit l’incorrigible madame Laripète. – « S’appuyant sur ce fait indéniable que l’autopsie a découvert, à plusieurs reprises, des œufs en formation dans des créatures humaines, de l’un ou de l’autre s**e, d’ailleurs. Ces œufs ont été quelquefois assez nombreux, dans le même individu, pour constituer une omelette suffisante pour plusieurs personnes. Le plus célèbre exemple est celui du docteur Louffedru, qui, par un curieux concours de circonstances, se trouva expérimenter sur lui-même et laissa un mémoire… » – Mon ami, mon ami, qu’a donc l’amiral ? s’écria la commandante en montrant Le Kelpudubec à son mari. Le fait est que la vieille mazette de navigateur se tordait dans de véritables convulsions, poussant des : hi ! et des ha ! à jeter, rien qu’avec son souffle, une cathédrale par terre. Oui, l’antique nautonier se roulait dans son fauteuil avec d’inexprimables grimaces sur le visage, lançant en l’air ses grands bras et ses grandes jambes comme les télégraphes d’antan, tandis que ses longues dents mal affermies exécutaient dans sa bouche un innombrable claquement de castagnettes en délire. Rassurez-vous ! C’était un simple accès d’hilarité. Son doux ami Laripète ne lui en alla pas moins quérir un verre d’eau sucrée pour le remettre. * Quand ce fut fait et que l’amiral eut repris ses sens et, tous ensemble, leur sérieux : – Qu’ai-je donc dit de si ridicule ? lui demanda Laripète, légèrement vexé d’avoir été pris pour un simple comique. – Toi, rien, mon vieux, répondit Le Kelpudubec, mais c’est l’imbécile d’auteur dont tu te faisais l’interprète. – Imbécile ! si je te disais de quelle Revue ce roman remarquable est extrait… – Je m’en moque absolument. Je le connais mieux que lui et toi, le cas du docteur Louffedru, et d’autant mieux que cet insupportable savant était mon parrain. – Et l’histoire de l’omelette est controuvée ? – Le bonhomme y crut tout le premier et mourut de bonne foi en y croyant encore. Tout cela parce que je n’ai pas voulu lui révéler une fredaine de jeunesse, de peur que ce marsouin me déshéritât. Il ne m’en a pas laissé un radis de plus ; aussi laisserai-je, moi, éternellement planer sur son avare mémoire cette grotesque légende d’homme-poule qui le fit la risée de l’avenir. Car tout le monde se tord aux cours de l’École de médecine quand les professeurs en font part à leurs disciples. Et cependant ceux-ci ne savent pas le fin fond de l’aventure, le délicieux secret qui la relie aux plus poétiques temps de ma jeunesse. – Contez-nous ça, je vous en prie, amiral ! dit la commandante de sa voix la plus câline. – Tant il est vrai, continua l’amiral, devenu sérieux comme un baudet sous l’étrille, que l’amour, éternel Dieu des âmes, omnipotent créateur des êtres, mêle ses feux sacrés à toutes les choses de l’humanité, promenant partout le vent de son aile rose et l’ombre céleste de son carquois ; enveloppant de son prestige tous les horizons où s’arrêtent nos regards ; faisant tour à tour monter à notre face la sainte rosée des larmes et le soleil printanier du sourire ! Et, Dieu me damne ! les yeux du noble marin étaient humides, tandis qu’il s’exaltait à ces lyriques sentiments. – Apprenez donc comment j’aimais ! poursuivit-il, en s’adressant à la commandante. Mais toi, vieux maladroit, ne me parle plus jamais du docteur Louffedru ! Il est de vieilles blessures qu’un mot peut faire ressaigner plus sûrement qu’un coup de couteau. * – Oui ! j’aimais ! continua Le Kelpudubec. J’avais vingt ans, et celle que j’aimais était digne de mes hommages ! Quelle admirable fille que cette Célestine ! Vingt ans aussi, mais ne sortant pas comme moi de l’École navale ; peut-être un peu plus. – Mettons vingt-deux. Le plus complet épanouissement de charmes qu’il m’ait été donné de contempler. Toujours à l’étroit dans ses atours inutiles, il en jaillissait, à l’heure du berger, comme une cascade de chair rose. Son postérieur bondissait, joyeux, de ses jupes, comme un ballon qu’on délivre, et, ses seins étaient à peine soulagés de l’oppression du corset, qu’ils partaient comme deux gibus en faisant : clac ! – Mâtin ! murmura Laripète en passant sa langue gourmande entre ses moustaches. Mais la commandante lui allongea un maître coup de pied dans le mollet, lequel refréna ses inconvenantes impressions. – J’étais fou de cette élasticité radieuse dans sa splendeur, de cette débordante fermeté dans l’abondance. Ô nuits trop rapides, où j’étendais sur ces trésors une main enfiévrée ! Extases évanouies des beaux soirs où se révélait à mes yeux ravis ce rare accord de la quantité et de la qualité dans une personne élue ! Cette introuvable harmonie du poids et du nombre, de la matière et de la ligne, subjuguait mon esprit amoureux et scientifique à la fois. Tout marin est un peu astronome. Jamais, depuis ce temps-là, je n’ai pu contempler la lune sans de muets attendrissements. Et l’amiral, véritablement ému, acheva le verre d’eau sucrée qu’on lui avait apporté tout à l’heure. – Nous devions dîner ensemble ce soir-là. Elle demeurait rue Saint-Jacques, et m’attendait en me confectionnant elle-même, la douce créature ! les petits plats dont elle me savait friand ; je me rappelle encore la carte ; une omelette aux fines herbes, un perdreau rôti et une salade de homard. Un accident ridicule me mit en retard d’une demi-heure. Célestine était bonne comme le pain, mais emportée comme le lait en ébullition. Très ponctuelle en ses moindres gestes, elle avait confectionné l’omelette pour l’heure indiquée. Aussi me reçut-elle fort mal, et s’oublia-t-elle jusqu’à me lancer la salade de homard au visage. Je l’adorais, mais je n’étais pas patient. Pour répondre à cette injuste attaque, je saisis la poêle où se desséchait l’omelette et je jetai celle-ci – l’omelette, pas la poêle, – par la fenêtre. Après quoi nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre, en nous demandant mutuellement pardon. Nous dînâmes du seul perdreau, mais nous n’en arrivâmes que plus vite au dessert, qui était toujours le meilleur de notre repas. Ce fut une compote de baisers, un nougat de caresses, les quatre mendiants de l’amour dont le premier se mange sur les lèvres… – Mâtin ! réitéra Laripète, en roulant ses yeux de carpe. Mais un second coup de pied de sa femme dans l’autre mollet le ramena sur terre. – Ce fut la plus belle nuit de ma vie ! conclut Le Kelpudubec avec l’exaltation d’un thaumaturge. Ces colères d’amants sont l’absinthe du plaisir. – Il vient un âge où l’on prend cette absinthe sans dîner après ! dit mélancoliquement Mme Laripète. * – Je demeurais alors, poursuivit l’amiral, chez mon parrain, cet animal de docteur Louffedru, dont tu viens de me rabâcher le nom à m’assourdir. Quand je rentrai le lendemain matin, je trouvai à ce faux parent un air tout à fait drôle et solennel, à la fois grave et comique. – Qu’avez-vous, mon bon parrain ? lui demandai-je avec l’obséquiosité désintéressée d’un futur héritier. – Rien, me fit-il d’abord. Puis, comme pris d’un remords : – Mon pauvre enfant, continua-t-il, je crois que je viens de faire faire un grand pas à la science, mais hélas ! peut-être viens-je de découvrir aussi que je n’ai plus longtemps à errer sur cette planète. Car mon cas implique des désordres organiques, exclusifs de toute longévité. J’ai pondu. – Hein ! fis-je, en sautant en l’air d’étonnement. – Oui, mon ami, j’ai pondu. J’ai même pondu plusieurs œufs. J’en ai l’absolue certitude, comme tu en vas juger toi-même par le récit fidèle de ce qui m’est arrivé. – Vite, contez-moi ça, mon bienfaiteur ! Alors, prenant un air tout à fait mélancolique : – J’allais dîner en ville, me dit-il, chez un confrère qui demeure au Panthéon, et j’étais à mi-chemin, quand je fus pris d’une vive colique. Une rue étroite et montueuse, vide par l’heure du repas qui avait ramené sous leurs toits ses habitants et retenu les passants chez eux, s’offrit à ma vue. Je m’y engageai résolument et, bravant les ordonnances de police, je me mis en mesure d’expulser l’ennemi intérieur dont j’étais si mal à propos vilipendé. Je le crus faire, suivant toutes les règles de la civilité locale, c’est-à-dire après m’être approché de la muraille et avoir consciencieusement descendu mon haut-de-chausse sur mes talons. Mais, en me relevant, je m’aperçus avec stupeur que le papillon auquel j’avais cru donner la liberté était demeuré dans le filet, j’entends dans ma culotte, que je n’avais sans doute pas assez baissée. Je n’en allai pas moins dîner tranquillement chez le confrère, qui était affecté d’un coryza perpétuel. Mais, à peine rentré chez moi, je voulus constater le désordre introduit dans mon vêtement. Ô stupeur ! Une bonne odeur culinaire à laquelle je ne m’attendais pas ! et une omelette un peu écrasée, mais très reconnaissable encore à son parfum et à son facies typique ! Comment était-elle venue là ? Une seule hypothèse était possible. J’avais pondu, et les œufs, brisés en chemin, avaient été cuits par ma chaleur naturelle. Il n’est pas jusqu’à la présence des fines herbes que je m’expliquai par la salade que j’avais mangée le matin. L’omelette est là, que je soumettrai à l’analyse de la Faculté des sciences. Veux-tu voir ? – Merci, répondis-je. Mais où cela vous est-il arrivé ? – Rue Saint-Jacques, vis-à-vis le numéro 69. – Ah ! ! ! Grâce au ciel, je n’en ajoutai pas davantage. Mais la lumière s’était faite pour moi. L’heure, le lieu, tout concordait à la faire resplendir. L’omelette que j’avais jetée par la fenêtre était tombée dans la culotte entrebâillée de mon parrain ! Ce fut celle qu’il présenta à l’Institut, avec un mémoire à l’appui, lequel est encore classique aujourd’hui et dans les mains de tous les carabins. – Et tu n’as jamais détrompé la science ? interrogea Laripète. Isidore, c’est mal ! Surtout maintenant que tu n’as rien à espérer de ce généreux Louffedru. – Laisse-moi penser à Célestine ! répondit avec tristesse Le Kelpudubec, et il tomba dans une telle rêverie que, dix minutes après, il ronflait à incommoder un organiste.
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