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2811 Words
1322SAINT-ANTOINE. Messieurs les démons, Laissez-moi donc. LES DÉMONS. Non, tu danseras, Tu chanteras, Tu riras, La Tentation de saint Antoine. Une vraie débauche d’imagination, Un cauchemar éveillé. STERNE. Il ne se trouvait point, parmi les étudiants du collège d’Anchin, et l’on en comptait alors plus de huit cents, un jeune homme d’aussi bonne tournure et de mine aussi avenante que Jean Wattier. Il pouvait avoir vingt-cinq ans ; de beaux cheveux blonds sur les anneaux desquels il inclinait sa toque avec grâce : une robe courte qui dessinait à ravir les formes élégantes d’une taille svelte, et un fond inaltérable de joyeuseté avaient bientôt rendu Jean Wattier aussi cher à son hôtesse que le beau comptoir en chêne, trône de la digne épicière. Car madame Minart tenait au coin de la rue de l’Université, une boutique d’épiceries, et les chalands n’y manquaient pas, grâce à l’activité de l’excellente femme et à la jolie figure de mademoiselle Marguerite sa fille. Il est presque inutile de vous le conter, tant cela est naturel : Jean occupait à peine depuis deux mois, chez l’épicière, une petite chambre au second étage, que mademoiselle Marguerite attendait avec impatience l’heure à laquelle se terminaient les cours du collège, et trouvait toujours un prétexte pour s’en venir regarder à la porte. De son côté, l’étudiant, au lieu de discuter avec ses camarades, sur les doctrines émises par les professeurs, accourait de son plus vite au logis, sitôt la classe terminée. Vous sentez bien qu’à la suite d’une abstraite leçon de philosophie, on a besoin de repos et de délassement ; qu’avant de se retirer dans sa chambre pour se livrer à l’étude, on a besoin de se détendre l’esprit ; et, demandez-le à tout étudiant de Douai, rien n’est propre à cela comme une causerie intime et de bonne amitié avec ses hôtesses. Or, ce délassement se trouvait si fort du goût de Jean et de la blonde mademoiselle Marguerite, que l’escholier, assis devant elle sur le bout du comptoir, devisait là sans y prendre garde, jusque bien avant dans la soirée, et qu’il lui fallait passer une partie de la nuit pour rattraper le temps perdu de la sorte. Madame Minart, en voyant cela, se réjouissait intérieurement, et en frottait ses deux grosses mains blanches ; car Jean Wattier était orphelin, maître absolu de sa fortune, et, disait-on, riche de mille écus à la rose. La dot de Marguerite s’élevait à la moitié de cette sommé : il y avait là de quoi entretenir le ménage le plus heureux et le plus à l’aise de toute la ville. Et puis Jean, savant et laborieux comme il était, ne pouvait manquer de devenir un jour professeur, qui sait peut-être recteur du collège. Quelle joie si cela pouvait arriver ! Elle vendrait alors sa boutique, et irait demeurer chez son gendre le recteur, et quand elle se promènerait avec lui et avec sa fille, il n’y aurait point dans Douai une seule personne qui ne se découvrît avec respect devant M. le recteur et madame sa belle-mère. Madame Minart ne contrariait donc les amours de Jean et de mademoiselle Marguerite que juste autant qu’il le fallait pour les rendre plus vives, plus durables et les amener à bonne fin. Elle agissait pour cela avec un tact et une adresse que l’on ne saurait trouver autre part que chez la mère d’une jeune fille sans dot considérable, et en âge de se marier. Par exemple, si elle voyait à Jean et à sa fille une envie extrême de se dire de ces riens tendres que l’on murmure mystérieusement à l’oreille l’un de l’autre, et qui rendent insupportable la présence d’un tiers, vous pouvez être sûr que madame Minart avait toujours quelque chose à ranger dans sa boutique, et cela bien, bien longuement et de façon à désespérer les pauvres jeunes gens. Puis, il lui ressouvenait de je ne sais quel soin de ménage qui l’appelait à sa cuisine, et elle s’en allait à la fin, et à la grande satisfaction des amants, dont elle avait rehaussé les plaisirs par deux grands assaisonnements : la contrainte et l’attente. Un beau matin, après une nuit des plus agitées, Jean se leva précipitamment comme un homme qui prend une résolution désespérée, et se mit à faire sa toilette. Quand il l’eut terminée, et cela après plus d’une heure, il fit un pas pour sortir, et puis il revint se placer devant sa petite glace de venise, où il jeta encore un long regard. Ce regard fut satisfaisant, car jamais sa cravate n’avait été plus heureusement nouée, jamais le rasoir n’avait laissé sur son menton moins de traces d’une barbe assez épaisse. Seulement une petite pluche blanche imperceptible était, en dépit de la vergette, restée sur la manche de sa camisole brune. Il porta aux lèvres l’index de la main droite, l’humecta quelque peu, et le posant sur sa manche, enleva la petite pluche. Tandis qu’il se livrait à des soins si frivoles en apparence, on voyait néanmoins qu’il était agité par de graves émotions : les muscles de son visage éprouvaient cette légère tension convulsive qui se fait sentir particulièrement chez les organes de la respiration moins libre, et je ne sais quelle pâleur indécise altérait son teint, naturellement coloré. C’est qu’il s’agissait pour lui de cet évènement de la vie qu’un philosophe français prétend être la plus bouffonne de toutes les choses sérieuses ; c’est qu’il était en proie à cette anxiété inexplicable qui resserre la poitrine toutes les fois que l’on va risquer une tentative importante. Il avait beau s’énumérer les nombreuses invitations dont madame Minart l’avait accablé depuis quelques temps, il avait beau se rappeler les preuves d’amitié qu’il en recevait à toute heure, rien ne pouvait lui faire maîtriser son émotion ; et quoiqu’un refus ne parût pas vraisemblable, une secrète terreur, en dépit de tous ses raisonnements, ne le lui montrait pas moins comme certain. Cependant l’existence qu’il offre à sa femme, sans être brillante, sera paisible et heureuse. S’il n’a point d’opulence, il possède cette médiocrité aurea si vantée par Horace. Marguerite si bonne, d’une figure ravissante, doit être regardée, il est vrai, comme un bon parti, car il n’y a point à Douai beaucoup de dot de cinq cents écus. Mais, après tout, en portant même ses prétentions bien haut, peut-elle aspirer à mieux que lui ? On ne manquera pas, il lésait, d’alléguer qu’elle doit, selon toutes probabilités, hériter de la fortune d’une vieille tante ; mais que sont des espérances bâties sur la mort d’une tante qui s’avisera peut-être de vivre encore vingt ans, et qui peut disposer de ses biens en faveur d’une autre personne que sa nièce. Oh ! oui, s’il n’eût pas reçu d’elle un aveu timide et pourtant si tendre, si la douceur angélique de cette créature charmante ne lui assurait pas une existence délicieuse et paisible, il ne hasarderait pas la démarche qu’il va tenter. Mais ne serait-il pas plus prudent de faire connaître à madame Minart, par Marguerite, la demande qu’il va lui adresser ; du moins si elle y apporte des obstacles, il cherchera à les réfuter. Oh ! c’est là une idée excellente. Et Jean courut de ce pas à la chambrette de Marguerite pour lui faire part de cette résolution. Comme il allait heurter à la porte de ce chaste réduit, il jeta les yeux à travers les vitres de la porte. Damnation ! Marguerite était dans les bras d’un vieux juif laid et bossu, arrivé depuis quelques jours à Douai. Le personnage des Mille et une Nuits qui vit sa jeune épouse devenir dans ses bras un serpent effroyable fut moins cruellement désappointé que le malheureux Jean. Il voulut briser la porte pour se jeter sur l’infâme juif, mais une force magique rendit tout à coup perclus ses jambes et ses bras ; sa bouche ne put proférer aucun son, et, saisi par une invisible main, il se sentit emporter rapidement et jeter sur son lit. Là il se prit à pleurer amèrement, car il comprit que le juif était un sorcier, et Marguerite la victime des sortilèges du scélérat. Après s’être livré quelque temps au plus affreux désespoir, le désir de se venger lui rendit une sorte de courage. Il résolut d’épier les démarches du juif, de procurer des preuves de ses intelligences avec l’enfer, et de le dénoncer à la justice. Pour cela, il prit un poignard, se glissa furtivement chez son ennemi, et parvint à se cacher sous un lit où il pouvait voir tout ce qui se passerait, sans courir, lui, trop de risques d’être découvert. Cette chambre était encombrée d’instruments de chimie, d’ossements de mort, d’objets bizarres. Un grand poêle, adossé à une haute cheminée antique, brûlait en grondant, et supportait un chaudron de cuivre, où mitonnaient je ne sais quelles herbes dont la vapeur infecte s’élevait en tourbillons grisâtres. Le murmure de la houille et le chantonnement du chaudron étaient les seuls bruits qui se fissent entendre, et ajoutaient encore à l’effroi et au mystère de cet étrange lieu. N’importe : Jean s’arma de courage et résolut de mener à fin son aventure. Il était près de minuit quand le juif rentra : son premier soin fut de voir à quel point de cuisson se trouvaient les herbes : il se dépouilla de tous ses vêtements, s’oignit le corps entier d’une graisse qu’il prit dans une boîte d’argent et se plaça devant le poêle dont il attisa les charbons. À peine la flamme avait-elle relui sur les membres graissés du juif, qu’il disparut. On peut se faire une idée de la surprise et de l’effroi de Jean. Mais il était d’humeur aventureuse et intrépide. D’ailleurs l’infidélité qui bouleversait toutes ses idées et détruisait tous ses rêves de bonheur, avait exaspéré beaucoup son désespoir. Et aucun danger ne saurait faire rester un homme venu à ce point de détester une vie, où ne lui montrent plus que de l’isolement et des peines, la violence de sa douleur présente et la première angoisse de la perte qu’il fait. Jean jura donc de poursuivre, jusqu’au bout, son entreprise : il se dépouilla de ses vêtements, s’oignit, comme le juif de la graisse laissée là, et se plaça devant le feu, ainsi qu’il l’avait vu faire tantôt. À peine eût-il ressenti un peu de chaleur, qu’il éprouva dans tous ses membres quelque chose d’étrange. Il lui sembla qu’ils devenaient plus minces, s’allongeaient insensiblement, en un mot, s’effilaient d’une façon merveilleuse. Bientôt, en effet, il ne fut plus qu’un long fil immense que le courant d’air de la cheminée huma tout d’un coup et entraîna parmi les nuages. Jugez de l’effroi de Jean, quand il se sentit flotter de la sorte, au milieu des airs ! Il craignait à tout moment que le choc d’un oiseau ne le rompît en deux ! Et puis où allait-il ? Reprendrait-il jamais sa première forme. Ah ! mon Dieu ! qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il fait ? À la fin, et lorsqu’il eût ressenti les premiers frissons de la fraîcheur de la nuit, il s’aperçut avec joie que son corps commençait à se condenser et à reprendre des proportions un peu moins fluettes et un peu plus solides. Après un quart d’heure de voyage aérien, il se sentit redevenu tout à fait à sa première forme ; et à l’instant même, ses pieds touchèrent un terrain solide. Alors, il se fit une grande lumière, et il se trouva dans la cour d’honneur d’un palais magnifique. Il entra hardiment dans le vestibule. Un valet vêtu d’une livrée rouge à galons d’or vint au-devant de lui et demanda son nom. À peine eût-il répondu Jean Wattier, que le valet se prit à rire aux éclats, et, ouvrant la porte d’un vaste salon, annonça, non sans continuer à rire : M. Jean Wattier. À l’instant même, plus de deux millions d’éclats de rire éclatèrent de toutes parts, et il se passa plus d’un quart d’heure avant que ce rire effroyable eût cessé. Jean, en quelque sorte rendu stupide, demeurait immobile près de la porte et n’osait faire un pas. Une jeune femme, au teint fort basané, mais pleine de légèreté et de grâce, vint à la fin le prendre par le bras et le tirer de sa stupéfaction. – Allons, allons, mon beau jeune homme, dit-elle, pour venir ici sans être invité, vous n’en serez pas moins le bien venu. De la gaîté ! Vous allez faire avec moi la première contre-danse ; ensuite nous souperons ensemble, et je vous donnerai même un gîte, si je suis contente de vous. L’escholier, qui avait repris courage, donna la main à sa danseuse, et se mit à sauter à l’envi de tous les autres. Cependant, en dépit de sa gaîté et des frais d’esprit qu’il faisait pour complaire à sa brune danseuse, il éprouvait je ne sais quelle angoisse secrète qui lui ardait à la gorge et à la poitrine. Cette angoisse devint bien pire lorsqu’il aperçut en face de lui le damné juif, cause de ses malheurs et de la singulière aventure où il se trouvait jeté ; aventure dont il pressentait que le dénouement ne devait pas être heureux. Jean se contint d’abord, mais quand il vit le scélérat le montrer du doigt, et rire en contant quelque chose à son voisin, il s’élança vers son ennemi. À sa grande surprise, il ne put marcher, et il lui fallut, en dépit de tous ses efforts, continuer à danser sur place, et dans l’impossibilité de faire d’autres gestes et d’autres pas que les gestes et les pas exigés par la danse. La petite femme brune qu’il tenait par la main lui dit alors : – Jean, veux-tu m’épouser, et je te venge du juif. Vois ma puissance. Elle fit un signe, et à l’instant même le bossu se trouva suspendu au plafond, les pieds en l’air, et empalé par un rayon de flamme qui pétillait et jaillissait comme un énorme fusée. – Épouse-moi, répéta la petite femme brune, épouse-moi, tu partageras ma puissance. Tiens, signe le contrat. Et elle lui présenta un parchemin rouge, écrit en lettres d’or, ni plus ni moins qu’un cartulaire du temps de Charlemagne. Comme Jean ne se pressait pas trop de faire réponse à cette déclaration, la jeune femme lui répéta encore une fois les mêmes paroles, et, sans doute pour faire décider l’escholier avec plus de promptitude, elle lui, donna un petit coup sur l’épaule. Le pauvre Jean se mit alors à pirouetter sur lui-même comme une toupie. – Dieu, me soit en aide ! s’écria-t-il alors d’une voix piteuse. Le tonnerre gronda, un bruit horrible se fit entendre, et Jean se trouva au milieu de la mer, sur un rocher, et entouré de sorciers qui se hâtaient de prendre la fuite ; les hommes en s’élevant dans les airs par le moyen de certaines paroles magiques, les femmes en enfourchant un manche à balai. Jean se tenait là bien en peine, tâchant d’ouïr les paroles que disaient les sorciers pour s’élever en l’air ; enfin l’un d’eux partit si près de lui qu’il l’entendit murmurer distinctement trois syllabes baroques : orcamon. Dans sa joie, il s’empressa de le répéter, mais il le fit avec tant de précipitation qu’il le répéta mal et dit monorca. Hélas ! au lieu de s’élever dans les airs comme les autres, il partit rasant la terre, à plat ventre, et avec l’impétuosité d’une flèche. Tant qu’il ne fit que voyager de la sorte, au-dessus du rocher nu et sans un seul arbre, cela n’alla point trop mal. Mais quand il arriva au-dessus de la mer, chaque vague qui s’élevait un peu trop haut vint heurter comme un marteau d’enclume contre sa tête, et lui causer des douleurs inexprimables. Ce fut bien pis, quand il arriva à terre, car il laissait des lambeaux de vêtements, de cheveux, de chairs, dans chaque haie, dans chaque buisson qu’il traversait, toujours avec la promptitude d’une flèche. Il fut bien heureux de ne pas rencontrer le tronc d’un arbre ou le mur d’une maison, car il se serait infailliblement brisé contre ces objets. Enfin, il se rappela que, sur le rocher, une sorcière, mal enfourchée apparemment sur sa monture de bouleau, était descendue du haut des airs en prononçant le mot abracadabra. Il le prononça à tout hasard, et à sa grande satisfaction, il se trouva debout, et aux portes de Douai. Il commençait à faire nuit, et il se hâta de gagner la rue de Bellair, bien content de pouvoir s’y rendre sans que personne ne le vit dans l’état où il se trouvait. À la clarté des réverbères, il lui sembla que les maisons avaient changé d’aspect ; mais, sans penser plus loin, il alla tout droit chez madame Minart, et heurta à la porte. Une femme de cinquante ans environ, et qu’il ne connaissait pas, vint ouvrir, jeta un cri, laissa tomber sa lumière et s’enfuit. Surpris de cet accueil, il entra, ralluma la lumière au foyer et monta à sa chambre ; il la trouva occupée par un étranger dans les bras duquel s’était réfugiée la femme qui avait ouvert la porte et qui répétait avec effroi : l’âme de Jean ! l’âme de Jean. La vue de l’escholier redoubla la terreur de cette femme, terreur bien partagée du reste par son compagnon. – Je ne suis point une âme, mais bien ce Jean dont vous parlez. Mais vous, qui donc êtes-vous ? au nom du Dieu tout-puissant, répondez. – Marguerite ! s’écria l’inconnu, ne répondez pas. – Marguerite, répéta l’escholier ! vous vieillie à ce point ! Et depuis quel temps ai-je donc disparu de ce logis ? Répondez, au nom de la tendresse que j’ai eue pour vous ? – Depuis vingt-deux ans ! répondit-elle. Marguerite et son mari, car elle était mariée et mère de huit enfants, se remirent à la fin de leur terreur et consentirent à écouter Jean, et à ouïr le récit de ses étranges aventures. Ils offrirent un asile à l’escholier, jusqu’à ce qu’il se retrouvât en possession de son propre bien, dont un cousin éloigné avait fait l’héritage. Ce fut un procès long, célèbre, et dont les jurisconsultes parlent encore à Douai. Redevenu possesseur de sa petite fortune, Jean Wattier continua à demeurer chez le mari de Marguerite ! Je l’ai beaucoup connu dans mon enfance, et je l’ai ouï plus d’une fois raconter les faits merveilleux et véridiques dont vient de prendre connaissance le bénin lecteur. Le filet de la ViergeCHRONIQUE VALENCIENNOISE
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