VIII
Juste à l’endroit de Snow-Hill où les chevaux d’omnibus qui partent pour l’est de la ville sont tentés de se laisser tomber exprès, et où ceux des fiacres qui vont vers l’ouest tombent souvent par accident, est située la cour intérieure de l’auberge dite la Tête de Sarrasin.
Au-dessus de votre tête vous remarquez une fenêtre avec ce mot : Café, peint en caractères lisibles sur le devant, et puis, en regardant derrière cette fenêtre, vous pourriez apercevoir de plus, en ce moment, M. Wacford Squeers, les mains dans ses poches.
L’extérieur de M. Squeers ne prévenait pas en sa faveur. Il n’avait qu’un œil, et je ne sais si c’est un préjugé, mais généralement on en préfère un de plus. L’œil qu’il possédait n’était certainement pas sans utilité, mais ce n’était pas assurément un œil d’agrément, car il était d’un vert gris, quant à la couleur, et, quant à la forme, il ressemblait à ces impostes vitrées qui couronnent d’un éventail la porte d’entrée des maisons. Le coin de l’œil, ridé et ratatiné, lui donnait une physionomie sinistre, surtout quand il voulait sourire, car alors l’expression de la physionomie prenait quelque chose de traître et de faux. Il avait les cheveux plats et luisants, excepté à la racine, où ils se redressaient, raides comme les crins d’une brosse, sur son front bas et protubérant ; le tout en harmonie avec la rudesse de sa voix et la grossièreté de ses manières. Il pouvait avoir de cinquante à cinquante-trois ans ; sa taille était un peu au-dessous de la moyenne. Il portait au col une cravate blanche à longs bouts ; son costume, tout scolastique, était entièrement noir, mais les manches de son habit étaient beaucoup trop longues et les canons de son pantalon beaucoup trop courts ; il n’avait pas l’air à son aise dans ses vêtements, et paraissait surtout dans un étonnement perpétuel de se voir si bien mis.
M. Squeers se tenait dans une stalle, près de la cheminée du café, avec une table devant lui, telle qu’on en voit dans tous les cafés ; mais il y en avait deux autres dans les encoignures, de forme et de dimension extraordinaires, pour s’accommoder aux angles de la cloison. Sur un coin de la banquette était une toute petite malle de bois blanc, attachée avec un misérable bout de ficelle. Sur cette malle était perché un atome de petit garçon dont on voyait pendiller les bottines lacées et la culotte de peau. Il avait la tête enfoncée dans les épaules jusqu’aux oreilles, les mains étalées sur ses genoux, et jetait de temps en temps un coup d’œil furtif du côté du maître de pension avec des signes manifestes d’appréhension et de terreur.
« Trois heures et demie passées ! murmura M. Squeers, détournant les yeux de la fenêtre pour les reporter d’un air de mauvaise humeur sur la pendule du café : il ne viendra personne aujourd’hui. »
À cette pensée, M. Squeers, profondément vexé, regarda le petit garçon, dans l’espérance qu’il ferait quelque chose pour mériter d’être battu. Mais comme l’enfant ne faisait rien du tout, il se contenta de lui donner une paire de taloches, en lui disant de ne pas recommencer.
« Monsieur Squeers, dit le garçon d’auberge, passant en ce moment la tête par la porte entrouverte, il y a là un gentleman qui vous demande.
– Faites entrer le gentleman, répondit M. Squeers en adoucissant sa voix. Et vous, petit drôle, mettez votre mouchoir dans votre poche, ou je vais vous assassiner quand le gentleman sera parti.
– C’est monsieur qui est M. Squeers, je pense ? demanda l’étranger, une fois introduit.
– Moi-même, monsieur, répondit M. Squeers. Vous venez pour affaire, monsieur ? je le vois à ces petits messieurs que vous avez avec vous. Comment vous portez-vous, mes petits amis, et vous, monsieur, comment vous portez-vous ? »
En même temps il donnait des petits coups caressants sur la tête de deux enfants aux yeux caves, et d’une structure délicate, que l’étranger avait amenés avec lui, et semblait attendre de plus amples renseignements.
« Je suis dans la couleur à l’huile. Je m’appelle Snawley, monsieur », dit le nouveau venu.
Squeers inclina la tête comme s’il voulait dire : « Vous portez là un bien joli nom ! »
« J’ai l’intention, dit l’autre, de vous les confier. C’est particulièrement sur leur moralité que je vous prierai de veiller.
– J’en suis charmé, monsieur, reprit M. Squeers, se redressant orgueilleusement ; ils seront justement à la véritable école de la moralité, monsieur.
– Vous êtes vous-même un homme moral, dit le père.
– Mais je m’en flatte, monsieur, répliqua Squeers.
– Je m’en suis assuré, dit M. Snawley ; j’ai pris des informations près d’un de vos répondants, qui m’a dit que vous étiez très pieux.
– C’est vrai, monsieur, j’espère que je suis connu pour cela.
– C’est comme moi, reprit l’autre. Je voudrais vous dire un petit mot dans le cabinet voisin.
– Volontiers, dit Squeers avec un rire forcé. Mes chers enfants, amusez-vous à causer avec votre nouveau camarade. »
Snawley était un homme à la peau luisante, au nez épaté ; il portait des vêtements de couleur sombre, de longues guêtres noires, et toute sa personne respirait un air de sainte mortification.
« Il faut que vous sachiez, dit Snawley, que je ne suis pas le père de ces deux enfants qui sont là, à côté ; je ne suis que leur beau-père.
– Ah ! ah ! dit le maître de pension. À la bonne heure. Je me demandais aussi pourquoi, diable ! vous alliez les envoyer en Yorkshire. Ha ! ha ! oh ! maintenant je comprends.
– Voyez-vous, j’ai épousé leur mère, poursuivit Snawley. C’est trop coûteux de garder des enfants à la maison, et, comme elle a quelque argent à elle, j’ai peur (les femmes sont si peu raisonnables, monsieur Squeers) qu’elle ne soit tentée de le gaspiller pour eux, ce qui les ruinerait, vous comprenez ?
– Je comprends, dit Squeers, se rejetant en arrière dans son fauteuil, et lui faisant signe de ne pas parler trop haut.
– C’est là, continua Snawley, ce qui m’a fait prendre le parti de les mettre dans quelque bonne pension, un peu loin, où il n’y eût pas de congés, pas de ces absurdes vacances qui dérangent deux fois par an les enfants, pour les envoyer à la maison, et où ils puissent un peu se dégrossir, vous comprenez ?
– Les payements seront réguliers, et qu’il n’en soit plus question », dit Squeers avec un signe de tête.