III
Noggs poussa un petit grognement à son usage, par lequel il terminait toute discussion avec son maître, pour faire entendre que c’était lui qui triomphait, et (comme il parlait rarement, si ce n’est pour répondre) il retomba dans son silence bourru, et se frotta lentement les mains l’une contre l’autre, non sans faire craquer ses doigts et les serrer de manière à leur imprimer toutes sortes de contorsions. Cette habitude routinière, à laquelle il se livrait à tout propos, et le regard fixe qu’il avait soin d’imposer à son bon œil pour le mettre d’accord avec le mauvais, de manière à dépister le curieux qui aurait voulu savoir de quel œil il regardait, étaient deux singularités de M. Noggs, qui n’en manquait pas, et frappaient tout d’abord l’observateur qui le voyait pour la première fois.
« Je vais ce matin à la Taverne de Londres, dit M. Nickleby.
– Séance publique ? » demanda Noggs.
M. Nickleby fit un signe d’assentiment.
« J’attends une lettre de l’avoué pour cette hypothèque de Ruddle. Si elle venait, ce ne sera toujours que par la distribution de deux heures. C’est le moment où je sortirai de la Cité pour aller à Charing Cross : je prendrai le trottoir de gauche ; s’il y a une lettre, venez à ma rencontre, vous me l’apporterez. »
La réunion d’actionnaires ayant pris fin, M. Ralph Nickleby se dirigea vers l’ouest de la ville. En passant devant Saint-Paul, il se retira sous une porte pour mettre sa montre à l’heure, et, la main sur la clef, l’œil sur le cadran de la cathédrale, il allait tourner l’aiguille, quand un homme s’arrêta tout à coup devant lui, c’était Newman Noggs.
« Ah ! Newman, dit M. Nickleby, les yeux toujours levés sur l’horloge, la lettre pour l’hypothèque est venue, n’est-ce pas ? Je m’en doutais.
– Erreur ! reprit Newman.
– Comment ! Et vous n’avez vu personne à propos de cette affaire ? » demanda M. Nickleby avec inquiétude.
Noggs secoua la tête.
« Alors qui est-ce qui est venu ? poursuivit M. Nickleby.
– Moi, dit Newman.
– Rien de plus ? »
Comme le patron disait cela, son visage se rembrunit.
« Ceci, dit Newman, tirant de sa poche une lettre timbrée à la poste : "Strand", cachetée de noir, bordée de noir, une main de poste : "Strand", cachetée de noir, bordée de noir, une main de femme ; C.N. dans un des coins.
– Un cachet noir ! dit M. Nickleby en jetant un coup d’œil sur la lettre. Il me semble que cette écriture ne m’est pas tout à fait inconnue. Newman, je ne serais pas surpris que mon frère fût mort.
– Certainement non, vous ne le seriez pas, dit Newman tranquillement.
– Et pourquoi cela, monsieur ? demanda M. Nickleby.
– Parce que vous n’êtes jamais surpris de rien, répliqua Newman ; voilà tout. »
M. Nickleby prit la lettre des mains de son clerc, en fixant sur lui un regard glacial, l’ouvrit, la lut, la mit dans sa poche, et, ayant réglé sa montre à une seconde près, il se mit à la monter.
« Je le disais bien, Newman, reprit M. Nickleby, tout en poursuivant son opération, il est mort. Eh bien ! voilà du nouveau, par exemple ; franchement, je ne m’y attendais pas.
– Des enfants vivants ? demanda Noggs en se rapprochant de son maître.
– Parbleu ! c’est bien là le hic, reprit M. Nickleby comme s’il avait justement l’esprit occupé d’eux en ce moment. Ils sont bien vivants tous les deux.
– Deux ! répéta Newman Noggs à voix basse.
– Et la veuve donc ! ajouta M. Nickleby. Ils sont tous les trois à Londres, Dieu me pardonne ! tous les trois ici, Newman ! »
Newman laissa son maître passer devant, et l’on eût pu voir sa figure se contracter d’une façon singulière, comme par l’effet d’un spasme nerveux. Mais quant à dire si c’était paralysie, ou chagrin, ou rire intérieur, il n’y avait que lui qui pût le savoir.
« Retournez à la maison », dit M. Nickleby après s’être avancé de quelques pas, et il fit les gros yeux à son clerc, comme s’il grondait un chien.
Newman n’attendit pas son reste et se perdit dans la foule.