II
M. Ralph Nickleby n’était pas, à proprement parler, comme qui dirait un négociant ; ce n’était pas non plus un banquier, ni un avocat consultant, ni un notaire. Ce n’était certainement pas un marchand, bien moins encore aurait-il pu prendre le titre de quelque spécialité professionnelle, car il eût été impossible de citer une profession connue à laquelle il appartînt. Néanmoins, comme il habitait, dans Golden-Square, une maison spacieuse, ornée d’abord d’une plaque de cuivre sur la porte de la rue, puis d’une autre deux fois plus petite sur le guichet à gauche, sur laquelle on lisait en grosses lettres le mot Bureau, il était clair que M. Ralph Nickleby faisait ou prétendait faire des affaires de quelque nature. Et si l’on en voulait une preuve plus irrécusable encore, on n’avait, pour dissiper ses doutes, qu’à observer la scrupuleuse exactitude avec laquelle, tous les jours, de neuf heures et demie à cinq heures, un homme à face blême, en habit jadis noir, la plume à l’oreille, se tenait assis, sur un tabouret extrêmement dur, dans une espèce d’office, au bout du corridor, excepté quand le bruit de la sonnette l’appelait à la porte d’entrée.
M. Ralph Nickleby était assis un matin dans son cabinet particulier, tout prêt à sortir. Il portait un spencer vert-bouteille par-dessus un habit bleu ; un gilet blanc, un pantalon gris mélangé, enfoncé dans des bottes à la Wellington. Ce spencer, autrefois à la mode, ne descendait pas assez par devant pour masquer une longue chaîne de montre en or, composée d’une série d’anneaux unis, dont le dernier était orné de deux petites clefs, l’une appartenant à la montre même, et l’autre à quelque cadenas de sûreté. M. Nickleby avait sur la tête une légère pointe de poudre, destinée sans doute à lui donner un air bienveillant. Mais, si telle était son intention, il aurait peut-être mieux fait, pendant qu’il y était, de poudrer sa figure. Car il y avait dans ses rides mêmes et dans son œil glacé, toujours en mouvement, quelque chose qui trahissait un esprit rusé, en dépit de ses efforts pour dissimuler sa ruse.
M. Nickleby ferma un livre de comptes qui était ouvert devant lui, sur son bureau, puis, se rejetant en arrière, dans son fauteuil, il porta d’un air distrait ses regards à travers les vitres poudreuses de sa fenêtre. À la fin, ses yeux s’égarèrent à gauche, sur une autre petite croisée non moins sale, à travers laquelle on voyait confusément la figure du commis, dont il rencontra les regards ; il lui fit signe de venir.
LE CLERC SE PRÉSENTA.
Docile à cette invitation, le clerc laissa là sa haute escabelle, polie comme un miroir par un long commerce avec sa culotte, et se présenta dans le cabinet de M. Nickleby. C’était un homme grand, entre deux âges, avec des yeux à fleur de tête, dont l’un paraissait immobile, le nez rubicond, la face cadavéreuse, un accoutrement mal assorti de vêtements qui montraient la corde, beaucoup trop petits pour sa taille, et où l’on avait ménagé les boutons avec une telle parcimonie qu’il lui fallait bien de l’habileté pour réussir à les faire tenir sur lui.
« N’est-il pas midi et demi, Noggs ? dit M. Nickleby d’une voix aigre et rude.
– Il n’est encore que vingt-cinq minutes au… (Noggs allait dire : au cabaret ; mais il se ravisa prudemment)… à Saint-Paul, continua-t-il.
– Ma montre s’est donc arrêtée ? dit M. Nickleby ; je ne sais pas comment cela se fait.
– Pas montée ? suggéra Noggs.
– Si, dit M. Nickleby.
– Alors… démontée ? reprit Noggs.
– J’espère que non, répliqua M. Nickleby.
– Il faut bien…, dit Noggs.
– C’est bon, riposta M. Nickleby, remettant dans sa poche la montre à répétition ; peut-être bien. »