XII
« Messieurs et mesdames, la voiture est prête, s’il vous plaît », dit un nouveau conducteur en ouvrant la porte.
Le jour se passa assez peu agréablement, et le soir, vers six heures, Nicolas, M. Squeers et les petits garçons, avec leur bagage commun, furent descendus de compagnie à l’hôtel George-and-New, Greta-Bridge.
M. Squeers, arrivé à bon port, laissa sur la route Nicolas, ses élèves (et leur bagage) s’amuser à regarder changer de chevaux, pendant qu’il courait au café de l’hôtel. Quelques minutes après, il revint, ayant bien employé son temps, autant qu’on en pouvait juger par le coloris de son nez et par un léger hoquet. Au même instant sortit de la cour un tilbury crasseux avec une charrette, conduite par deux journaliers.
« Mettez les enfants et les malles dans la charrette, dit Squeers en se frottant les mains ; ce jeune homme et moi, nous allons monter dans le tilbury. Montez, Nicolas. »
Nicolas obéit. M. Squeers eut quelque peine à persuader à son roussin de se montrer aussi docile ; enfin ils démarrèrent, laissant la charretée d’enfants venir comme elle pourrait.
« Sautez à bas, dit Squeers quand ils furent enfin arrivés à destination. Holà ! ici ! qu’on vienne prendre le cheval et le mettre à l’écurie. Qu’on se dépêche, s’il vous plaît. »
Pendant que le maître de pension poussait ainsi des cris d’impatience, Nicolas eut le temps d’observer que son prétendu Hall se composait d’une maison longue, assez triste, bâtie seulement à un étage, avec quelques misérables constructions sur le derrière, une grange et une écurie y attenantes. Une minute ou deux après, on entendit quelqu’un débarrer la porte, et l’on vit apparaître un grand garçon bien maigre, une lanterne à la main.
« Est-ce vous, Smike ? cria Squeers.
– Oui, monsieur.
– Alors pourquoi, diable ! n’êtes-vous pas venu plus tôt ?
– Pardon, monsieur, c’est que je m’étais endormi près du feu, dit humblement Smike.
– Du feu ! quel feu ? où y a-t-il du feu ? demanda le maître de pension avec aigreur.
– C’est seulement à la cuisine, monsieur, répliqua l’autre : Madame m’a dit que, comme je veillais, je pouvais aller m’y chauffer.
– Votre maîtresse ne sait ce qu’elle dit, repartit Squeers. Vous auriez été diantrement plus exact à veiller au froid, j’en réponds. »
Pendant ce temps-là M. Squeers avait mis pied à terre, et, après avoir donné ordre à son garçon de dételer et de rentrer le cheval, en lui recommandant bien de ne plus lui donner d’avoine jusqu’au lendemain, il dit à Nicolas d’attendre un moment à la porte, pendant qu’il allait faire un tour dans la maison, pour l’introduire.
La foule de mécomptes assez désagréables que Nicolas avait eu à subir dans le cours du voyage vint assaillir alors son esprit avec plus de force quand il se vit seul. L’éloignement considérable où il était de sa famille, et l’impossibilité absolue de retourner la rejoindre autrement qu’à pied, quelque envie qu’il en eût, se présentèrent à son esprit sous les plus tristes couleurs ; et, en levant les yeux sur cette maison lugubre et ses fenêtres sombres, puis après, en les reportant à la ronde sur ce pays désert, couvert de neige, il éprouva un découragement et un désespoir tels qu’il n’en avait jamais ressenti de pareils.
« Vous pouvez venir maintenant ! s’écria Squeers, passant la tête par la porte. Où êtes-vous, Nickleby ?
– Ici, monsieur, répondit Nicolas.
– Entrez donc, dit Squeers, il fait, à cette porte, un vent qui vous coupe la figure. »
Nicolas soupira et se dépêcha d’entrer. M. Squeers, ayant mis le verrou pour tenir la porte fermée, l’introduisit dans un petit parloir chichement garni de quelques chaises.
Il n’y avait pas deux minutes qu’il était dans cette pièce, quand une femme s’y précipita. La dame, grande, forte, et sèche comme un os, avait à peu près la tête de plus que M. Squeers, et portait une camisole de nuit en basin ; elle était en papillotes, coiffée aussi d’un bonnet de nuit malpropre, orné d’un mouchoir de coton jaune, qui l’attachait sous son menton.
« Ma chère, dit M. Squeers, voilà le nouveau jeune homme.
– Ah ! répliqua Mme Squeers, faisant un signe de tête à Nicolas pour tout salut, et le toisant froidement des pieds à la tête.
– Il va manger avec nous ce soir, dit Squeers, et il ira avec les élèves demain matin. Vous pouvez lui dresser un lit de sangle pour cette nuit, n’est-ce pas ?
– Il faudra bien qu’on s’arrange », répondit la dame.
Une jeune servante vint servir sur la table une tourte du Yorkshire et du bœuf froid, en même temps que M. Smike apparut, un pot d’ale à la main.
Nicolas fut frappé tout d’abord de l’extraordinaire bigarrure des vêtements qui composaient son costume. Quoiqu’il dût avoir au moins dix-huit ou dix-neuf ans, et qu’il fût même assez grand pour cet âge, il portait un habillement enfantin tel qu’on le voit d’ordinaire à de tout petits garçons ; ce n’est pas qu’il fût trop étroit pour embrasser sa taille frêle et sa poitrine resserrée, mais il était ridiculement court des canons et des manches. Pour que le bas de ses jambes fût en parfaite harmonie avec ce singulier accoutrement, elles flottaient dans une paire de grandes bottes, qui, à l’origine, avaient dû avoir des revers ; aujourd’hui, après avoir été usées sans doute par quelque fermier robuste, elles étaient trop déchirées et trop rapiécées pour en faire cadeau à un mendiant. Quant à son linge, depuis que le pauvre diable était dans cette maison, et Dieu sait s’il y avait longtemps, c’était encore le même. De plus, Smike était estropié.
Il n’y avait qu’un bifteck : c’était naturellement pour M. Squeers, qui ne se fit pas prier pour l’expédier avec diligence. Nicolas approcha sa chaise pour se mettre à table, quoique sans appétit.
« Comment trouvez-vous le bifteck, Squeers ? dit madame.
– Tendre comme un agneau, répliqua Squeers. En voulez-vous un morceau ?
– Il me serait impossible de rien prendre, répondit son épouse. Qu’est-ce que je vais donner au jeune homme, mon bon ami ?
– Tout ce qu’il voudra de ce qui est servi sur la table, répondit Squeers dans un accès de générosité inaccoutumée.
– Que voulez-vous, monsieur Knuckleboy ? demanda alors Mme Squeers.
– Je prendrai un peu de tourte, s’il vous plaît ; très peu, car je n’ai pas faim.
– Ma foi, ce serait dommage d’entamer la tourte si vous n’avez pas faim ; qu’en dites-vous ? lui demanda Mme Squeers. Voulez-vous essayer d’un morceau de bœuf.
– Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nicolas machinalement, cela m’est parfaitement égal. »
Mme Squeers parut on ne peut plus satisfaite de cette réponse ; elle fit à Squeers un signe de tête qui voulait dire qu’elle était charmée de voir le jeune homme comprendre sa position ; et elle récompensa Nicolas d’une tranche de viande qu’elle lui coupa de ses propres mains.
Le souper fini, et la table desservie par la petite servante, qui regardait les plats d’un œil affamé, Mme Squeers se retira pour les enfermer sous clef.
M. Squeers se mit à pousser d’horribles bâillements, et fut d’avis qu’il était grand temps d’aller se coucher. À ce signal, Mme Squeers et la servante tirèrent dans la chambre une paillasse et une couple de couvertures, et en firent un lit pour Nicolas.
« Bonsoir, Nickleby, dit M. Squeers. Demain, à sept heures du matin, soyez exact.
– Je serai prêt, monsieur, répliqua Nicolas. Bonsoir. »