Chapitre 2-1

2017 Words
Chapitre 2 Le lendemain, la nouvelle tribu reprit son chemin, sans noter de défection consécutive à un changement d’avis. Les hommes qui la constituaient avaient tous choisi en connaissance de cause et acceptaient à la fois les origines d’Aila et d’Adrien ainsi que leur quête. Ils avaient également admis la nécessité de laisser à leur chamane guerrière ou même à Kazar la liberté de dire ou de taire qui ils étaient vraiment. Pour eux, le prince devenu hagan avait largement démontré sa valeur et son attachement à leur peuple ; ils n’en demandaient pas plus. Quéra connaissait le projet de la jeune femme de retrouver la tribu principale et son chef. Il en avait discuté avec Topéca, l’incitant à la prudence, en particulier, vis-à-vis du fils d’Acri, Hang, qui prêchait davantage la haine que son père. Cependant, Aila poursuivait le chemin qui était le sien, sans aucune chance de l’amener à renoncer. Les hommes de Quéra croisèrent de nombreux clans auxquels ils se joignaient l’espace d’une nuit. Aila se contentait de partager la raison de sa présence en pays hagan et sa vision, laissant les autres membres de son groupe achever de convaincre ceux qui envisageaient de suivre la chamane. Plus le temps passait, plus le nom de Topéca résonnait dans la montagne, emporté par elle ne savait quel vent facétieux. Chaque rencontre lui prouvait l’intérêt grandissant qu’elle générait, renforcé par l’arrivée incessante de nouvelles recrues. Naturellement, ses détracteurs étaient eux aussi de plus en plus nombreux. Ainsi, sa tribu découvrait la douloureuse expérience de la confrontation avec les leurs, accablée par cette lutte fratricide. Toutefois, vigilant, Quéra veilla à maintenir le cap, avec diplomatie. Sage et attentif, il écoutait et conseillait chacun. Aila qui l’accompagnait régulièrement à la rencontre des Hagans le laissait de plus en plus souvent s’exprimer seul, n’intervenant que lorsqu’elle sentait un flottement dans son discours, en de très rares occasions. De son côté, elle rassurait et réchauffait les cœurs en exposant ses rêves et ce qu’ils accompliraient ensemble. Ses paroles suffisaient, temporairement tout du moins, à calmer les chagrins et les doutes provoqués par les inévitables frictions entre des courants de pensée opposés. Comme dépositaire d’une mission particulière, la tribu initiale mettait tout en œuvre pour convaincre d’éventuelles recrues, mais avec tact. Régulièrement, de nouveaux couples, des familles ou des isolés venaient agrandir le groupe qui les accueillait aussitôt avec empressement. Au sein de leur communauté se développait un sentiment d’appartenance et de solidarité dont le mérite était d’effacer les regrets qui avaient pu accompagner leur départ. Aila et Quéra prenaient la peine d’expliquer la mesure de leur engagement : se battre aux côtés de peuples comme celui Avotour et s’exposer au déplaisir d’être rejeté avec force par les siens. Ils hochaient la tête avec gravité, conscients des épreuves qui les attendaient. De plus, l’exclusion risquait de ne pas se cantonner aux autres Hagans, car la mentalité des hommes d’Avotour devrait également évoluer pour les accepter. Cette réconciliation exigerait indéniablement du temps et de la patience, mais valait le coup. Il faudrait juste ne pas renoncer dès les premières ornières… Adrien aurait pu se sentir évincé par le duo que formaient Quéra et Aila, mais ce n’était pas le cas. Si Avotour se considérait comme une société communautaire, ce qui était vrai de prime abord, elle était loin de créer un sentiment d’allégeance aussi intense et sincère que celui qu’il rencontrait aujourd’hui. Il était conscient que leur tribu, avec ses soixante-dix membres, ne pouvait nullement être comparée avec un pays en son entier, mais, contrairement à la population d’Avotour, tous avaient choisi de vivre ensemble, unis par des convictions identiques. Le prince avait noué tant de nouvelles relations autour de lui qu’il se sentait parfois débordé par l’affluence d’invitations à manger chez les uns ou les autres, gérant cette profusion au mieux pour ne froisser personne. Adrien se découvrait lui-même au sein de la simplicité et de l’honnêteté foncière de ce peuple qui répondait à ses aspirations les plus profondes. Jamais il n’aurait avoué à quel point son plaisir de vivre ici dépassait largement tout ce que son propre pays lui avait jusqu’alors inspiré. Il aimait Avotour, mais pas de cette façon si intense, si totale. Pour la première fois de sa vie, il avait l’impression d’exister pleinement et d’être plus heureux qu’il ne l’avait jamais été… Pour contourner le mensonge sur ses origines, par petites touches imperceptibles, Adrien se dévoilait aux hommes qu’il rencontrait. Sans trahir sa filiation royale, il parlait d’Avotour, racontant qu’il y était né et que, malgré leur passé houleux avec ses habitants, il respectait profondément ce peuple, ennemi d’hier. Soucieux de convaincre, il enrichissait le tableau d’anecdotes sur les traditions et l’histoire de son pays. Soudain, mû par une idée parfaitement saugrenue, il proposa d’enseigner l’avotourin aux Hagans qui le désiraient. Quelle ne fut pas sa surprise quand, n’attendant qu’une à deux personnes en réponse à son invitation, ce furent trente volontaires qui se déplacèrent, adultes et enfants ! L’afflux d’intérêt pour sa langue maternelle l’amena à diviser le groupe en deux avant de commencer les leçons. Cette nouvelle forme de relation avec les membres de la tribu lui ouvrait des perspectives inédites jusqu’à maintenant et lui offrait l’occasion de relier tout ce qui le représentait, une fusion entre sa vie actuelle et son histoire en Avotour. Le plus cocasse fut qu’après une plongée aussi profonde dans les habitudes haganes, la connaissance de son ancienne langue devenait moins limpide… Alors quand le professeur ne savait plus, ses élèves éclataient de rire. Le bouche-à-oreille fonctionna à tel point qu’il se retrouva à enseigner l’avotourin pratiquement tous les soirs. En fait, rien n’était susceptible de ternir le bonheur d’Adrien qui jubilait intérieurement. Il s’était entouré d’une telle chaîne d’amitié et de complicité qu’elle lui évitait d’imaginer le jour où il devrait quitter ces lieux qui étaient si vite devenus les siens… Un soir, après avoir mangé chez de nouvelles relations, il resta un instant à observer la nuit, cherchant à discerner les silhouettes irrégulières des cimes qui se fondaient dans l’obscurité. Il inspira profondément comme pour s’imprégner de l’impression de bonheur que le pays hagan avait fait croître en lui. — Des regrets ? Il reconnut la voix de Quéra. — J’aurais aimé appartenir à ton peuple… Être né ici, au cœur de ces magnifiques montagnes, et sentir battre dans mes veines le sang des Hagans. Quéra posa sa main chaleureuse sur l’épaule de son ami. — Mais tu es un Hagan, ce pays que tu aimes tant sera toujours le tien. En tout temps, je serai là pour t’y accueillir. Étais-tu donc si seul en Avotour ? Adrien ne répondit pas, pesant les paroles de Quéra. Il n’avait jamais partagé un lien aussi fort que celui qui l’attachait au chef de l’ancienne tribu Appa, excepté naturellement avec Aila. Il appréciait l’indéniable charisme de son ami, cette forme d’altruisme permanent qui l’amenait à veiller sur les siens avec bonté et diligence. Et puis, entre eux étaient nés des sentiments indéfinissables qui les rendaient très proches, aussi proches que deux frères, peut-être même plus… Qu’aurait ressenti sa famille s’il avait exprimé, à haute voix devant elle, ses pensées les plus intimes qui les ravalaient à une position secondaire dans sa vie ? Aurait-il perdu une partie de sa dignité ? — Je suis un prince, Quéra, et mon devoir m’interdit de l’oublier. J’ai deux frères, un père et un pays qui attendent de moi une fidélité à toute épreuve. Je ne dois pas les décevoir… — Aie confiance, mon ami. Peut-être se présentera-t-il un moyen pour toi de concilier les deux. Quéra le quitta sans un bruit et Adrien regagna la tente qu’il partageait avec Aila pour la découvrir déjà couchée. Il devina que cet état découlait plus d’une envie de s’isoler que de dormir. Topéca prenait chaque jour une dimension qui intimidait Aila davantage. Pourtant, cette dernière se pliait à ce qu’elle ne pouvait éviter, avec beaucoup d’assurance et de détermination. Adrien se demandait ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même, ce qu’elle cachait et que son visage, de plus en plus impassible, ne laissait plus transparaître. Aujourd’hui, chacun de ses mots était mesuré, dévoilant chez la chamane une personnalité aux antipodes d’Aila, si spontanée et si naturelle. Adrien se prenait à regretter celle qu’il avait connue, pas pour lui, mais pour elle. Comment la vie avait-elle pu charger autant les épaules d’une si jeune adulte ? Elle avait cependant retrouvé une certaine forme d’équilibre et poursuivait sa quête sans relâche. Progressivement, il avait abandonné l’idée de la protéger, enfin presque, et fini par accepter qu’elle s’en sortît sans son aide. Allongé, il rabattit ses couvertures sur lui en silence, son imagination vagabondant de façon incessante. Comme toujours, tant de questions affluaient dans sa tête et, comme toujours, il faisait semblant de les ignorer, car les solutions qu’il entrevoyait offraient peu de place à l’espoir. Il se força à revivre à tous les événements agréables de sa journée, mais ne put empêcher un soupir d’échapper de ses lèvres. Aila l’entendit et se retourna vers lui. — Des soucis ? Après les regrets énoncés auprès de Quéra, Adrien rit avec légèreté. — Trop de questions sans réponses ou trop de réponses qui me troublent plus qu’elles me rassurent. C’est à mon tour d’être perdu. — Je te croyais heureux, ici ? — Oui, infiniment et c’est bien là que le problème réside. Je le suis tellement que je ne voudrais plus jamais quitter ni ce peuple ni les montagnes dans lesquelles il vit. Malheureusement, comme toi, je ne dispose d’aucun libre arbitre dans ma vie : je suis un prince… — Mais pas le prince-héritier. Sire Hubert ne possède aucune latitude, au contraire de toi, tu pourras certainement choisir un chemin de traverse… — Et ainsi, j’abandonnerai les miens. En ai-je le droit ? J’en doute… — Ton père mène sa propre existence. Sa descendance est en bonne voie avec un fils aîné parti chercher une épouse qui lui donnera bientôt d’autres héritiers. Qu’apporteras-tu de plus par ta présence ? — Je l’ignore. Je me sens des devoirs envers eux. Je ne sais pas… Être l’épaule sur laquelle il leur sera toujours possible de s’appuyer, par exemple. — Aurais-tu choisi de devenir une ombre ? — Non ! Mais… Il s’interrompit, perturbé par la question d’Aila. Une ombre ! Voilà ce qu’il adviendrait de lui s’il ne réalisait pas ses rêves. Il renoncerait à la vie qu’il désirait plus que tout. Mais comment concilier ses envies et les contraintes que sa condition lui imposait ? Aila se rapprocha d’Adrien. — Tous nos destins vont bientôt être totalement bouleversés par les épreuves qui nous attendent. L’obstacle qui te paraissait insurmontable hier ne deviendra qu’une petite marche à franchir demain. Aujourd’hui, les réponses n’existent pas obligatoirement, mais elles apparaîtront d’elles-mêmes une fois que le contexte aura évolué. Laisse le temps réaliser son œuvre et résoudre pour toi les problèmes qui t’emprisonnent. Projette-toi plus loin encore… Imagine la possibilité de fonder une famille avec une femme hagane, par exemple. Je t’ai vu avec les enfants, ils te suivent comme de petits chiens dociles dans l’espoir de te parler ou de jouer avec toi. Tu possèdes la faculté rare de les écouter, de leur donner l’importance à laquelle ils aspirent. Tu les mets en confiance et ils t’adorent ! Ce serait dommage de ne pas vivre entouré de ce qui te rend heureux… Adrien fronça les sourcils, il n’avait pas poussé sa réflexion dans cette direction, persuadé de pouvoir réaliser ses rêves. Mais si ces derniers devenaient possibles, serait-ce l’avenir vers lequel il pourrait tendre : une femme hagane et une progéniture ? Bizarrement, cette vision de son futur le déstabilisa légèrement, était-ce vraiment ce qu’il escomptait de sa vie ? Enfin, s’ils échouaient en face de Césarus, il n’aurait plus à répondre à ce type d’interrogations… — Bonne nuit, annonça Aila, s’enroulant dans sa couverture. Au petit matin, la tribu au grand complet leva le camp. Petit à petit, cheminant selon les itinéraires tortueux d’Aila, elle se rapprochait des plus hautes montagnes. La montée progressive jusqu’à présent n’avait fait souffrir ni Aila ni Adrien de l’altitude. La chamane et le prince espéraient qu’atteindre des sommets plus élevés ne changerait rien à leur apparente adaptation. Tandis que la matinée s’écoulait, Aila paraissait de plus en plus préoccupée, s’arrêtant fréquemment, les traits tendus, hésitant avant de repartir. Enfin, sa nouvelle halte dura tant à un croisement que Quéra se rapprocha : — Topéca, le sentier du haut permet de rallier le camp du chef Acri. C’est bien lui que nous devons rejoindre ? Elle hocha la tête, silencieuse et immobile, tous ses sens en alerte. Comme l’attente se prolongeait encore, d’autres personnes vinrent aux nouvelles, mais, pour toute réponse, Quéra se contenta de hausser les sourcils devant le mutisme persistant d’Aila. Enfin, elle s’exprima : — Trois sorciers me guettent sur ce chemin. Le danger est trop grand de vous conduire vers eux. Existe-t-il une voie parallèle qui nous ramènerait au même point ? Quéra réfléchit un instant. — Nous pouvons passer par le bas et rallonger la route d’une demi-journée minimum de voyage, ce n’est pas gênant — Bien. Emmène les femmes, les enfants ainsi que tous les pères de famille. Envoie-moi les isolés, j’ai à leur parler. — Aila ! s’exclama Quéra, tu ne… — Pas de discussion, Quéra, et si je dois te donner un ordre, je le ferai. Nous nous retrouverons tous demain, si tout se déroule comme je l’espère.
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