Ils s’affrontèrent un instant du regard et Quéra s’inclina. Rapidement, la colonne des familles s’ébranla vers la route du bas, tandis que les hommes et les femmes célibataires, dont Adrien, rejoignaient Aila. La chamane en dénombra une trentaine, plus que ce dont elle avait besoin. Sans ambages, elle annonça :
— Notre chemin croise celui de trois de nos ennemis maléfiques embusqués un peu plus haut. Une quinzaine d’entre vous doivent m’aider à les détruire. Leur rôle sera de faire diversion, mais en aucun cas de vous battre contre eux, ce serait inutile. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir pu placer notre tribu à l’abri, alors je dois en profiter. De toute façon, ils ne cesseront jamais de me pourchasser, sauf si c’est moi qui les devance. Ceux qui ne viendront pas avec moi défendront les arrières de notre groupe au cas où j’échouerais. Dernière information : si j’ai déjà tué un sorcier, ce que je saurai réitérer, un de nos ennemis est une sorcière et, là, mon expérience ne me sert plus à rien. Sans m’être jamais confrontée à elle, je perçois sa puissance, infiniment supérieure à celle de ses homologues masculins, sans avoir la moindre idée de la façon de la vaincre… Que ceux qui veulent s’occuper de la tribu repartent immédiatement !
Après quelques discussions et hésitations, le groupe se scinda en deux : quatorze isolés, y compris Adrien, restèrent aux côtés d’Aila. La chamane éprouva un choc en réalisant que la présence du prince parmi les combattants exposait ce dernier au danger, alors que son rôle à elle consistait à le protéger et non l’inverse. Fermement, elle repoussa l’idée qu’il pût lui arriver un quelconque malheur.
— C’est à moi qu’ils en veulent et c’est à moi et uniquement à moi de me battre contre eux. D’un geste, ils vous élimineraient, alors, ne courez aucun risque inutile. Mon plan est de combiner effet de surprise et diversion pour, dans la mesure du possible, les affronter séparément. Je compte sur vous pour fragiliser leurs défenses tout en restant bien à l’abri. Voici ce que je vous propose…
Elle leur expliqua en détail la configuration du lieu où les sorciers l’attendaient. Elle leur décrit comment elle espérait organiser ses attaques pour venir à bout des deux hommes en noir en premier. À chacun des Hagans, elle précisa clairement son rôle et s’assura que tous avaient bien compris. Le visage fermé, son regard se durcit alors qu’elle les observait les uns après les autres.
— Dernier point : s’ils me tuent, vous repartirez tous rejoindre et protéger notre tribu. C’est un ordre et je ne le répéterai pas. Votre devoir sera envers les femmes et les enfants qui représentent votre unique avenir. Ai-je été assez claire ?
Elle les passa en revue, recueillant leurs accords individuels. Adrien exprima le sien du bout des lèvres et elle comprit immédiatement qu’il n’obéirait pas, alors elle chercha à le coincer.
— Kazar, je te nomme responsable des rescapés si jamais je n’en réchappais pas.
En retour, Adrien lança vers elle un regard noir. À peine levé, le prince avait déjà trouvé un isolé à qui refiler cette tâche. Il était tellement respecté que personne ne contesterait ses choix, même ceux qui iraient à l’encontre d’un ordre de la chamane. Enfin, elle aurait essayé…
Avant le col, ils abandonnèrent leurs chevaux et finirent leur montée en silence. Aila percevait que ses ennemis focalisaient leur attention uniquement sur sa personne. Grâce à cette erreur stratégique, la présence de ses compagnons devenait indétectable. Projetant son esprit vers les leurs, elle s’amusa de leur impatience croissante doublée par l’agacement léger que l’attente prolongée de sa venue suscitait. D’ailleurs, elle comptait bien sur cette lassitude pour diminuer leur vigilance. Soudain, elle prit conscience de l’évolution de sa faculté à se protéger d’eux. Elle avait érigé des barrières qui la rendaient insensible à leurs voix enchanteresses. De plus, elle parvenait à lire dans leurs esprits, tandis qu’eux n’accédaient pas au sien. Encore une fois, elle ignorait l’origine de cette aptitude, mais en appréciait la valeur…
L’heure était proche, elle allait se débarrasser de nouveaux ennemis… Quelles paroles avait prononcées Péral à ce sujet ? « Exterminer un sorcier ne devrait pas être une malédiction. » La phrase restait par trop énigmatique pour Aila qui n’avait aucune certitude quant à sa signification profonde… Le chaman ne lui avait pas donné les moyens de lever le voile sur sa compréhension, à moins qu’il n’eût voulu la protéger encore un peu d’une menace inédite. Elle se souvenait juste que seul un sorcier pouvait en tuer un autre sans risque pour lui-même. Cette possibilité signifiait-elle qu’elle encourait un danger différent de la mort ? Contre quoi Péral aurait-il cherché à la mettre en garde ? Que pouvait-il lui arriver de pire que de leur ressembler à force de les décimer ? Par les fées… Était-ce cela leur plan de secours ? Puisqu’ils n’avaient pas réussi à en faire une des leurs par l’enchantement, il fallait la pousser à détruire tant et tant de sorciers qu’elle se transformerait en sorcière de cette façon. Cette hypothèse la glaça d’effroi. Devenir l’ennemi des siens ! Jamais !
Bon, maintenant, Aila devait se concentrer sur la bataille qui l’attendait. Quelle idée de dernière minute pouvait-elle bien imaginer pour parfaire son plan ? Ah oui, où était donc située leur plante passerelle ? Cachée en haut du col, Aila disposait encore du temps nécessaire pour la localiser. « Toi, ma vieille, tu seras la première à mourir ! », songea-t-elle quand, enfin, elle la repéra, enfouie dans une anfractuosité.
Habitués à se déplacer sans bruit, les isolés avaient rejoint leurs positions en hauteur, dissimulés par de gros blocs rocheux. Comme Aila le leur avait demandé, ils patientaient, à l’affût du moment idéal.
En contrebas, les sorciers guettaient l’arrivée de la chamane, de plus en plus énervés par cette attente fastidieuse. Aila entendait leurs propos, à moins que ce ne fussent leurs pensées qui résonnaient dans sa tête. Son cœur s’accéléra, l’un d’entre eux envisageait de repartir si la chamane tardait encore. À son grand soulagement, la sorcière s’y opposa fermement.
Vint le moment espéré par Aila, celui où le soleil déclinant sur l’horizon allait aveugler, l’espace d’un instant, le visage de ses ennemis. Il faudrait qu’elle se souvînt que parfois la nature pouvait se transformer en une alliée inattendue. Quelques instants encore… Aila se redressa, laissant son corps absorber l’énergie de la Terre. Portée par une force inépuisable, elle se sentait tout à la fois légère et inflexible. Toujours invisible, elle se déplaça pour se positionner juste au-dessus d’eux, puis sauta sur le rocher, révélant enfin sa présence.
— Vous m’attendiez, peut-être ? se moqua-t-elle ouvertement.
Sa voix claire rebondit dans la vallée et les sorciers, déroutés par son arrivée qu’ils n’escomptaient plus, dirigèrent instantanément leur regard vers elle au moment même où le soleil voilait leurs yeux de ses derniers rayons. Vive comme l’éclair, Aila concentra son énergie pour faire imploser la plante. Aussitôt, ses ennemis réagirent et lui adressèrent des gestes emplis de violence, créant des sorts destinés à la détruire. Mais la chamane, en déplacement permanent, semblait inaccessible quand elle ne parait pas, sans effort, les rares assauts sur le point de l’atteindre. Son kenda tourbillonnait à une telle vitesse entre ses mains qu’il se transformait en un bouclier sur lequel toutes leurs attaques échouaient. Lorsqu’une ouverture se présenta, Aila en profita pour foncer sur le sorcier du milieu, courant parmi les rochers entre lesquels elle disparaissait puis réapparaissait de façon presque aléatoire. Soudain, elle émergea à leur vue, poursuivant son élan de deux sauts impressionnants avant de bondir d’un dernier sur son adversaire. D’un pas, elle fut derrière lui et l’étrangla avec son kenda d’un geste puissant et appuyé. La mort survint immédiatement, tandis que l’esprit du sorcier cherchait un refuge provisoire chez ses compagnons. Elle ne lui en laissa pas le temps et l’enveloppa dans une bulle qu’elle fit imploser, détruisant à jamais cet être maléfique. Cette première défaite avait été aussi foudroyante que brutale. Fulminant de la disparition d’un des leurs, ses adversaires lancèrent une contre-attaque fulgurante dont le souffle projeta Aila dans les airs, sur quelques mètres, avant un atterrissage plutôt rude. Les isolés choisirent ce moment pour démarrer leur contre-offensive, harcelant de flèches les deux ennemis et provoquant une confusion transitoire qui sauva la vie d’Aila. Un instant étourdie, la diversion effectuée lui donna suffisamment de temps pour réagir. Elle roula sur elle-même, échappant aux sorts qui reprenaient de plus belle. Son bouclier activé par la rotation de plus en plus rapide de son kenda, au point de disparaître à la vue, Aila se releva. À présent, elle devait se débarrasser du deuxième homme en noir. Mais la lutte était inégale, à deux contre un, elle se sentait faiblir sous leurs assauts combinés, alors même que la sorcière ne semblait pas déployer toute sa puissance. Déjouer chaque sort lancé contre elle prenait des allures de défi personnel, mais ce n’était pas suffisant. Elle ne savait que trop bien que le combat contre eux devait se faire au corps à corps et tant que ses ennemis l’empêchaient de s’approcher, elle échouerait. De plus, les sorciers avaient déjà créé une parade pour éviter des flèches de ses amis dont les effets étaient devenus inexistants. La situation parut insoluble à Aila. Combien de temps allait-elle encore résister ? Soudain, à la périphérie de son champ de vision, elle aperçut Adrien qui, sortant de la protection des rochers, avançait furtivement vers le dernier homme en noir. Se forçant à ne pas regarder dans sa direction, Aila redoubla d’efforts pour occuper ses ennemis. Encore une fois, les sorciers pêchaient par excès de confiance. Son couteau dégainé, le prince parvint derrière leur adversaire commun et planta sa lame sans hésitation dans son cou, touchant immédiatement la carotide. La chamane fonça sur l’esprit qui s’échappait pour chercher un refuge et, comme pour le premier, l’enferma dans une bulle hermétique qui éclata aussitôt. Du coin de l’œil, elle repéra Adrien qui regagnait son abri. Et de deux ! Le duel allait pouvoir commencer.
Soudain, le temps s'arrêta. Malgré la mort de ses compagnons, la sorcière, dissimulée sous une grande cape dont la capuche cachait sa figure, restait impassible. D’un mouvement gracieux, son ennemie libéra sa tête du tissu et son regard se posa sur Aila. Il n’exista plus qu’elles au monde, face à face, dans un silence absolu. Que cette femme était belle ! D’une beauté à se perdre dans sa contemplation jusqu’à la fin des temps… Aila ne put s’empêcher d’admirer l’ovale régulier de son visage, sa peau presque diaphane aux nuances transparentes, ses traits fins et harmonieux, ses cheveux soyeux et brillants. Le charme aurait pu durer indéfiniment, mais il s’effrita instantanément quand les yeux de la chamane croisèrent ceux de la sorcière, deux yeux à vous glacer le sang, remplis de haine et d’arrogance, pétris de malveillance. Cette envoûtante façade extérieure n’était qu’un leurre camouflant l’infâme laideur de l’être. Aila devait la détruire et elle s’apprêta à ce combat final sans avoir la moindre idée de la façon d’y parvenir. La femme en noir leva ses mains et les assauts reprirent. D’un côté, elle multiplia les sorts contre Aila qui s’y opposait avec toute l’énergie qui lui restait, tandis que de l’autre, elle n’en jeta qu’un, unique, qui atteignit Adrien par rebond au moment même où il enjambait le rocher qui l’aurait mis à l’abri. Il s’effondra brutalement. Aila, occupée à contrer les assauts de la sorcière, n’avait rien vu venir, mais la souffrance d’Adrien explosa en elle. Rongée par un feu intérieur qui dévorait ses organes, elle résista au désir de baisser sa garde. Canalisant au mieux ses émotions, elle chercha comment se porter au secours du prince, mais son ennemie lui barrait la route. Le nom d’Adrien flottant dans sa tête, son cœur empli de chagrins, la chamane ferma son esprit à la douleur et se lança dans une attaque désespérée contre celle qui avait blessé l’un des siens. Cependant, d’un mouvement d’une grande fluidité, la sorcière s’écarta subitement, rompant le combat.
— Nous nous retrouverons ! cria-t-elle, avant de disparaître aux yeux d’Aila.
Un instant, la jeune femme resta sur ses gardes, scrutant tout autour d’elle, s’attendant à la voir resurgir dans son dos, mais la sorcière avait vraiment quitté les lieux, ce n’était pas une feinte. Alors, la chamane s’élança, cristallisant au passage les deux corps gisant sur le sol, avant de gravir à toute vitesse la distance qui la séparait d’Adrien.
— Topéca, il vit encore ! Vite ! s’exclama un isolé.
Aila s’accroupit et écarta les pans de la chemise. Son cœur se serra… Jamais elle n’avait observé de telle blessure. La peau carbonisée à sa périphérie s’ouvrait sur une chair à vif dont le sang s’écoulait à flot. Déjà, la vie s’éteignait sur le visage de son prince. Insensible à la douleur infinie qu’elle ressentait, Aila commença par colmater l’hémorragie avec soin. Alors qu’elle était sur le point d’achever sa tâche, ses pouvoirs la lâchèrent. Incontrôlable, son cœur bondit dans sa poitrine. Non ! Incapable de renoncer, elle réunit ce qui lui restait de force pour poursuivre la guérison, sans succès… Submergée par l’émotion, elle dut se rendre à l’évidence, c’était inutile.