La Fée des minesPuisque vous me consultez sur l’emploi de vos vacances, croyez-moi, mon cher ami, prenez le chemin de fer qui vous conduira en quelques heures à l’extrémité du département de la Haute-Saône. C’est une contrée peu explorée, très pittoresque, toute remplie de souvenirs historiques et de légendes fabuleuses. Si l’Irlandais Colomban a fondé le monastère de Luxeuil, c’est son compagnon saint Dèle qui a créé celui de Lure. À deux pas de cette charmante petite ville, on vous montrera l’endroit où, en enfonçant son bâton dans la terre, le missionnaire fit surgir d’énormes sources qui forment une rivière presque navigable. C’est un lieu sauvage, plein d’ombre et de fraîcheur, où les loutres aiment à venir pêcher de succulents poissons.
Mais quittez la ville pour gagner au plus tôt la chaîne de nos incomparables montagnes. Vous laisserez sur votre droite l’éminence sur laquelle s’élève la chapelle de Ronchamp. Autrefois, il y avait là une Notre-Dame qui faisait bien plus de miracles que celles de Lourdes ou de la Salette, et guérissait tous les affligés. Les mécréants qui se permettaient de rire de la bonne dame étaient saisis par les moines et plongés tout vivants dans des in-pace qu’on retrouve encore dans les ruines d’une ancienne abbaye. C’est un moyen péremptoire pour stimuler la foi, et quelques bons esprits regrettent amèrement que cet usage ne soit plus dans nos mœurs.
Avancez toujours ; visitez rapidement la houillère de Ronchamp, la verrerie de Champagney et les ruines du château de Passavent : c’est alors que votre excursion prendra son véritable caractère.
Tout en pointant la carte de l’état-major, suivez bien mon récit. Après avoir traversé Plancher-Bas, vous avez à votre droite de hautes carrières d’ardoises et à votre gauche le Rahin, dont les eaux grondent en sautant sur leur lit de roches ; mais plus loin, après le Magny et les dernières chaumières du Rapois, la route se resserre entre deux montagnes et vous traversez le torrent sur un pont de bois. Marchez encore quelque temps sous le chemin couvert et vous remarquerez bientôt une branche de sapin, creusée en gargouille, qui sort du talus et laisse tomber le filet clair d’une source vive dans une auge rustique de granit rose. Les bestiaux s’arrêtent ici pour boire, car la source jouit d’une excellente renommée. Tout à côté, à demi cachée par les ronces grimpantes, est une grotte percée par la main des hommes. Ce trou, haut de deux mètres, large d’autant, est noir et d’un aspect sinistre. Au bruit de vos pas, vous entendez les vipères et les couleuvres fuir dans les broussailles.
Vous vous demandez quel est cet antre ? C’est une galerie qui conduit à une mine d’argent. En effet, il y a une soixantaine d’années, un paysan passant le soir dans ce lieu désert, vit apparaître la Vierge Blanche qui, du bout de sa baguette de coudrier, lui indiqua l’endroit où gisaient des richesses inouïes. Aidé de quelques compagnons, le brave homme attaqua le sol et découvrit presque aussitôt des filons brillants d’argent natif intercalés dans les fissures des roches. Le travail était pénible et lent, car la dynamite n’était point inventée ; les frais dépassaient les bénéfices, et la mine fut abandonnée. Dans ce petit pays, je pourrais vous indiquer vingt gisements précieux qui ne sont pas exploités, mais qui prouvent que Plancher-les-Mines est bien digne de son nom.
C’est à cette fontaine que m’est arrivée une singulière aventure. Un dimanche, en plein midi, je m’étais assis sur une roche moussue, et, tirant de la poche de ma veste une galette de sarrazin, je déjeunais de bel appétit ; je buvais, luxe insensé, dans un gobelet en cuir bouilli. Tout à coup, j’entendis des cris, des chants et des rires, et du tournant du chemin je vis déboucher tout un essaim de vierges folles. C’étaient les mugnottes d’Auxelles qui se rendaient à la fête de Fresse, la plus belle du pays, comme vous le savez sans doute. À ma vue, elles s’arrêtèrent un peu surprises ; elles contemplaient ce grand dadais de seize ans qui, les jambes ballantes, restait la bouche ouverte ; elles examinaient curieusement ma mise, ma galette et ma tasse en cuir bouilli. L’une d’elles me reconnut probablement, car elle s’écria :
– Ço lo boube à Piarre, qué devint cheux son unquiem Doudou.
(C’est le fils de Pierre qui va chez son oncle Auguste).
La glace était rompue, les jeunes filles s’approchèrent en riant. Elles étaient huit, vêtues de leurs plus beaux atours, cornettes en velours parsemé de paillons d’or, corsages garnis de rubans, jupons multicolores ; il y avait des brunes, des blondes et des rousses, des yeux noirs, des yeux verts, des yeux bleus ; elles me montraient dans leur sourire narquois un tas de dents blanches, et, pour un moment, je me crus un innocent agneau offert en pâture à une b***e de crocodiles. Je ne courais aucun danger, car elles étaient trop nombreuses. Ah ! si elles n’eussent été que trois !…
Les folles voulurent boire dans ma tasse en cuir bouilli, et, pour préserver leurs caracos, je fus obligé de leur approcher moi-même la coupe des lèvres. À vrai dire, ma main tremblait un peu.
Elles me contraignirent ensuite à leur chanter une romance, et, à quatre reprises, je dus leur débiter cette poésie sentimentale :
Je veux t’aimer, mais sans amour.Je veux t’aimer comme moi-même.Je veux t’aimer comme l’on aimeDu printemps le premier beau jour !Charmées, elles écoutaient sans comprendre. Les natures simples ont le privilège d’être profondément émues par de semblables inepties.
Pour me remercier, les belles filles vinrent m’embrasser tour à tour, et, suivant l’usage du pays, je leur rendis cette politesse. Comment se fait-il que huit bouches si fraîches et si roses puissent vous laisser les joues si brûlantes ?
Les effrontées me quittèrent enfin et longtemps je les entendis chanter :
Ço li dgens di BéfayoLi meillou d’gens di monde ;A mangeant di camboyoA tant qu’a zen sint gonfieu !Après avoir copieusement soupé à Plancher-les-Mines, priez votre hôte de vous guider vers la Planche-des-Belles-Filles. Il y consentira, sans doute, et c’est une petite excursion dont vous garderez bon souvenir. Pour moi, je me souviens avec plaisir d’avoir fait cette ascension en compagnie de mon oncle Doudou et de ma cousine Laïde.
Nous partîmes à la tombée du jour. Doudou portait en bandoulière son carnier chargé de victuailles, et, comme contrepoids, une peau de bouc qu’il avait rapportée d’Espagne du temps qu’il était soldat. La peau de bouc contenait six l****s de vin de Vouhenans. Mon oncle aimait à prendre ses précautions, et ce n’est pas moi qui l’en blâmerai.
La nuit était sans lune, mais les étoiles brillaient au ciel. Après avoir un peu remonté le cours de la rivière, mon oncle prit un étroit sentier. La montée commençait. Il n’y a rien au monde d’aussi joli que le ballon de chez nous, la Planche-des-Belles-Filles. Les envieux lui préfèrent le ballon de Servance ; mais il ne faut pas les écouter, car les gens de Servance sont de ces êtres qui veulent toujours avoir un ballon plus beau que celui des autres.
Le sentier monte à travers de grands pâturages semés de quelques arbres fruitiers et conduit à une forêt de hêtres et de chênes. Dans le bois, le chemin devient difficile parce qu’on ne voit plus clair et que le pied à chaque instant se heurte à de grosses racines. Quand je trébuchais, Laïde riait en se moquant, et, dame ! je rageais. Mais voilà que, dans une clairière, cette petite folle se prit à crier :
– Jean, cousin Jean, veux-tu voir le loup ?
Et, sans attendre mon avis, elle se mit à hurler deux ou trois fois dans son sabot. Dans le lointain, un cri de même genre lui répondit comme un écho. Laïde répéta son chant lugubre, mais tout à coup un hurlement formidable retentit à nos oreilles, et un loup, aux yeux brillants, traversa le taillis à dix pas devant nous. Je n’eus pas peur, car mon oncle était armé d’un bâton ferré ; mais enfin, pendant la nuit, de telles plaisanteries sont d’un goût douteux.
Je respirai plus tranquillement quand nous fûmes hors du bois, au milieu des herbages où reposent une centaine de vaches et cinq ou six taureaux. Encore un effort, et nous arrivons à la cabane en pierres sèches qui abrite le pasteur du troupeau.
Quand il fut réveillé par mon oncle, le berger dormait profondément dans un cadre de bois, près d’énormes marmites en fonte où il fait bouillir son lait. Les deux vieux se connaissaient de longue date ; en un instant on débarrassa le carnier de ses provisions, c’est-à-dire d’une miche de pain bis, d’un gros saucisson et de crêpes froides. La peau de bouc circula de bouche en bouche et, pour dessert, nous eûmes une jatte de crème coupée d’eau de cerises. Un souper exquis !
Vers trois heures du matin, le berger nous fit quitter sa cabane, et, en quelques minutes, nous atteignîmes le plateau de la Planche-des-Belles-Filles. Là, deux ou trois arbres chétifs penchaient leurs branches vers le midi.
Les étoiles avaient disparu, le ciel était noir ; pas un souffle d’air ; un silence imposant. Une b***e pâle indiqua l’horizon, puis, tout à coup, parut un feu couleur cerise, et, lentement, une masse ronde, semblable à un grand chaudron de cuivre, s’éleva dans les ténèbres. Peu à peu, ce disque montait et devenait orangé. La lumière s’accentuait ; déjà, nous pouvions distinguer les mouvements de terrain et les sommets des montagnes qui se trouvaient à nos pieds. Ce spectacle dura – que sais-je ? – dix minutes, et jamais je n’éprouvai impression plus profonde. Toute l’Alsace était devant nous : au fond, la Suisse. Les vieux désignaient tout bas les villes, les cours d’eau, les plaines. Le soleil maintenant avait tout son éclat, et cependant, derrière nous, la vallée était encore dans l’obscurité. Laïde, frissonnante et muette, se serrait contre moi.
Le grand jour s’est fait. La brise souffle en secouant la forêt ; les oiseaux de nuit regagnent lourdement leurs retraites ; l’aigle, quittant son aire, plane en cherchant sa proie. Le troupeau mugit. La nature tout entière sort de son évanouissement et recouvre son animation.
Des vapeurs blanches s’étalèrent dans les vallées et voilèrent le paysage.
– Voilà la rosée, dit le vieux pâtre ; il n’y aura point d’orage aujourd’hui et je n’ai rien à craindre pour mon lait.
Un soupçon me saisit, mon cher ami. Je suis certain que vous irez passer vos vacances sur les côtes de Normandie et de Bretagne. Mais alors, pourquoi diable me laissez-vous raconter mes histoires franc-comtoises ?