Nostalgie

1158 Words
NostalgieJe n’ai certainement pas l’intention de vous contrarier, mais je vous assure que le plus beau pays du monde, c’est la Franche-Comté, – surtout du côté de chez nous. Nos montagnes ne sont pas aussi hautes que les Alpes, mais elles sont bien plus jolies. Il n’y a point de glaciers, comme en Suisse, et c’est à peine si, dans le mois de juillet, vous retrouverez de çà de là quelques champs de vieille neige blanchissant les cimes sur le versant nord. C’est sur ces hauteurs que, pendant l’été, deux philosophes – un vieux et un jeune, – isolés du reste du monde, surveillent les troupeaux de vaches venus de la plaine. Joignant l’expérience à l’activité, ils fabriquent ces grands disques d’excellent vachelin que vous autres, gens de la ville, vous appelez fromage de Gruyère. Chaque génisse porte une sonnette au cou ; les taureaux ont une grosse cloche, et quand le matin la b***e accourt à l’abreuvoir, cela produit un carillon vif, joyeux, pénétrant, qui n’est pas de la petite musique, croyez-le bien. Le bétail couche à l’air libre, sur l’herbe aromatique et fine qui le nourrit. Pour le garder, pas n’est besoin de ces chiens féroces qui mordent les jarrets des pauvres bêtes. Quand un loup se hasarde en ces contrées, le taureau sait bien défendre tout seul ses compagnes qui mugissent en ouvrant de gros yeux effarés. L’aigle et le grand-duc tournoient sur les hauts sapins, mais la gelinotte s’abrite sous la feuillée, et les rapaces sont réduits à se rabattre sur les vipères qui dorment, en plein soleil, enroulées sur les rochers. L’exquise gelinotte est réservée pour l’instituteur « Monsieur le maître », comme nous disons, – ou pour le voyageur revenu de bien loin. C’est justice, car le premier est un pauvre brave homme qui a donné de bons conseils à deux ou trois générations, et le second nous raconte d’émouvantes histoires, le soir, à la veillée. En descendant un peu, nous trouvons les forêts de chênes nains et de coudriers, avec la glandée pour les sangliers, et les avelines pour les amoureuses. Au mois de septembre, nos jeunes gens viennent y récolter les noisettes, provision d’hiver. Ils chantent nos vieux airs, dans notre vieux patois que je traduis si mal : Mère, mettez le chat cuire ;Voici le galant qui vient.Mère, apprêtez-le bien,C’est le galant de votre fille :Mère, traitez-le bien,C’est le galant de not’Catin.You ! you !… You ! you !…Le poète a raillé. On ne mange point de chats dans nos montagnes. Nous mangeons le lièvre, de taille moyenne, il est vrai, mais bien préférable à ces grands imbéciles de lièvres allemands dont la chair est sans saveur. Le you you, lancé à pleine poitrine, ondule sur les coteaux, traverse les collines et va tout au loin s’éteindre dans la vallée. Le chant cesse brusquement. On entend, sous la coudraie, de petits cris suivis de rires. Ce sont nos jolies mugnottes, attirées par la pipée, qui viennent aussi remplir leurs bas de laine de noisettes et de faînes. C’est moi qui jetais bien le you you dans les airs ! J’avais seize ans, des poumons tout neufs ; le clairon du coq, le chant du paon, la trompe du pâtre n’auraient pu couvrir ma note aiguë, pleine et vibrante. Nu-pieds, vêtu d’une chemise de toile et d’un pantalon de droguet, j’abaissais les plus hautes branches des arbustes pour cueillir les bouquets de fruits, quand tout à coup je tombais en extase, frappé d’une adorable vision. C’était Lydie, la fille de notre voisine, qui venait me surprendre. Oh ! qu’elle était belle et charmante, avec ses grands yeux moqueurs, et sa bouche souriante qui laissait voir des dents fines, blanches, humides ! Je demeurais tout interdit. Un vieux sanglier, troublé par mes clameurs, débouchait du taillis en labourant de ses défenses le sable du sentier. Lydie, feignant l’effroi, se jetait dans mes bras. Mon sang bouillait, mon cœur bondissait, mes tempes éclataient, mais que voulez-vous ? comme un sauvage que j’étais – et que je suis encore, – j’avais le respect de la jeunesse, de la grâce et de la fraîcheur ! Nous revenions vers le village en récoltant les pêches qui mûrissent le long des roches chauffées par le soleil. Je connaissais dans la rivière les endroits où gisent les écrevisses si succulentes, et les truites trois-quarts si vives, si délicates. (J’espère bien que personne ne contestera mon adresse à pêcher la truite et l’écrevisse.) Il y avait aussi ces grosses carpes qui sont si bonnes cuites dans du vin rouge, avec des oignons et des tartines sous le ventre. Ah ! les joyeux soupers et le bel appétit ! Nos rivières, nos torrents, nos ruisseaux, parlons-en. J’ai vu la verte Adriatique et la Méditerranée aux flots bleus ; j’ai vu l’Océan tout gris et la Manche qui brise ses lames avec d’immenses panaches d’écume. Mais la mer a partout la même voix grondeuse, grave, solennelle. Nos rivières murmurent, chantent, babillent, et elles ont toutes un accent différent. La profondeur et la largeur de leur lit, la hauteur des chutes, les accidents causés par les rochers varient leurs mélodies à l’infini. Est-ce ma faute, à moi, si vous ne savez pas noter les harmonies diverses de la nature ? Soyez tranquilles ; nous autres, nous saurons toujours distinguer la chanson de l’Ognon de la chanson du Rahin. Le pays n’est pas riche, mais il n’y a point de misérables. Nous vendons nos bœufs, nos veaux et nos moutons aux beaux messieurs de la ville. L’industrie réside dans une fabrique devis à bois, dans une usine de clefs de montre et dans deux ou trois scieries de planches. C’est maigre, sans doute, mais cela nous suffit pour garnir nos celliers de ces vins de Poligny, de Salins ou d’Arbois, agréables au palais, chauds au cœur, et qui ne sont convenablement goûtés que chez nous. Par un matin d’avril, tiède et lumineux, je quittai la montagne. Lydie et sa mère voulurent absolument accompagner mes parents, qui me conduisirent à deux lieues de là pour attendre, sur la grande route, la diligence de Paris. Les adieux furent pénibles, comme bien vous pouvez croire. Quand Lydie m’embrassa pour la dernière fois, elle rougit très fort en murmurant tout bas : « Grand innocent ! » Mes parents ne sont plus, mes amis d’enfance m’ont oublié et je n’ai pas un pouce de terre dans ce beau canton que j’aime tant. Souvent, je me suis dit : « – Décidément, j’irai là-bas l’année prochaine. Je veux faire un dîner dont voici le menu : Énorme pyramide d’écrevisses, truites frites au beurre, ragoût de lièvre, filet de sanglier, gelinotte rôtie devant un feu clair, pêches, avelines et vachelin. Lydie me versera de tous les vins du pays, et nous causerons des jours passés. » Je n’ai jamais pu réaliser ce beau projet. Pourquoi ? Qu’importe ! Mais bientôt, quand la mort m’aura rendu libre, mon âme retournera dans la douce vallée. Pendant l’hiver, je sifflerai furieusement dans les branches des grands sapins, et je mêlerai de sinistres lamentations à la voix puissante du torrent. L’été, à la tombée du jour, j’accrocherai les jupes des jeunes filles aux ronces sauvages qui bordent la route ; j’allumerai les feux-follets qui égarent les voyageurs dans les marécages, et je nicherai des couleuvres dans les trous d’écrevisses. Les fillettes viendront confier leurs terreurs à la mère Lydie, vieille au nez crochu, au menton de galoche ; mais ma première amoureuse répondra en hochant la tête : – Taisez-vous, petiotes. C’est un enfant du pays qui souffre et qui se plaint, parce qu’il n’a pas su, ou qu’il n’a pas pu, vivre et mourir parmi les siens.
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