La Princesse et les FunambulesCeci remonte au temps de ma folle jeunesse.Tiens, un vers ? ah ! pardon, mais je n’en ferai plus.
Donc, dédaigneux de l’enseignement académique et des traditions classiques du Conservatoire, je fis tout simplement mes premiers débuts sur la scène du théâtre Montmartre. Faute grave, je le reconnais. Tandis que j’aspirais sérieusement à l’héritage de Frédérick-Lemaître, mon directeur, qui ne partageait pas mes illusions, ne me confiait que des pannes, c’est-à-dire des rôles de confident, de geôlier, de gendarme ou autres utilités aussi fastidieuses. Tout déconcerté, froissé dans mon amour-propre, déçu dans mon ambition, je fus trop heureux d’accepter un engagement pour la Russie, où, pendant trois années, je tins, non sans succès, l’emploi des troisièmes amoureux sur le théâtre français de Pétersbourg.
C’est là que je connus la princesse Barbarine. Le prince, nouvellement marié, désirait donner dans son palais une série de fêtes brillantes où les plus charmants proverbes de notre répertoire devaient être interprétés par les plus jolies femmes de la cour.
Il fallait naturellement qu’un homme du métier réglât les indications de la mise en scène, surveillât les répétitions et fit observer les différences d’intonation. Barbarine appréciait mon jeu élégant, chaud et réservé ; il aimait mon irréprochable diction, qualité fort goûtée en Russie ; grâce à ces légers mérites, je l’emportai sur mes autres compagnons et je fus chargé d’organiser le théâtre en miniature.
La princesse n’avait pas vingt ans ; elle était grande et blonde. Son visage, aux traits parfaitement réguliers, exprimait d’ordinaire un caractère altier qui tout à coup s’adoucissait dans l’expansion d’une gaîté folle. Ces changements subits frappaient d’autant plus que cette belle tête semblait n’avoir jamais été éclairée que par les pâles rayons de la lune ou par la lumière fatigante des bougies. On eût dit que les ardeurs du soleil n’avaient jamais brûlé ces longs cils bruns qui ombrageaient de grands yeux vert de mer. Instruite comme un vieil oratorien, elle parlait je ne sais combien de langues mortes ou vivantes ; elle avait tout lu et tout retenu, et ce savoir faisait l’étonnement perpétuel d’un pauvre comédien ignorant tel que moi. Elle avait en outre une humeur mobile, fantasque, bizarre, capricieuse qui déroutait sans cesse tous les familiers de la maison.
À cette époque, j’avais du cheveu, de l’œil, de la dent, et une inaltérable gaîté… Je n’ai pas ici à faire mon propre éloge, et s’il vous plaît d’avoir de plus amples renseignements, vous pouvez vous adresser à Saint-Pétersbourg. J’ajoute simplement que le prince et sa femme m’honorèrent d’une amitié qui ne s’est jamais démentie.
Trois ans plus tard, de retour à Paris, je jouais les « Léandre » au théâtre des Funambules. Un soir, après une représentation de Pierrot pendu, la vieille concierge de la salle entra précipitamment dans ma loge en s’écriant :
– Monsieur ! monsieur ! il y a un équipage superbe à notre porte, avec deux grands laquais en perruques blanches. Mince de chic pour le boui-boui !
– Que m’importe !
– Oui, mais il y a aussi une belle dame qui vous envoie ce poulet.
J’ouvris un billet qui portait ces mots tracés d’une fine écriture.
» Cher Léandre,
Vous avez été charmant, comme toujours, mais vous me paraissez un peu mélancolique. Auriez-vous quelque chagrin, mon vieil ami ? C’est ce que vous direz tout à l’heure, n’est-ce pas ? à votre élève affectionnée.
Fœdora. »
Saprelotte ! La princesse était à Paris et je n’en savais rien ! Je répondis sur-le-champ :
« Princesse,
« Le temps d’essuyer mon rouge, d’ôter mon costume et je suis à vous. Daignez m’attendre à la sortie des artistes, rue des Fossés-du-Temple.
Votre respectueux et fidèle LÉANDRE. »
Trois minutes après, je retrouvais la princesse à la place indiquée. Nous avions à peine échangé les premiers compliments que Fœdora me dit avec cet accent fort à la mode sur la Perspective de Newski :
– Or donc alors, cher ami, j’ai un service à vous demander.
– Tout à vos ordres, princesse.
– Eh bien ! donc, je suis folle d’un de vos camarades. Le Polichinelle napolitain m’a fait horreur ; il n’a pas de bosses, il a le nez noir, il est triste ; mais votre Polichinelle français a un beau nez rouge, sa double gibbosité est ravissante : et puis il est gai, bavard, disloqué, médisant, imprévoyant et tout plein de désinvolture. C’est celui-là que j’adore, que je veux voir de près, à la ville, sous ses habits bourgeois, et vous ne me refuserez pas ce plaisir.
– M. de Ridder doit être en ce moment au café du Cirque ; si vous voulez venir…
– Parlons bien vite !
En effet, M. de Ridder était au café. Il prenait des grogs américains à une table où se trouvaient Fernand Desnoyers, le poète, Marco, l’ornemaniste, et Piton, le peintre. Nous prîmes place à la même table. Fœdora, tout en cueillant du bout des doigts une cerise l’eau-de-vie, restait en extase devant le pitre illustre. Celui-ci enseignait à Fernand la façon de se servir de la pratique, et le maître et l’élève se repassaient fraternellement le petit instrument sonore. Fœdora, la folle ! voulut même placer, entre ses lèvres roses, la mince lame d’ivoire !
Il se faisait tard ; on allait fermer le café. Je priai à souper l’aimable société qui me suivit allègrement rue du Faubourg-du-Temple. En face la maison Passoir, il y avait un pâtissier-rôtisseur nommé Douai, chez lequel les artistes trouvaient, après minuit, bon gîte, bon vin et médiocre nourriture. Boutin et Colbrun, deux amis inséparables, s’y rencontraient chaque soir. On bavarda joyeusement jusqu’à l’aube, et la princesse, charmée, proposa de fonder le souper du mercredi.
Ces rendez-vous durèrent trois mois, tout un hiver.
À tour de rôle, les convives racontaient quelque incident de leur vie aventureuse et j’ai recueilli là toute une hottée de souvenirs pittoresques ; si vous le permettez, cher lecteur, nous pourrons faire ensemble un tri dans ces récits sauvages et sans prétention.