La MuetteC’était en 1862.
Le café avait été servi dans ce magnifique atelier de la place Vintimille que tout Paris connaît.
Les portières de velours grenat, relevées sur des patères de bronze antique, laissaient voir dans le fond les splendeurs de la salle du festin.
Les lumières des lustres brisaient leurs feux aux angles des cristaux et des pièces d’orfèvrerie finement ciselées.
Les masses de fleurs et de fruits, habilement disposées, égayaient doucement les regards.
La réunion se composait d’une trentaine d’hommes, vieux et jeunes, mais presque tous connus dans le monde de la politique, des lettres et des arts.
Un ancien ambassadeur à Naples, des membres de l’Institut, des peintres, des journalistes et des musiciens, plongés dans de vastes fauteuils, semblaient éprouver ce doux état de béatitude qui convient si bien aux consciences tranquilles à l’heure d’une agréable digestion.
Crosti avait détaillé, avec une grâce exquise, le grand air du Barbier.
Puis Ismaël, Villaret et David chantèrent le trio de Guillaume.
Enfin Charles de Bériot égrena les perles de sa Tarentelle.
Le charme avait fait naître le silence.
Les officiers de la Légion d’honneur frappaient doucement, en mesure, l’air de leur index, comme s’ils eussent voulu retenir les vibrations harmoniques trop tôt fugitives.
Les simples chevaliers, respectant les distances, accompagnaient ce geste avec de petits mouvements de tête.
La tenue des autres était irréprochable.
– Depuis quelque temps, le gouvernement est très inquiet, fit une voix rauque et sourde.
Les regards se tournèrent vivement vers celui qui venait de proférer ces paroles. C’était un homme dont le visage sinistre n’avait rien de remarquable.
Mais, lui, sans plus s’émouvoir, reprit :
– Depuis quelque temps, le gouvernement est très inquiet.
Tous les jours on reçoit au ministère des rapports des préfets, des sous-préfets, des commissaires des départements, qui signalent les progrès terribles que la Muette fait dans la province.
On savait bien déjà que Paris et la banlieue étaient infestés par ce fléau ; mais aujourd’hui qu’il s’étend, qu’il gagne jusqu’aux bourgades les plus reculées, il est du devoir du gouvernement de prendre une attitude !
Il faut sévir !
Par quels moyens ?
Voilà la question.
La Muette, comme vous le savez, est une réunion de gens sans foi ni loi, sans feu ni lieu, qui rêvent le renversement de l’ordre social établi, par les moyens les plus violents.
Ceux de 93 pâliraient près des leurs.
Le fer, le feu, le poison, le vol, le viol, sont leurs procédés les plus bénins.
La police le sait, mais elle ne peut rien faire ! En effet, dans la Muette,
On ne se rassemble jamais,
On ne parle pas,
On n’écrit point !
Quelle action voulez-vous que la police ait contre de semblables misérables ?
Ainsi par exemple, le soir, entrez dans un café : Vous voyez des gens qui jouent au billard, D’autres aux cartes,
D’autres aux dominos,
D’autres enfin qui fument tranquillement leur pipe dans un coin.
Observez attentivement,
Vous ne remarquez rien.
Eh ! mon Dieu ! ils font tous partie de la Muette.
La police le sait ! Elle ne peut rien y faire !
Au coin de chaque rue vous voyez, dans de grands cadres, des photographies d’individus qui vous sont complètement inconnus, tout à fait indifférents, et qui, d’ailleurs, ne sont pas déjà si jolis que cela.
Les uns ont un air féroce ;
Les autres ont un air niais.
Pourquoi sont-ils là ?
Assurément c’est pour se reconnaître entre eux, car ils sont tous de la Muette.
La police le sait ; oui, mais…
Paris est sillonné par une quantité d’omnibus qui, depuis sept heures du matin jusqu’à minuit passé, parcourent la cité en tous sens.
Avez-vous parfois remarqué les physionomies étranges des gens qui sont sur l’impériale de ces voitures ?
Pour quel motif flânent-ils ainsi au lieu de travailler ?
Dans notre jeunesse, dites-moi, montait-on sur l’impériale des omnibus ?
Ce sont certainement des affiliés de la Muette qui surveillent les personnes qui vont et viennent, qui s’absentent ou qui rentrent dans Paris, les maisons qu’on démolit, celles qui s’édifient…
Quelle atteinte portée à la sécurité publique !…
La police le sait, mais… que voulez-vous ?
Dans la Muette, comme du reste dans toutes les sociétés secrètes bien organisées, il y a des fanatiques.
Ce sont des gens d’un certain âge, d’une assez bonne position de fortune, qui s’installent généralement dans un quartier pauvre.
Ils prodiguent les bienfaits autour d’eux.
Ils donnent des secours aux malheureux ;
Des médicaments aux malades ;
Des vêtements aux petits enfants.
Puis, quand ils ont bien capté la confiance de leur arrondissement, ils attrapent une fluxion de poitrine et meurent dans les trois jours.
Naturellement la foule assiste à leurs obsèques, et les affiliés de la Muette, mêlés dans les groupes, chuchotent :
– Ce brave homme est mort !
– C’est un grand malheur !
– C’est la faute du gouvernement !
– Nous avions l’habitude de vivre dans un Paris dont les rues étaient très étroites.
– C’était sale pendant l’hiver.
– Ça sentait mauvais pendant l’été.
– Mais enfin nous étions accoutumés à cela.
– Aujourd’hui on a créé de larges voies de communication, de longs boulevards qui n’en finissent plus, où le vent dévastateur s’engouffre en toute saison.
– On ne peut plus sortir de chez soi sans attraper des fluxions de poitrine !
– Nos enfants se feront peut-être à ce nouveau régime, mais il est positif que c’est ainsi qu’on veut détruire notre génération.
– Voyez plutôt ! Ce pauvre homme est mort !
Alors les faubourg sont dans un état d’exaspération difficile à décrire !
On arme !
La police le sait… Elle n’y peut rien faire !
Des personnages éminents font partie de la Muette.
Ainsi M. A… est l’un des chefs principaux. Homme d’un goût parfait, esprit distingué, poète remarquable, il n’aurait certainement jamais écrit la romance :
Tu t’en frais sauter le Cylindre !s’il n’y avait quelque chose là-dessous.
En effet, c’est le chant de ralliement de la Muette.
Chaque matin, vous voyez entrer dans les cours de vos maisons un inspecteur de la Muette, déguisé en pauvre, qui chante cette ineptie, tantôt sur un air et tantôt sur un autre :
Ma pauvre sœur, chacun le sait,N’est pas heureuse en son ménage…Les fenêtres s’ouvrent,
On jette des sous…
Le bonhomme les recueille et, le soir, il les porte à M. A… qui sait ainsi combien il y a de membres effectifs de la Muette présents à Paris.
Au surplus, ce sont ces recettes qui lui ont créé une fortune colossale en si peu de temps.
On ne peut l’expliquer autrement.
La police le sait… mais, quoi ?
Mgr D… est l’orateur sacré de la Muette.
Toutes les fois qu’il plaide – non, – qu’il prêche, la foule assiste à ses sermons.
Pourquoi ?
Ce n’est certes point à cause de son talent ?
Ni de son aménité, n’est-ce pas ?
Ni de ses convictions religieuses ?
Il est moins catholique que M. Renan.
C’est tout simplement parce que, sur les six sous qu’on donne pour sa chaise, un seulement revient à l’église ; le reste alimente le trésor de la Muette.
La police le sait…
La nature humaine a ses faiblesses, et les gens de la Muette n’en sont pas plus exempts que le reste des mortels.
Pour certains d’entre eux, le besoin de se réunir, de parler et d’écrire, se fait parfois impérieusement sentir.
Ce sont ceux-là qui, tous les jours, s’assemblent à la Bourse.
En effet, qu’est-ce que la Bourse ?
Construite avec l’argent des commerçants notables, la Bourse, dans le principe, fut instituée, purement et simplement, pour faciliter d’honorables transactions commerciales.
Les affiliés de la Muette ont changé tout cela.
Ils ont chassé les marchands de leur temple.
Là, à des heures convenues, ils s’entassent, se pressent, se bousculent, montent sur le dos les uns des autres.
Ils écrivent sur des petits morceaux de papier des choses que ni vous ni moi ne pourrions comprendre.
Ils poussent des cris insensés, sans signification dans aucune langue.
Prêtez l’oreille pendant une minute :
« Comment sont arrivés les Anglais ?
– Avec baisse d’un huit !
– Diable ! J’ai un écart, heureusement je suis à cheval sur le Lombard !
– J’ai deux mille cinq cents Italiens !
– Qui font ?
– Cinquante-deux.
– Je prends quinze mille dont cinq sous.
– Quelle imprudence ! vous sauterez !
– Non, je veux couvrir ma vente de primes.
– Bon, le ferme ressort !
– Je suis dans le mouvement ! »
Ils perturbent la fortune publique !
Les uns font semblant de se ruiner ;
C’est pour émouvoir la compassion des gens simples.
Les autres font semblant de s’enrichir ;
C’est pour surexciter les instincts d’envie et de cupidité dans les masses.
Cette fortune est fictive.
En voulez-vous la preuve ?
Eh bien ! essayez donc d’emprunter cent francs à l’un de ces faux millionnaires, vous verrez comment vous serez reçus !
En vérité, un grand péril est là !
La police le sait… Que voulez-vous qu’elle fasse ?
Des êtres naïfs s’étonnent parfois du succès et de la gloire de Timothée Trimm.
Est-il nécessaire de démontrer que l’illustre écrivain est le plus grand agitateur des temps modernes ?
Les esprits sensés, qui savent lire entre les lignes, constatent chaque jour les violences les plus audacieuses perfidement cachées sous une forme légère.
Bien aveugle qui ne voit rien !
La police le sait ; elle ne peut rien faire.
Ces misérables ont tous chez eux un portrait de saint Nicotin.
C’est un tableau qui représente un vieil ivrogne, fumant sa pipe, buvant une chope et lisant un livre badin posé sur une tête de mort.
Cette composition que vous voyez d’ici, paraît d’abord bien simple.
Horrible subterfuge ! Menaçante ironie !
Eh ! ne voyez-vous pas que c’est le portrait de Victor Hugo, qui est le chef suprême de la Muette ?
Seulement il n’est pas ressemblant, pour que la police ne puisse pas le reconnaître !
Le livre qu’il lit, ce n’est point un aimable badinage : ce sont des listes de proscription ;
La chope, c’est le poison qu’on doit verser aux femmes et aux enfants pour ne pas effrayer les populations ;
La tête de mort, c’est le symbole de l’échafaud ;
Et la fumée de la pipe, c’est l’emblème de l’incendie qui doit, d’ici peu, ravager Paris et les départements !
La police le sait ; elle est impuissante !
Le 15 janvier de chaque année, les chefs principaux de la Muette se réunissent au-dessus du Mont Blanc.
Là, après s’être livrés à de folles orgies, ils dansent une ronde en chantant une chose abominable dont, jusqu’à présent, la police n’a pu saisir que trois couplets, à cause de l’élévation.
Ils ont choisi un air bien gai pour chanter cette romance si triste.
Écoutez plutôt.
AIR : Ah ! le bel oiseau, maman !
On les guillotinera,Messieurs les propriétaires !On les guillotineraEt le peuple applaudira !Ah ! que nous allons rireEn voyant leur martyre !On les guillotineraEt le peuple applaudira !I
Avec un air déluréMessieurs les propriétaires,Ainsi qu’un mal induréOnt rongé leurs locataires.II
Ils sont toujours sans pitié,Sans cœur et sans épidermePour le pauvre ouvrierQui lui doit sept ou huit termes.III
Nous chaufferons leurs petonsPrès d’une ardente fournaisePuis alors ils nous dirontOù c’qu’ils ont caché leur braise.Quoi de plus révoltant que ce chant de sauvages ?
Hélas ! la police le sait ; elle n’y peut rien faire !
Comme je vous le disais en commençant, en présence des progrès constants de la Muette, il est du devoir du gouvernement de prendre une attitude.
Il faut sévir !
Quels sont les moyens de répression qu’on doit employer ?
Grave question qu’on agite dans les conseils de l’État.
En effet, peut-on, sans jeter un certain trouble dans les populations, supprimer ou transporter en masse tous les individus qui vont le soir au café,
Jouent aux cartes,
Aux dominos,
Au billard,
Ou fument leur pipe ?
Ceux qui se font photographier,
Montent sur l’impériale des omnibus,
Qui secourent les pauvres,
Suivent les enterrements,
Vont à la messe,
À la Bourse,
Lisent le Petit Journal,
Ou possèdent le portrait de saint Nicotin ?
On hésite.
Les avis diffèrent, et cela se conçoit.
Mais, pleins de confiance, nous espérons qu’une détermination prochaine sauvera la société ébranlée sur ses bases.
Le portrait de Saint Nicotin s*****d chez Ét. Carjat 10, Rue Notre-Dame-de-Lorette, 10 (Les commandes se payent d’avance)
La nuit était belle, froide et claire.
L’ancien ambassadeur et l’homme sinistre, titubant légèrement tous deux, suivaient les anciens boulevards extérieurs.
Ils épanchaient ainsi leurs idées dans une douce familiarité :
« Ah ça ! dites donc, vous ? fit le diplomate.
– Monseigneur ?
– Est-ce vrai toute cette lugubre histoire que vous nous racontiez tantôt ?
– Votre Excellence pourrait-elle en douter ?
– C’est que cela m’a tout l’air d’une assez mauvaise plaisanterie.
– Oh ! Monsieur !
– Et vous me faites l’effet d’un alarmiste !
– Des gros mots ! ! ! Bonsoir, citoyen ! »