Première partie-2

2018 Words
* * * L’évacuation des troupes franco-britanniques et belges avait commencé quelques jours plus tôt, le dimanche 26 mai. Cette retraite par la mer se passait tant bien que mal dans des conditions le plus souvent périlleuses. Les soldats se trouvaient en grande partie à découvert sur la plage et les jetées du port de Dunkerque. Ils devaient parcourir plusieurs dizaines de mètres avant de pouvoir s’entasser dans des embarcations, allant du navire de guerre au petit bateau de pêche. Ce parcours vers la liberté était de plus, régulièrement et sans pitié, perturbé par l’aviation allemande. Une fois installés dans ces embarcations trop lourdement chargées, ces hommes devaient encore compter sur la chance pour échapper aux tirs des canons ennemis et aux champs de mines sous-marines. Malgré le sauve-qui-peut, la discipline semblait régner dans les rangs. Les Français et les Belges étaient évacués au même rythme que les Britanniques. Au matin du 1er juin, il restait encore sur les plages des éléments du Corps expéditionnaire britannique. C’est alors que les Allemands intensifièrent leurs tirs d’artillerie et le mitraillage de la zone par leur aviation, rendant presque impossible l’évacuation de jour. Le commandement français décida en conséquence d’interrompre l’embarquement des soldats vers l’Angleterre tant que les hommes appartenant au Corps expéditionnaire ne seraient pas tous évacués. Ce qui créa inévitablement une certaine tension entre les deux armées alliées. C’est donc dans l’attente de cet ordre que les derniers Britanniques, à bout de force, patientèrent, assis dans les dunes de Dunkerque. Le lieutenant David Brandon faisait partie du Corps expéditionnaire britannique. Depuis près de deux mois, il se trouvait avec ses hommes sur le continent et se battait avec amertume contre cette machine de guerre allemande. À vingt-neuf ans, il avait abandonné ses brillantes études d’avocat après que son épouse l’eût quitté pour suivre un autre homme. Voulant noyer son chagrin, il s’était engagé dans ce corps d’armée afin de secourir les Norvégiens et les Danois menacés de l’invasion allemande. Malheureusement, il n’avait fallu que quelques jours aux troupes nazies pour déloger les Alliés et les rejeter vers les Pays-Bas, la Belgique et, finalement, la France. Maintenant, il était assis dans ces dunes à regarder la mer, attendant l’autorisation d’embarquer. Il était arrivé au cours de la matinée. Ses hommes et lui avaient abandonné véhicules et armes lourdes sur la route de la débâcle. Il ne leur restait plus que leur vie à défendre. Certains possédaient encore leurs fusils, d’autres n’ayant plus de munitions s’en étaient débarrassés, résignés. Un petit groupe de soldats s’approcha de David. — Que va-t-il se passer maintenant, mon lieutenant ? demanda leur caporal sur un ton inquiet. David releva la tête et rencontra le regard angoissé du sous-officier. Combien de fois n’avait-il pas entendu cette phrase ? Combien de fois, depuis qu’il portait cet uniforme, n’avait-il pas remonté le moral de ses hommes ? Mais aujourd’hui, les paroles encourageantes lui faisaient défaut. Qu’aurait-il bien pu leur dire alors que lui-même était en train de perdre espoir ? Il les regarda l’un après l’autre, il connaissait chacun de ces hommes. Leurs visages étaient déconfits, la crainte de mourir et de ne plus revoir leur famille se lisait dans leurs yeux. Ils étaient exténués par les combats de ces derniers jours. De plus, le manque de ravitaillement qui se faisait cruellement sentir et l’annonce de la présence des blindés allemands, à moins de trente kilomètres, renforçaient leur sentiment d’abandon. David rassembla tout le dynamisme qui restait en lui et, au moment où il se levait pour réconforter ses hommes, un sous-officier de l’unité de soutien logistique s’approcha en disant d’une voix ferme : — Que chacun prenne ce qu’il désire emporter ! Ne vous encombrez pas d’objets inutiles ! — Cela veut-il dire que nous rentrons chez nous ? s’enquit David en attrapant le sous-officier par le bras. — Ce qui reste du Corps expéditionnaire doit être évacué en priorité. Que vos hommes se dirigent immédiatement vers les embarcations ! David se tourna vers ses compagnons d’armes et leur dit d’une voix remplie d’assurance : — Allez les gars, il n’y a pas un instant à perdre. Son enthousiasme se communiqua aussitôt à ses soldats et leur volonté de s’en sortir reprit le dessus. * * * Cette nuit-là, Vicky et Patricia proposèrent leur aide au personnel du poste médical installé dans le port de Douvres. Bien qu’elle fût persuadée de retrouver bientôt son frère, Vicky ne pouvait s’empêcher de songer au pire. Patricia, quant à elle, s’efforçait de lui remonter le moral et espérait, tout autant que son amie, le retour de David. — Cela fait déjà plusieurs jours que l’évacuation a commencé et les nouvelles de Dunkerque ne sont pas rassurantes, déclara Vicky avec inquiétude. Je me demande si David est toujours vivant, ajouta-t-elle, la gorge nouée. — Ne désespère pas. Le Corps expéditionnaire se battait encore dernièrement en Belgique et ne s’est replié que récemment sur Dunkerque, lui répondit Patricia avec sérénité. — Je sais, mais je perds parfois espoir. Quand tu entends ce qu’ont vécu ces soldats, c’est horrible, il n’y a pas d’autre mot ! — Le plus horrible pour moi, ma petite sœur, aurait été de ne plus te revoir ! — David ! s’écria Vicky en se retournant aussitôt, avant de se précipiter vers lui. Occupées à leur conversation, les deux jeunes filles n’avaient pas remarqué la présence du jeune homme. Il se tenait près de Patricia. Il ôta son casque d’un geste rapide et prit sa sœur dans ses bras tandis qu’elle l’embrassait. Patricia ne put s’empêcher de les observer. Les retrouvailles chaleureuses de Vicky et de son frère lui faisaient du bien. Mais ce qui l’attirait surtout, c’était David. Vicky lui avait tellement parlé de son frère aîné, que maintenant qu’il était là en face d’elle, Patricia le regardait avec intérêt. Malgré ce qu’il avait pu endurer pendant ces dernières semaines, il ne paraissait pas avoir perdu sa joie de vivre. Physiquement, David était plus grand que sa sœur, il lui ressemblait beaucoup, à la différence de Michaël. Il n’était pas aussi bel homme que son frère, mais Patricia le trouva très séduisant. S’écartant de son aîné, Vicky le quitta des yeux et regarda son amie en disant, un sourire sur les lèvres : — David, je voudrais te présenter mon amie Patricia. Le jeune homme tourna rapidement la tête vers celle-ci. Son regard croisa celui de Patricia. Il lui sourit et remarqua aussitôt un léger trouble dans les yeux de la jeune fille. Ils restèrent quelques instants immobiles à s’observer, comme si une force intérieure les unissait l’un à l’autre. Un peu à contrecœur, Vicky perturba le charme qui s’installait entre son frère et son amie en demandant d’une voix hésitante : — Comment savais-tu que tu me trouverais ici ? — En fait, c’est le hasard, répondit-il évasivement, tout en gardant ses yeux rivés sur le visage de Patricia. — Le hasard ? répéta-t-elle, étonnée. — Oui. Le sous-officier qui m’a accueilli en arrivant m’a envoyé ici pour me faire soigner, répondit David en tournant lentement son regard vers sa sœur. — Te faire soigner ! s’exclama Vicky, inquiète. D’un rapide coup d’œil, Patricia remarqua que le pantalon du jeune homme était déchiré en dessous du genou droit. — Laissez-moi regarder cette jambe, proposat-elle d’une voix très douce. — Ce n’est pas de refus, répondit David en la regardant à nouveau. — Installez-vous sur cette banquette, ajouta-t-elle en désignant celle-ci de la main. S’exécutant aussitôt, il prit place et allongea sa jambe. Elle se pencha et dégagea le tissu déchiré du pantalon. Un pansement fait à la hâte couvrait la blessure. Il suivit des yeux le moindre de ses gestes. Vicky, un peu en retrait, observait la scène. Très vite, elle perçut que son amie et son frère étaient attirés l’un par l’autre. — Comment vous êtes-vous blessé ? s’enquit Patricia en apercevant la plaie. — Bêtement. Il faut dire que nous avons embarqué en pleine nuit. Je n’ai pas fait attention en montant sur le bateau. J’ai accroché ma jambe à une barre métallique. C’est en voulant me dégager que je me suis blessé. J’ai fait un pansement tant bien que mal avec ce que j’avais sous la main. — La plaie est infectée. Ne bougez pas, je vais la nettoyer. Il voulut poursuivre la conversation lorsque le médecin-militaire s’approcha en s’exclamant sur un ton à la fois autoritaire et amusé : — En voilà un homme heureux, deux infirmières rien que pour lui ! — Docteur, laissez-moi vous présenter mon frère, le lieutenant Brandon, répliqua fièrement Vicky. — Enchanté de faire votre connaissance, lieutenant. Mais vu que Mademoiselle Merrick semble bien s’occuper de vous, je vais vous priver de votre sœur pendant quelques minutes, j’ai besoin d’elle pour soigner un autre blessé. Puis, sans se préoccuper de leur opinion, il fit demi-tour en entraînant Vicky dans son sillage. David regarda sa sœur s’éloigner. Puis, tourna la tête dans la direction de Patricia, ses yeux croisèrent ceux de la jeune fille. — Je vais appliquer sur votre plaie une poudre antiseptique, vous allez ressentir une légère douleur, dit-elle, troublée, en détournant son regard. — Après ce que j’ai vécu ces dernières semaines, je… Aïe ! fit-il en serrant les dents tandis qu’elle étalait la poudre. — Je vous avais prévenu, précisa-t-elle en lui adressant un sourire angélique. David ressentit alors un léger pincement dans la poitrine, cette jeune fille lui plaisait de plus en plus. Elle était jolie et tous ses gestes étaient empreints d’une certaine douceur. Tandis que Patricia terminait le pansement, une pensée lui vint en tête. Ce qu’il éprouvait pour elle était très différent de ce qu’il avait connu avec sa femme. Lorsque celle-ci l’avait quitté, le chagrin qui s’est emparé de lui à l’époque l’avait profondément accablé, au point qu’il s’était juré de ne plus jamais aimer une autre jeune femme. Et voilà qu’en l’espace de quelques minutes, au moment où il s’y attendait le moins, cette jeune fille surgissait dans sa vie comme une bouffée d’air frais et ce qu’il ressentait pour elle était très fort. — J’ai terminé, déclara-t-elle soudain, en se redressant. — Déjà ! s’exclama-t-il, surpris. Puis tout en se mettant debout, il ajouta tandis que leurs regards se rencontraient à nouveau : — Merci, Patricia. Euh... Je peux vous appeler par votre prénom ? — Bien sûr, si de mon côté je peux en faire autant, lui répondit-elle en souriant. Instantanément, il lui rendit son sourire et lui toucha affectueusement le bras. Tout en s’approchant d’eux, Vicky les observait et elle ne put s’empêcher de songer qu’ils formaient un beau couple. Comme s’il craignait une éventuelle remarque de sa part, David retira rapidement sa main du bras de Patricia et se tourna vers sa sœur en déclarant sur un ton résigné : — Il faut que je vous quitte. Je dois rejoindre mon unité. — Oh, non ! s’exclama tristement Vicky. Nous sommes restés ensemble à peine dix minutes. — Je sais. J’aurais bien voulu demeurer davantage avec vous, mais mes hommes et moi devons partir dans une heure, répondit-il en les regardant tendrement l’une après l’autre. — Pourquoi vous fait-on partir si vite ? s’en-quit Patricia en fronçant un peu les sourcils. — Les survivants du Corps expéditionnaire doivent regagner leur base militaire, expliqua-t-il en se redressant légèrement. — Je ne comprends pas la raison qui vous oblige à quitter Douvres à peine arrivés, insista la jeune fille. — Les membres de l’état-major veulent évacuer les soldats dont ils sont sûrs de l’identité. Il semble que des Allemands se soient infiltrés parmi nos troupes. Soyez prudentes, ajouta-t-il en posant sa main sur l’épaule de sa sœur, tout en observant Patricia. — Les membres de l’état-major ont-ils prévu de vous donner à manger avant de partir ? demanda Vicky sur un ton inquiet. — Oui. Je dois d’ailleurs retrouver mon unité à la cantine. — Voulez-vous que nous vous accompagnions jusque-là, fit Patricia en croisant son regard. Au moment où il s’apprêtait à lui répondre, des brancardiers déposèrent non loin d’eux un nouveau blessé. Vicky toucha alors le bras de son frère et lui murmura d’un air complice : — Je vais te laisser avec Patricia. À bientôt, David. Tu verras peut-être Maman et Michaël avant notre retour à Londres, ajouta-t-elle, un léger trouble dans la voix. — Peut-être. À bientôt, ma petite sœur, lui répondit-il en souriant tandis qu’elle l’embrassait affectueusement sur la joue. Puis, sans attendre, elle se dirigea vers le blessé. En passant près de son amie, elle lui adressa un clin d’œil. David se tourna alors vers Patricia et en la regardant avec tendresse lui dit : — J’accepte votre proposition de m’accompagner jusque la cantine. — Très bien. Venez, conclut-elle sur un ton jovial. Il lui emboîta aussitôt le pas. Marchant l’un à côté de l’autre, ils savourèrent cet instant en songeant que le destin qui les avait réunis aussi subitement allait les séparer plus vite encore. Tandis qu’ils atteignaient la cantine, David posa sa main sur le bras de la jeune fille, l’obligeant ainsi à s’arrêter. Elle se tourna vers lui, leurs yeux se rencontrèrent. — Patricia, j’aimerais beaucoup vous revoir, implora-t-il d’une voix sincère. — Moi aussi, répondit-elle en s’approchant de lui. Ému, David s’empara de la main de la jeune fille et la porta à ses lèvres, tout en gardant son regard rivé au sien. — À bientôt, lui murmura-t-il. — À bientôt, répéta-t-elle, tout aussi troublée que lui. Il lâcha doucement sa main en lui souriant et se dirigea vers l’entrée de la cantine, sans ajouter un mot. Il fit quelques pas. Puis, se retourna. Patricia n’avait pas bougé. Et tandis que leurs yeux se croisaient à nouveau, ils perçurent l’un et l’autre qu’un sentiment très fort venait de naître entre eux.
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