Première partie-1

2014 Words
Première partieLondres, mai 1940. Depuis le début des hostilités, il régnait dans la capitale une certaine effervescence liée en partie à la menace nazie qui planait sur le pays. La population, tout en conservant son légendaire flegme britannique, se préparait avec toute sa ferveur patriotique à lutter contre la machine de guerre allemande qui anéantissait tous les pays qu’elle envahissait et qui, tel un rouleau compresseur, repoussait les Alliés vers la mer. À Saint-Thomas’s Hospital, le personnel s’activait aussi aux derniers préparatifs afin de parer à une éventuelle affluence de blessés. Il est vrai que les nouvelles du continent n’étaient pas rassurantes. Le Corps expéditionnaire britannique, envoyé par le gouvernement pour contrer les bottes allemandes, essuyait de lourdes pertes et reculait, impuissant. Patricia Merrick faisait partie du personnel infirmier de Saint-Thomas. Elle était arrivée quelques semaines plus tôt, laissant derrière elle ses parents et sa ville natale de Douvres. Rapidement, elle s’était liée d’amitié avec une autre jeune infirmière, Victoria Brandon, dont la mère, également infirmière, dirigeait, d’une main de fer dans un gant de velours, le service de chirurgie. Cet après-midi-là, Susan Brandon avait autorisé les deux jeunes filles à quitter l’hôpital plus tôt que d’habitude. Victoria, qui préférait qu’on l’appelle Vicky, avait proposé à son amie de prendre le thé en compagnie de son frère Michaël. Patricia avait accepté sans hésiter. En sortant de St-Thomas’s Hospital, elles se dirigèrent vers Waterloo Station tout en se frayant un passage à travers les badauds. Le salon de thé était situé à l’angle de York Road et d’Addington Street. Lorsqu’elles pénétrèrent dans l’établissement, Vicky remarqua aussitôt son frère. Celui-ci releva la tête au moment où elle s’approchait de lui, suivie de Patricia. — Michaël ! s’exclama-t-elle d’un air enjoué. — Vicky ! répliqua-t-il en souriant. Puis, tandis qu’il se levait, elle s’avança vers son frère et lui toucha le bras en disant avec une certaine fierté dans la voix : — Michaël, je voudrais te présenter mon amie Patricia Merrick. Il se tourna vers celle-ci en faisant remarquer sur un ton admiratif : — Vicky m’a beaucoup parlé de vous, mais elle s’est bien gardée de me dire combien vous étiez jolie. Patricia ressentit alors une étrange sensation qui lui glaça le dos. Michaël fit un pas vers elle et, avant même qu’elle eût pu esquiver son geste, sa main se retrouva dans la sienne. La cherchant du regard, il y posa les lèvres sans attendre, en lui murmurant afin qu’elle fût la seule à l’entendre : — J’ai hâte que nous soyons amis. Patricia lui répondit par un sourire. Il lâcha lentement sa main tout en se redressant, le visage radieux. — Bien, les présentations étant faites, si on s’asseyait, suggéra Vicky, heureuse de noter que son amie et son frère risquaient de bien s’entendre. Michaël aida Patricia à prendre place. Elle ne fut pas insensible à cette marque d’attention. Aussi, lorsqu’il s’installa, à son tour, elle se hasarda à lui jeter un coup d’œil à demi-intéressé. Elle put constater qu’il était plutôt bel homme, il portait un uniforme de la Royal Air Force, il était de la même corpulence que Vicky et lui ressemblait un peu. Au moment où ses yeux croisèrent ceux de Michaël, elle se hâta de lui poser la question qui lui traversait l’esprit, comme si elle voulait cacher la curieuse impression qu’elle éprouvait à travers son regard : — Vous appartenez à la Royal Air Force ? — Oui. Plus exactement, je suis lieutenant au Service de l’interprétation photographique de la Royal Air Force. — En quoi consiste votre travail ? poursuivit-elle, un léger trouble dans la voix. — Mes hommes et moi examinons à la loupe pendant de nombreuses heures des photographies prises par les avions de reconnaissance, à la recherche du moindre détail qui pourrait nous être utile. Quand je parle de mes hommes, c’est une expression car notre service compte plus de la moitié de femmes. Tandis qu’ils conversaient, Vicky, amusée, les observait. Elle connaissait suffisamment son frère pour se rendre à l’évidence : il était tombé sous le charme de Patricia. Celle-ci était loin d’imaginer qu’en échangeant quelques mots aimables, agrémentés de sourires timides, elle suscitait chez le jeune homme des sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés pour une femme. Aussi, lorsque Michaël consulta sa montre, il réalisa à contrecœur que le temps qu’il venait de partager avec sa sœur et son amie s’était écoulé trop vite. Il se leva rapidement en se rendant compte qu’il était tombé amoureux de Patricia. Il salua les deux jeunes filles et les quitta en adressant un dernier regard imprégné de tendresse à celle qui faisait désormais battre son cœur. Vicky attendit que son frère se fût éloigné pour poser sa main sur le bras de son amie et lui déclarer d’un air espiègle : — Je peux me tromper, mais j’ai l’impression qu’il s’est produit quelque chose entre Michaël et toi. — Quelque chose ? Qu’entends-tu par là ? répliqua la jeune fille sur la défensive. — Allons, Patricia, ne me dis pas que mon frère t’est indifférent. — Il a beaucoup de charme mais ça s’arrête là, riposta-t-elle, quelque peu mal à l’aise. — En tout cas, moi, je peux te dire que pour Michaël… — Je t’en prie, Vicky. Ton frère est un jeune homme séduisant mais… — Ça s’arrête là ! compléta-t-elle. — Exactement ! confirma Patricia en prenant sa tasse de thé qu’elle porta aussitôt à ses lèvres, signe qu’elle désirait mettre fin à cette conversation. Vicky lui jeta un dernier coup d’œil discret ; puis elle détourna légèrement la tête et prit un petit cake sur le plateau posé devant elle. * * * En sortant du salon de thé, Michaël se dirigea vers son bureau. Depuis qu’il avait croisé le regard de Patricia, il se sentait différent. Il était épris de cette jeune fille qui venait de faire irruption dans sa vie. Il n’avait dès lors plus qu’une idée en tête : la revoir le plus tôt possible. L’occasion se présenta dès le lendemain. Il faut dire qu’il avait forcé un peu le destin. Il avait appris par la bouche de sa mère que Patricia terminait son service vers seize heures. Il avait donc attendu, patiemment et à l’abri des regards, qu’elle sorte de l’hôpital. Lorsqu’il l’aperçut, il s’élança aussitôt vers elle en disant d’une voix faussement étonnée : — Patricia ! — Michaël ! s’exclama-t-elle, surprise, en le voyant surgir à ses côtés. — Je rentrais chez moi quand je vous ai vue. Puis-je faire un bout de chemin avec vous ? — Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. — Vous retournez chez vous ? — Oui. — Où habitez-vous ? s’enquit-il tandis qu’il lui emboîtait le pas. — Dans le quartier de Lambeth, répliqua-t-elle d’un air las. — Est-ce que je peux vous accompagner jusque-là ? proposa-t-il en lui jetant un bref regard, ne voulant pas gâcher cet instant. — Si vous le désirez, fit-elle sur un ton résigné. Le quartier de Lambeth était situé non loin de St-Thomas’s Hospital. Aussi furent-ils rapidement là. Ils s’arrêtèrent devant une petite maison modeste. Michaël regarda la façade avec un certain mépris et finit par dire avec un sourire quelque peu moqueur : — C’est ici que vous demeurez ! — Oui. J’habite au premier étage, dit-elle en redressant fièrement la tête. L’assurance de la jeune fille l’impressionna. Il se tourna vers elle en lui déclarant, un léger trouble dans la voix : — Patricia, il faut que je vous dise quelque chose. Leurs yeux se rencontrèrent, un silence presque glacial s’installa entre eux. Michaël avala sa salive avant de poursuivre : — Patricia, je vous aime. Depuis que nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas cessé de penser à vous, ajouta-t-il tout en passant délicatement son bras autour de la taille de celle-ci. — Votre déclaration me touche beaucoup, mais les sentiments que vous semblez éprouver pour moi ne sont pas réciproques, riposta-t-elle en s’écartant brusquement de lui. — Je ne vous plais pas ? fit-il d’un air inquiet, appréhendant sa réponse. — Là n’est pas la question. — Aurais-je fait ou dit quelque chose qui vous aurait déplu ? insista-t-il en faisant mine de s’approcher d’elle. — Je vous en prie, Michaël, je préfère que nous en restions là pour aujourd’hui, répliqua la jeune fille en tendant la main vers lui, comme pour le stopper dans son élan. — Très bien, conclut-il résigné, en baissant légèrement la tête. Puis, estimant qu’ils n’avaient plus rien à se dire, Patricia pénétra d’un pas rapide dans son immeuble sans ajouter le moindre mot, ni le moindre regard. * * * Le dimanche suivant, Patricia fut invitée chez les Brandon. Ceux-ci habitaient à Vincent Square dans le quartier de Westminster. Grâce aux indications de son amie, elle trouva aisément la maison. C’était une belle demeure de style typiquement victorien. Elle s’arrêta un instant pour admirer la bâtisse. Elle balaya du regard la façade blanche et s’attarda sur la porte de bois massif où brillait un heurtoir en cuivre. Elle jeta un coup d’œil rapide autour d’elle et apprécia, l’espace d’un instant, la quiétude du quartier malgré le climat de menace de guerre. Elle s’approcha de la maison, souleva le heurtoir et le laissa retomber énergiquement. Des bruits de pas se firent entendre et lorsque la porte s’ouvrit, Patricia fut soulagée de voir Vicky. Elle ne savait pourquoi mais elle appréhendait de se retrouver face à Michaël. Elle avait conscience qu’il n’était pas le genre d’homme à renoncer à elle aussi facilement. Perdue dans ses pensées, elle se laissa entraîner par son amie à l’intérieur de l’habitation. Elle traversa le vestibule tout en admirant la décoration, le bois y était omniprésent et dégageait une certaine chaleur dans la pièce. — Maman et Michaël sont dans le salon, déclara Vicky en passant devant elle. À l’annonce du prénom du jeune homme, un frisson parcourut une nouvelle fois le dos de Patricia. Elle suivit son amie avec une certaine crainte dans le regard. En l’apercevant, Michaël se leva aussitôt et s’avança vers elle. C’est alors que Susan Brandon comprit, au moment où ses yeux croisaient ceux de la jeune fille, que celle-ci était mal à l’aise et que son fils en était la cause. — Sois la bienvenue dans cette maison, Patricia, clama-t-elle sur un ton à la fois maternel et sincère. — Merci, Madame, répondit la jeune fille en arborant un sourire triste qui émut Susan. — Viens t’asseoir près de moi, ajouta-t-elle en s’approchant de Patricia, barrant ainsi le passage à Michaël. Il s’arrêta net et regarda froidement sa mère. C’est alors que Vicky poussa un cri désespéré. Surpris, ils se tournèrent vers elle et lui jetèrent un coup d’œil interrogateur. La jeune fille se tenait près de la TSF, elle leur lança un regard horrifié en bredouillant : — C’est la débâcle ! — Que dis-tu ? s’exclama Susan en écarquillant les yeux. — Les troupes alliées battent en retraite et sont actuellement acculées à la mer, murmura-t-elle, la gorge nouée. — Apparemment, c’est le vice-amiral Ramsay qui dirigera les opérations de sauvetage, compléta Michaël en tendant l’oreille. — Alors, maintenant, il n’y a plus de doute, mes enfants, déclara Susan sur un ton angoissé. — Que voulez-vous dire, Madame ? s’inquiéta Patricia. — Nous allons bientôt connaître l’enfer ! s’écria-t-elle, les larmes aux yeux, en croisant le regard alarmé de la jeune fille. — L’enfer ! répéta celle-ci d’un air effrayé. — Voyons, Maman, il s’agit simplement d’évacuer des soldats pris au piège sur des plages, surenchérit innocemment Vicky. — Vous ne devriez pas prendre la situation à la légère. J’ai connu la Grande Guerre, riposta Susan, un léger trouble dans la voix. — Ce que nous vivons actuellement est tout à fait différent, fit Michaël, sûr de lui. — Une guerre, quelle qu’elle soit, amène son lot d’horreurs et de souffrances. Aurais-tu oublié que c’est elle qui vous a privés, ta sœur, ton frère et toi, de votre père ! Il avait vingt-six ans et n’avait pas demandé à mourir dans une tranchée de la Somme, rétorqua-t-elle tristement. Et toi, Vicky, ne songes-tu pas, en ce moment, à ton frère David qui se trouve, je l’espère, toujours parmi ses hommes encerclés par l’armée allemande sur les plages françaises, en n’ayant que la mer comme seule planche de salut ? ajouta-t-elle en croisant le regard de sa fille. — Comment pourrais-je oublier David ! s’exclama la jeune fille, les larmes aux yeux. — Je suis certaine qu’il est vivant et que bientôt, vous serez à nouveau réunis, fit Patricia d’une voix rassurante. — Tu as raison, il est vivant ! s’écria gaiement Vicky en serrant les poings. Aussi vais-je aller le chercher, poursuivit-elle avec le même enthousiasme. — Le chercher ? balbutia Susan. — Cet après-midi, je pars pour Douvres. Patricia, acceptes-tu de m’accompagner ? — Volontiers, s’empressa de lui répondre son amie. Cela me permettra par la même occasion de revoir mes parents. — Alors, c’est réglé. Je suis sûre que les secours sur place ne refuseront pas notre aide, conclut fièrement la jeune fille tandis que son frère cherchait désespérément du regard celle qu’il aimait et qui allait s’éloigner de lui pendant quelque temps. Les regardant avec mélancolie, Susan Brandon ne put s’empêcher de songer : que leur réservait cette nouvelle guerre ? Rien ne semblait arrêter les troupes allemandes commandées par ce fanatique à la petite moustache. Plusieurs pays étaient déjà sous la domination de ces soldats qui arboraient fièrement la croix gammée et des insignes à tête de mort en se proclamant les héritiers d’une race supérieure. C’est avec arrogance que ces hommes tendaient le bras vers l’extermination des peuples qui n’adhéraient pas à leurs idées. Susan ferma les yeux et, soudain, une pensée lui traversa l’esprit. Dans son for intérieur, elle ressentit une étrange impression. Elle ne sut pourquoi, mais elle eut le sentiment qu’elle ne survivrait pas à cette guerre.
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