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Laissons le temps passé pour le temps présent.
À partir de l’été de 1855, franchissons douze années.
Nous allons savoir qui est vivant et qui est mort, qui a eu la fortune favorable ou contraire, parmi les personnes que nous avons vues figurer dans la tragédie de la villa de Hampstead…
Cela su, nous conduirons le lecteur à travers un nouveau drame, au printemps de 1868.
Ce n’est que le simple enregistrement des faits qui commence par un mariage : le mariage de Mr Vanborough avec lady Jane Parnell.
Trois mois après le jour mémorable où son solicitor lui avait démontré qu’il était libre, Mr Vanborough possédait la femme qu’il désirait pour faire les honneurs de sa table et pour aider à sa fortune ; la législature de la Grande-Bretagne se faisait l’humble servante de sa trahison et l’honorable complice de son crime.
Il entra au Parlement.
Il donna (grâce à sa femme) six des plus grands dîners et deux des plus fameux bals de la saison.
Il fit avec succès son premier discours à la Chambre des communes.
Il dota une église dans un quartier pauvre.
Il écrivit un article qui attira l’attention dans une revue trimestrielle.
Il découvrit, dénonça et fit effacer un abus criant dans l’administration de la charité publique.
Il reçut (toujours grâce à sa femme) un membre de la famille royale parmi les hôtes de sa maison de campagne à la fin de l’automne.
Tels furent ses triomphes, et telle est l’histoire de ses progrès vers la pairie, pendant la première année de son mariage avec lady Jane Parnell.
Ce fils gâté de la fortune n’attendait plus d’elle qu’une faveur ; elle la lui accorda.
Il restait une tache sur la vie passée de Mr Vanborough, tant que vivait la femme qu’il avait reniée et abandonnée.
À la fin de la première année, la pauvre créature mourut et la tache fut effacée.
Elle avait supporté, avec une rare patience et un admirable courage, l’impitoyable injure qui lui avait été infligée.
Il faut rendre justice à Mr Vanborough et reconnaître qu’il lui brisa le cœur avec le plus strict respect des convenances.
Il offrit, par l’entremise de son homme de loi, de lui assurer une belle provision, ainsi qu’à sa fille.
Cette offre fut rejetée, sans un instant d’hésitation.
Anne répudia son argent, comme elle avait répudié son nom ; elle n’en porta plus d’autre que celui qu’elle avait quand elle était jeune fille, et qu’elle avait illustré pendant sa carrière artistique.
La mère et la fille ne furent plus appelées que de ce nom par ceux qui daignèrent s’enquérir d’elles après leur désastre.
Il n’y avait point de faux orgueil dans l’attitude que Mrs Sylvestre adopta et garda après que son mari l’eut délaissée.
Elle accepta avec reconnaissance, pour elle et pour son enfant, l’assistance de la chère et vieille amie, qu’elle avait retrouvée au temps de l’affliction et qui lui resta fidèle jusqu’à la fin.
Mrs Sylvestre vécut avec lady Lundie jusqu’au moment où elle se sentit assez forte pour mettre à exécution le plan qu’elle s’était tracé et pour gagner sa vie en donnant des leçons de chant.
À en juger par toutes les apparences, elle était désormais rétablie ; elle était redevenue elle-même.
Elle faisait son chemin, se conciliant partout la sympathie, la confiance et le respect, quand elle retomba tout à coup malade.
Nul n’aurait pu expliquer son mal ; les médecins eux-mêmes étaient divisés d’opinion à ce sujet, et, scientifiquement parlant, il n’y avait pas de raison pour qu’elle mourût.
Ce n’était pas une pure figure de langage que de dire, comme disait lady Lundie, qu’elle avait reçu le coup de la mort le jour où son mari l’avait abandonnée.
Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle était menacée, l’explique qui pourra.
En dépit de la science qui était peu de chose, en dépit de son courage qui était grand, la malheureuse femme tomba à son poste et mourut.
Dans la dernière période de sa maladie, son esprit s’égara.
L’amie des anciens jours du pensionnat, assise, auprès de son lit, l’entendit parler et vit bien que la moribonde se croyait revenue au jour où elles s’étaient dit adieu naguère dans la cabine du navire.
La pauvre âme retrouvait les mots et jusqu’à l’accent qu’elle avait alors, tant d’années auparavant, l’accent du temps passé quand les deux jeunes filles s’étaient séparées pour suivre chacune son chemin en ce monde.
Elle dit :
– Nous nous retrouverons, ma chérie, avec toute notre ancienne affection.
Et elle dit cela justement comme elle avait dit autrefois, puis la raison lui revint.
Elle surprit le médecin et la garde-malade en les priant doucement de quitter sa chambre.
Quand ils furent sortis, elle regarda lady Lundie et parut revenir à elle et s’arracher à un rêve.
– Blanche ! dit-elle, vous prendrez soin de mon enfant ?
– Elle sera ma fille, Anne, quand vous ne serez plus.
La mourante s’arrêta et réfléchit un moment.
Un tremblement soudain la saisit.
– Gardez comme un secret ce que je vais vous dire, reprit-elle. J’ai peur pour mon enfant.
– Peur ?… Après ce que je vous ai promis ?
Elle répéta d’un ton solennel les mêmes paroles.
– J’ai peur pour mon enfant !
– Pourquoi ?
– Ma chère Anne est une seconde moi-même… n’est-ce pas ? Elle est idolâtre de votre fille, comme je l’étais de vous. Elle ne porte pas le nom de son père… elle porte le mien. Elle est Anne Sylvestre, comme je l’étais moi-même. Finira-t-elle comme moi ?
Cette question fut prononcée avec cette respiration courte et cette voix pâteuse et embarrassée qui annoncent la mort prochaine.
Celle qui l’écoutait se sentit glacée jusque dans la moelle des os.
– Ne pensez point cela ! s’écria-t-elle avec horreur. Pour l’amour du ciel, ne pensez point cela !
L’égarement reparut dans les yeux d’Anne Sylvestre.
Elle fit de faibles gestes d’impatience avec ses mains amaigries. Lady Lundie se pencha sur elle et l’entendit murmurer :
– Soulevez-moi.
Soutenue dans les bras de son amie, elle la regardait jusque dans l’âme ; ses terreurs à propos de son enfant l’agitèrent de nouveau.
– Ne l’élevez pas comme moi ! Il faut qu’elle soit institutrice… Il faut qu’elle gagne son pain… Ne la laissez pas jouer l’opéra… ne la laissez pas chanter… ne la laissez pas monter sur une scène.
Elle s’arrêta… sa voix redevint très douce, elle sourit faiblement et dit sur le ton enfantin des anciens jours :
– Jurez-le, Blanche !
Lady Lundie l’embrassa et répondit comme elle avait répondu lors de leur séparation sur le navire :
– Je le jure !
La tête de la malade s’affaissa pour ne plus se relever.
La dernière lueur de la vie brilla dans ses yeux voilés.
Pendant un moment encore ses lèvres s’agitèrent.
Lady Lundie approcha son oreille du visage de la mourante et entendit encore ces mêmes paroles :
– Elle est Anne Sylvestre… comme je l’étais moi-même. Finira-t-elle comme moi ?