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Cinq années se sont écoulées… et l’existence des trois hommes qui étaient assis naguère à la même table, dans la salle à manger de la villa de Hampstead, a suivi une marche bien différente.
Mr Kendrew !… Mr Delamayn !… Mr Vanborough.
Que l’ordre dans lequel nous les nommons soit le même dans lequel nous allons passer en revue les événements de leur vie à tous trois, après un laps de temps de cinq années.
Comment l’ami du mari manifesta-t-il son sentiment à l’égard de sa trahison envers sa femme, nous le savons déjà.
Quelle impression reçut-il de la mort de la pauvre abandonnée, voilà ce qu’il nous reste à dire.
La rumeur publique, qui voit dans le fond du cœur des hommes et prend plaisir à publier ses découvertes malignes, avait toujours prétendu qu’il y avait un secret dans la vie de Mr Kendrew, et que ce secret était une passion sans espoir pour la femme de son ami.
Jamais il n’en avait dit un mot à âme qui vive ni à Mrs Sylvestre elle-même.
Quand elle mourut, la rumeur publique se réveilla pourtant plus forte que jamais et rechercha, dans la conduite de Mr Kendrew, la preuve de ses sentiments cachés.
Il suivit le convoi funéraire… quoiqu’il ne fût pas le parent de la morte.
Il arracha une petite poignée du gazon qui recouvrait la fosse, quand il pensa que personne ne le voyait.
Il disparut de son club ; il voyagea.
Il revint à Londres et avoua qu’il était las de l’Angleterre.
Il fit des démarches et obtint un poste dans une de nos colonies.
Quelles conclusions fallait-il tirer de tout cela ?
N’était-il pas évident que son genre de vie habituel avait perdu tout charme pour lui, depuis que l’objet de sa passion avait cessé d’exister ?
Cela pouvait être.
Des suppositions moins probables ont souvent touché juste.
Un fait sûr, dans tous les cas, c’est qu’il quitta l’Angleterre pour n’y plus revenir.
Encore un homme à la mer ! dit la rumeur publique.
Mais Mr Delamayn ?
Le solicitor en train de s’élever fut rayé du tableau, à sa requête, et entra, comme étudiant, dans une école de droit.
Pendant trois ans, on n’entendit rien dire de lui, si ce n’est qu’il travaillait avec ardeur et prenait ses inscriptions.
Il fut admis à faire partie du barreau. Ses anciens associés savaient qu’ils pouvaient avoir confiance en lui et lui confièrent des affaires. En deux ans, il se fit une position à la Cour.
À l’expiration de ces deux années, sa réputation se répandit au-dehors de la Cour.
Il parut comme jeune avocat dans une cause célèbre, où l’honneur d’une grande famille et le droit à une grande fortune étaient en jeu.
Son ancien tomba malade la veille des débats, il soutint le procès pour son défendeur et le gagna.
Le défendeur lui dit :
– Que puis-je faire pour vous ?
Mr Delamayn répondit :
– Faites-moi entrer au Parlement.
Étant propriétaire territorial, le défendeur n’eut qu’à donner des ordres, et Mr Delamayn eut son siège au Parlement.
À la Chambre des communes, le nouveau membre et Mr Vanborough se retrouvèrent.
Ils siégeaient sur le même banc et appartenaient au même parti.
Mr Delamayn remarqua que Mr Vanborough avait l’air bien vieux et bien las, et que ses cheveux avaient grisonné.
Il interrogea au sujet de son ancien client une personne bien informée qui secoua la tête.
Mr Vanborough était riche ; Mr Vanborough avait de grandes relations (par sa femme) ; Mr Vanborough était un homme honorable dans toute l’acception du terme, selon le monde ; mais personne ne l’aimait.
Il s’était très bien posé la première année, mais il en était resté là.
Incontestablement, il était habile ; mais il produisait une désagréable impression sur la Chambre.
Il donnait des fêtes splendides, mais il n’était pas sympathique à la société.
Son parti le respectait ; mais quand il y avait quelque chose à donner, on l’oubliait.
Il avait un caractère à part et, n’ayant rien contre lui, tout pour lui, au contraire, il ne se faisait pas d’amis.
C’était un homme aigri, et chez lui, comme dans le monde, cette aigreur était trop visible.