SCÈNE DEUXIÈME
Médailles de princesL’auteur du présent livre aura touché le but qu’il se proposait en écrivant la légende susdite si le lecteur y voit deux choses : premièrement, que les vrais serpents sont les traîtres, et secondement, que Jersey n’est pas loin de la France.
Quand on regarde la carte, on s’étonne que Jersey ne soit pas française. Elle est à quarante lieues de Southampton et à cinq lieues de Port-bail. Jersey possédée par les Anglais, c’est aussi insolent que si nous possédions Wight.
Elle a été française. Elle nous a appartenu âme et corps, gouvernement et territoire.
Le 9 janvier 1735, la mer se retira si loin de la côte normande et balaya tellement le sable que des riverains, se hasardant à deux lieues au large de leur rive, virent paraître, en pleine eau, les ruines d’un village avec ses rues, où étaient encore empreintes les ornières des charrettes d’autrefois. On y retrouva des vases d’étain et divers ustensiles de ménage.
En 1812, après une tempête aussi, M. de la Fruglaye, gentilhomme breton, se promenant près de Morlaix, fut stupéfait de voir la grève changée en une sorte de forêt-fantôme. Partout des arbres renversés et tordus ; les ifs et les chênes avaient encore leur couleur ; l’écorce des bouleaux, très nombreux, était encore argentée. M. de la Fruglaye, qui était à cheval, se mit à longer la grève. Cette résurrection d’une forêt morte ne finit qu’après sept lieues.
Tous les jours encore, les pêcheurs d’huîtres de Jersey retirent avec leurs dragues, fort loin en mer, des racines de hêtres et de saules, et il n’est pas rare que les ancres des navires rapportent des troncs d’arbres entiers.
C’est qu’en effet la mer qui sépare Jersey de la France a été une forêt. Une immense forêt peuplée de villages qui s’étendait d’Ouessant au cap la Hague. Au commencement du huitième siècle, on allait encore à pied de Jersey à Coutances. La route partait du Bourg-de-César, aujourd’hui Gorey, arrivait au Rocher-des-Bœufs, encore visible à mer basse, et y rencontrait la rivière de Coutances, mince filet d’eau dont le pont était une planche. À part cette enjambée, tout le reste était terre ferme. Mais voici ce qui arriva en 709.
On venait d’achever le monastère du mont Saint-Michel. Deux des douze moines qu’y avait placés Aubert, évêque d’Avranches, étaient allés en Italie chercher des aumônes et des indulgences ; ils étaient partis laissant le mont Saint-Michel en pleine forêt, à dix lieues de la mer. Lorsqu’ils revinrent, ils ne purent se retrouver. La forêt avait disparu, et le mont était changé en île. Il leur fallut une barque, et ils faillirent sombrer dans leurs arbres.
En deux mois, l’océan et le vent du nord avaient tout bouleversé, tout brisé, tout dévoré, disloqué la Neustrie, mutilé la Bretagne, arraché par places dix lieues de forêt comme une poignée d’herbe, cassé en six endroits la dure chaîne de rochers qui allait de Césambre au Mingar en Saint-Coulomb, improvisé entre Saint-Malo et Saint-Servan ce port-abîme où la marée monte de quarante-cinq pieds ! Cinq ou six pointes seulement perçaient l’eau comme les mâts de ce continent coulé. La principale de ces pointes était Jersey.
Qu’était devenue la route du Bourg-de-César à Coutances ? Et la planche-pont qui enjambait la rivière ? Et la rivière ? Cette pauvre petite rivière était noyée.
Cette noyade de la rivière de Coutances donna lieu à un singulier procès de pêche. En 1789, – deux mois avant une autre grande marée, – les seigneurs de Mont-Chaton pêchaient sur la côte de France à deux lieues en mer, lorsque l’administration intervint. Les pêcheurs prouvèrent qu’ils avaient, de temps immémorial, la pêche de la rivière de Coutances jusqu’au Rocher-des-Bœufs. L’administration répondit que leurs titres étaient bons avant l’inondation de 709, mais que la pêche avait cessé en même temps que la rivière. À quoi les seigneurs de Mont-Chaton répliquèrent que la rivière n’avait pas cessé, qu’elle existait toujours sous la mer, que ses anciennes rives étaient encore marquées par des troncs de saules visibles sous l’eau, qu’ils pêchaient dans ce lit et non ailleurs, que ce n’était pas leur faute si la mer était venue se placer entre eux et leur propriété, et que, si l’administration ne voulait pas qu’on touchât à son océan, elle n’avait qu’à l’empêcher de se jeter dans les rivières des autres. L’affaire fut portée devant le parlement de Rouen, qui donna tort à l’administration.
Ainsi, ce n’est que depuis onze cent cinquante-quatre ans que Jersey est une île. Et encore l’océan n’a-t-il pas creusé entre Jersey et la France un fossé bien profond. Entre les îles d’Ouessant et les Scilly, la profondeur est de soixante-dix brasses ; entre Calais et Douvres, de trente : entre Jersey et la côte, elle est au plus de sept, généralement de trois ou quatre, par endroits d’une demi-brasse.
N’importe, la séparation était faite. Mais ce n’était encore que la séparation matérielle, et Jersey n’en resta pas moins continentale de gouvernement.
Les rois francs, qui l’avaient prise aux Saxons, ne paraissaient pas en trouver le séjour bien agréable, car ils y exilaient volontiers.
Ainsi, l’archevêque de Rouen Prétextat y fut jeté par Frédégonde, qui ne se doutait pas qu’en faisant assassiner Galswinthe elle convertissait Jersey. – Galswinthe morte, Frédégonde put épouser le roi Chilpéric. Mais Galswinthe avait une sœur, Brunehilde, qui voulut la faire venger par son mari, le roi Sigebert : Frédégonde fit assassiner le roi Sigebert. Elle allait faire assassiner Brunehilde, mais un fils de Chilpéric, Mérovée, vit Brunehilde et tomba amoureux d’elle. Prétextat osa marier Mérovée à l’ennemie de Frédégonde. Celle-ci réunit aussitôt à Paris quarante évêques, et fit présider le concile par un de ses amants, Bertramme, évêque de Bordeaux. Mérovée était un peu le neveu de Brunehilde, et Prétextat avait enfreint les canons en mariant le neveu avec la tante ; mais les évêques ne se mangent pas entre eux : Prétextat en fut quitte pour sept ans d’exil à Jersey, parmi les pirates, auxquels il enseigna le christianisme.
Les pirates n’étaient pas impossibles à convaincre. Quelques années auparavant, une b***e de Saxons était venue se loger dans les rocs de Gorey ; après quelques semaines, n’ayant vu passer aucun navire, ces bandits s’étaient lassés d’attendre et avaient trouvé plus simple de piller tout bonnement les habitants, Saxons comme eux. Ils avaient leur butin et se rembarquaient, quand l’hermite Hélier accourut. Le chrétien leur représenta l’énormité de leur acte contre des frères de sang et de nom, et que toute leur piraterie était pleine d’offenses pareilles à la fraternité humaine et à la justice divine, et qu’au lieu de mener cette existence violente dont Dieu les punissait par des naufrages, par des fatigues et des misères de toutes sortes, par la mort toujours près d’eux, ils feraient mieux de cultiver la terre, qui leur donnerait le pain quotidien, et d’embrasser le christianisme, qui leur donnerait la vie éternelle. Les pirates furent si émus que leur chef leva sa hache et tua roide Hélier.
Une fois convaincus, les Saxons l’étaient bien. Il leur prenait tout de suite une ferveur si grande que, dans un champ près de Caerleon, douze cents Bretons, n’ayant pas voulu reconnaître comme saint un moine envoyé par le pape, furent massacrés par les Saxons convertis.
Quand il y eut sept ans que Prétextat adoucissait ainsi les mœurs saxonnes, il retourna en Neustrie. Il eut tort.
Frédégonde l’avait oublié. Elle avait eu d’abord à se venger de Mérovée. Elle l’avait fait assassiner. Puis, un de ses enfants étant mort, elle avait d’abord soupçonné des femmes de Paris de l’avoir tué par des maléfices ; mais, après les avoir fait rouer, elle avait réfléchi que ce n’était peut-être pas ces femmes qui avaient jeté un sort à son enfant, mais plutôt le second fils de son mari, Clovis, lequel avait intérêt à ce que son père n’eût pas d’autre enfant que lui, et elle avait fait assassiner Clovis, avec l’assentiment du père. – Ensuite, elle avait employé trois ou quatre ans à quelques menus meurtres dont l’histoire parle peu, parce qu’il n’y a que les meurtres des rois et des princes qui comptent. – Enfin, cette reine s’était demandé à quoi son mari lui servait, sinon à gêner ses débauches avec ses écuyers et ses palefreniers, et elle avait fait assassiner le roi Chilpéric.
C’est à ce moment que Prétextat revint de Jersey. Frédégonde le fit assassiner.
Jersey, saxonne, puis franque, devint normande en 912, avec toute la côte, lorsque Charles le Simple, envahi par les Normands, donna à Rollo sa fille Giselle et, pour dot, la Neustrie et la Bretagne, à condition que Rollo reconnaîtrait sa suzeraineté et se ferait chrétien. Puisque Paris a bien valu une messe pour un roi, Rouen valait bien un baptême pour un pirate.
Lorsque les Normands conquirent l’Angleterre, cela ne changea rien à la constitution des îles normandes. Leur duc, devenu roi à Londres, ne fut toujours que duc à Jersey, comme à Rouen.
Guillaume le Conquérant laissa trois fils, dont l’aîné, Robert Courte-Cuisse, prit la Normandie et abandonna l’Angleterre au second, Guillaume le Roux, et dont le troisième, Henri Beauclerc, jugea injuste que son père, ayant eu trois fils, n’eût pas eu trois héritages. Henri répara la faute de son père. Robert n’avait abandonné l’Angleterre à Guillaume qu’à la condition expresse qu’elle lui reviendrait si Guillaume mourait avant lui ; Guillaume mourut le premier : Robert était alors en terre sainte, il accourut aussitôt, et trouva Henri roi d’Angleterre. Il réclama, prouva que la mort de Guillaume devait remettre l’Angleterre et la Normandie dans la même main. Henri en convint, dit qu’elles seraient dans la même main, passa en Normandie avec une armée, battit son frère, le prit, lui creva les yeux, et le fit mourir pendant vingt-six ans dans le château de Cardif. Fraternité de rois.
Jusqu’à Jean sans Terre, la Normandie et les îles ne furent qu’un corps. Mais il arriva une chose qui fit grand bruit, je ne sais pas trop pourquoi, vu que c’était chose usitée entre princes : Jean sans Terre assassina son neveu.
Quoi de plus simple ? Arthur était fils du frère aîné de Jean, et Jean ne pouvait être roi d’Angleterre que si Arthur mourait. Arthur mourut donc. Comment ? On ne l’a jamais su au juste. Selon les uns, Jean l’aurait précipité dans la mer du haut des rochers de Cherbourg ; selon les autres, il l’aurait enfermé au château de Falaise, avec ordre au capitaine du château, Hubert de Bourg, de lui enfoncer un fer rouge dans les yeux jusqu’à ce qu’il en mourut ; Hubert, touché de pitié, aurait fait semblant d’obéir et aurait enterré une bière vide, mais Jean aurait découvert le mensonge, serait venu prendre lui-même Arthur, l’aurait conduit à Rouen, et là, une nuit, lui ayant offert, pour le distraire, une promenade en bateau, l’aurait poignardé de sa main, lui aurait attaché une pierre au cou et l’aurait jeté dans la Seine.
Cette action, si naturelle de la part d’un homme qui ne pouvait devenir roi autrement, provoqua une telle indignation, qu’encore quatre cents ans après Shakespeare l’a reprochée à Jean pendant tout un drame. Les poètes n’entendent rien à la politique ; ils n’entrent pas dans ces raisons des personnes royales ; ils ont un souci puéril de la vie humaine ; ils manquent de respect à Macbeth, et ils appellent grossièrement Richard III assassin.
Philippe-Auguste fut aussi courroucé que Shakespeare, mais lui, il avait un motif sérieux : le roi de France était le suzerain du duc de Normandie, et, d’après la coutume normande, chapitre des droits féodaux, article 143, tout homme condamné à mort par justice voyait son fief et son héritage confisqués au profit de son seigneur ; donc, si Jean était condamné à mort comme meurtrier, Jean devait son fief, c’est-à-dire la Normandie, à son seigneur, c’est-à-dire à Philippe-Auguste. C’est pourquoi Philippe-Auguste fut si irrité de l’assassinat d’Arthur, son proche parent.
Les barons anglais aussi furent irrités : les anglo-saxons n’avaient pas pardonné au duc de Normandie leur défaite ; les anglo-normands étaient mécontents d’avoir un roi au lieu d’un duc ; tous haïssaient le pouvoir royal, le contrariaient, s’efforçaient de le diminuer, et furent bien aises d’avoir une occasion de se révolter par vertu.
Les prêtres n’avaient pas un moins vertueux motif de renier l’assassin : Jean les avait appauvris. Ce n’était pas la faute de Jean ; il succédait à Richard Cœur de Lion, qui avait ruiné l’Angleterre avec sa croisade. Pour avoir de quoi lever une armée, Richard avait vendu tout ce qu’il possédait ; il disait lui-même qu’il aurait vendu Londres s’il avait trouvé un acheteur ; puis, au retour de la terre sainte, pris par le duc d’Autriche et donné à l’empereur d’Allemagne, on avait dû payer sa rançon : les rois coûtent cher ; l’empereur avait exigé la somme ronde de cent cinquante mille marcs d’argent. Il est vrai que Richard avait inventé un ingénieux moyen d’atténuer le chiffre de ses dépenses : tout ce qu’il avait vendu en partant, il l’avait, à son retour, repris aux acheteurs sans les rembourser ; mais cette manière d’entendre le commerce n’avait pas inspiré aux argentiers une immense envie de traiter avec les rois d’Angleterre. Lorsque Jean, trouvant le trésor vide, avait cherché comment le remplir, personne n’avait voulu lui prêter ni lui acheter. Quand un roi n’a pas d’argent, il en prend. Les riches d’alors étaient les juifs et les prêtres. Jean s’était d’abord adressé aux juifs ; il avait une façon d’emprunter assez persuasive : ceux qui refusaient, il leur faisait arracher les dents. Les juifs avaient tenu bon ; leur or était bien caché, on n’avait pas pu leur faire dire où ; ils s’étaient laissé arracher toutes les dents, non une parole. Alors, Jean avait bien été obligé d’en venir aux prêtres ; les évêchés et les abbayes crevaient de richesses ; Jean les avait dégonflés. – « Cousin, dit-il dans Shakespeare, aie soin de secouer les sacs de ces accapareurs d’abbés ; remets en liberté leurs anges d’or emprisonnés : il faut que la guerre affamée mange à même les grasses côtes de la paix. Use de nos pouvoirs dans toute leur étendue. » Et Philippe Faulconbridge n’est pas homme à mal faire la commission : – « Ni cloche, ni bréviaire, ni cierge ne me fera reculer, quand l’or et l’argent me font signe d’avancer. » – On conçoit l’horreur du clergé pour le meurtrier d’Arthur.
Philippe-Auguste somma Jean de comparaître devant la cour des hauts barons de France. Jean n’y comparut point et fut condamné à la peine de mort et à la confiscation de ses provinces françaises. Philippe-Auguste se chargea d’exécuter la sentence. Les villes normandes le reçurent avec acclamations, excepté Rouen, qui, regorgeant d’Anglais, n’osa pas ne pas résister un peu. On envoya en Angleterre avertir Jean que la place était investie et avait besoin d’un prompt secours. Il faisait une partie d’échecs. – « Bah ! dit-il sans bouger, si elle se rend, je la reprendrai. » La ville se rendit, et il ne la reprit pas. Il voulut conserver au moins ses petites îles ; il vint à Jersey, la fortifia, et, de peur que les Jersiais n’eussent pas un désir éperdu de rester les sujets d’un assassin, il les intéressa personnellement à la résistance en leur assurant, par une charte expresse, des franchises spéciales. Alors, ils se battirent, et repoussèrent deux débarquements des Français.
Mais ce n’était plus seulement les îles normandes qui allaient être menacées : Philippe-Auguste, mis en appétit par la Normandie, voulait l’Angleterre. Sa flotte et son armée étaient prêtes, Jean se sentait perdu. Les barons étaient contre lui ; le pape l’avait excommunié : abandonné des chrétiens, il s’adressa aux mécréants. Il demanda secours au miramolin de Grenade, lui offrant de reconnaître sa suzeraineté, de lui payer tribut et même, si cela lui plaisait, de se faire mahométan.
Les trois députés qu’il envoya au miramolin furent introduits devant un homme grave et pensif, occupé dans ce moment à lire un livre, qui était celui de saint Paul. Il écouta en silence ce que Jean lui faisait dire, puis il regarda les trois ambassadeurs, dont deux étaient des hommes bien faits, et dont le troisième était petit, noir, de méchante mine, avec un bras plus long que l’autre, et quatre doigts seulement à une main. Il fit signe aux deux premiers de sortir, et au troisième de rester.
Quand ils furent seuls :
– Mon ami, dit le miramolin, tu es trop laid et de figure trop chétive pour qu’un roi t’ait fait son ambassadeur si tu n’avais pas de tels mérites intérieurs qu’ils rachètent la pauvreté de ton apparence. J’ai donc mieux aimé te parler qu’à tes beaux compagnons. Entretenons-nous comme deux personnes qui s’estiment réciproquement. Je t’avoue que je ne suis pas peu surpris d’un roi qui offre ainsi son royaume, et d’un grand royaume qui se laisserait donner. Dis-moi donc en toute sincérité quels sont les Anglais et leur roi. Si tu es celui que je pense, tu me répondras loyalement.
– Seigneur, répondit l’ambassadeur difforme, qui fut flatté de cette admiration et de cette confiance, le roi mon maître est le plus grand scélérat qui ait jamais régné ; il a déjà perdu le duché de Normandie et il perdra incessamment le royaume d’Angleterre ; il est dissipateur et insatiable ; il est lion pour ses amis et agneau pour les rebelles ; il a procréé des enfants peu vigoureux ; aussi sa femme le déteste et a des amants qu’il fait étrangler ; il n’en est pas moins prodigieusement débauché, adonné à toutes les femmes, même ses parentes, et il n’a pas attendu que ses filles fussent nubiles ; quant à la foi chrétienne, il est flottant et plein de doute.
– Je te remercie, dit le miramolin, et tu n’as plus besoin de m’apprendre ce que sont les Anglais. Une nation qui supporte un roi si misérable est plus misérable que lui.
– Les Anglais, repartit l’ambassadeur, sont des hommes patients.
– Dis que ce sont des lâches, reprit le miramolin. Je refuse l’hommage de l’Angleterre. Je ne veux pas d’un peuple qui veut de ce roi.
Dédaigné par le mécréant, Jean revint au pape, et lui demanda grâce, au grand mépris de son peuple ; les barons riaient de lui tout haut. Il voulut prouver qu’il était encore roi. Un ermite en réputation de sainteté parmi la multitude, Pierre de Pomfret, avait prédit que Jean cesserait de régner dans l’année ; l’année finie, Jean lui montra qu’il régnait encore : Pierre de Pomfret fut attaché à la queue d’un cheval, traîné dans les rues de Warham, puis pendu, avec son fils.
Le pape, imploré par Jean sans Terre, lui pardonna chrétiennement, moyennant un tribut de mille marcs sterling d’or. À ce prix, Innocent III interdit à Philippe-Auguste d’envahir l’Angleterre ; mais, comme l’armée française ne pouvait pas s’être dérangée pour rien, le pape lui permit la Flandre, qu’elle ravagea dévotement.
Lorsque Jean vit Philippe-Auguste distrait par les Flamands, il n’y put tenir. Il se remit à arracher les dents aux juifs et les dîmes aux églises ; il ne craignait plus le pape à présent qu’il le payait ; il fit fondre les dernières cloches et les derniers ciboires, et s’acheta une armée. Il s’entendit avec les Flamands, qui se chargèrent du nord pendant qu’il se chargeait du midi. Mais, au nord, Philippe-Auguste fut victorieux à Bouvines (27 août 1214), et, au midi, Jean fut battu sur la Loire. Jean dut repasser la mer en grande hâte, et supplia encore le pape, qui voulut bien lui obtenir une trêve et ne la lui faire payer que soixante mille marcs d’argent.
Les barons, le voyant à terre, lui présentèrent un acte à signer et à jurer. Quand Jean eut écouté la lecture de cet acte, il eut un accès de rage. Cela se conçoit ; dans cet acte il y avait, entre autres choses exorbitantes, que le roi ne pourrait plus marier les filles des barons malgré elles ; qu’il ne saisirait plus les biens des orphelins, sous prétexte de tutelle féodale ; qu’il n’emprisonnerait plus sans jugement ; que ses officiers n’auraient plus le droit de prendre sans les payer les denrées et les voitures qu’ils voudraient ; que les juges, constables et baillis seraient choisis parmi ceux qui auraient étudié les lois. Toute cette Grande Charte était aussi monstrueuse. Jean signa et jura, mais avec la ferme intention de ne pas tenir son serment ; et, rien que pour avoir juré, il fut si furieux qu’il se roulait sur son lit en rugissant et en mordant la paille et le bois.