III

1132 Words
III La campagne amusa d’abord Germaine, comme un spectacle qu’on n’a pas encore vu. Elle n’en connaissait que les villas élégantes de la banlieue parisienne, les jardins peignés, ratissés, propres, qui semblent dessinés d’après un même modèle, les carrés de verdure sur lesquels ressort la flambaison bigarrée d’une ombrelle japonaise et des stores aux rayures roses et blanches, les allées où l’on se promène en mules, les jets d’eau qui fusent en une ligne mince et baignent dans leur vapeur argentée des canards d’écran dont les plumes chatoient. Tout cela voisinant, se touchant, se répétant, manquant d’horizon, ainsi que des aquarelles minutieuses et banales. Et l’immensité des champs, les landes fourragées par le vent, cette muraille bleue de montagnes qui se dressait là-bas comme une digue, les troupeaux qui erraient, les vols d’aigles planant parfois en plein ciel, le sonore frisson des arbres l’attiraient, l’étonnaient, mais avec cette sorte de crainte, l’instinctif mouvement de recul qu’elle avait déjà ressenti devant l’infini mystérieux de la mer. D’ailleurs, avec son goût inné de l’artificiel, le peu de suite de ses idées, cette gaminerie qui la détournait de tout ce qui était trop grand, de tout ce qui hantait avec trop d’intensité son cerveau, elle eut bien vite assez de la nature, de ce diorama splendide et immuable, de ce décor qu’on ne remplaçait pas. Elle ne comprenait pas, se trouvait égarée au milieu de ces paysans rudes et laids avec sa silhouette de Froufrou, ses curiosités subtiles, son charme d’être inutile et joli, perdait pied dans cette existence pratique et uniforme où l’on comptait, où l’on pesait le pour et le contre des choses, où l’on s’inquiétait du lendemain. Elle essaya de s’occuper, de tromper l’ennui qui l’anémiait, s’appesantissait sur sa tête comme une tombée silencieuse de neige et détruisait ses forces. Les ouvrages qu’elle commençait roulaient sur le parquet à la troisième aiguillée de laine. Son buvard était plein de lettres inachevées. Elle apprit le patois et joua à la campagnarde. Il lui fallut des sabots, le chapeau de paille aux larges ailes, une jupe de futaine comme en portaient les servantes de la métairie qu’avec des épingles, des bouts de rubans, elle transformait en figurantes d’opéra-comique. C’était en elle une rage de se distraire, d’égayer les interminables heures de ces journées qui se décalquaient, de s’intéresser à n’importe quoi, de tenir malgré tout à la vie. Elle ne tenait pas en place. On la rencontrait tour à tour cueillant des reines-Claude au haut d’une échelle dans le verger, fouillant dans les recoins poussiéreux du grenier, remeublant sa chambre avec des nœuds de cotillon, des babioles de couvent, des bouquets, des glaces enlevées aux autres pièces, émiettant du pain aux couvées dans la basse-cour avec cette réflexion enfantine que les poussins feraient de bien fines houpettes à poudre de riz. Elle errait sans but, droit devant elle, par les chemins, lisait des romans vieillots de la bibliothèque, cassait les dernières bonnes cordes du piano de variations désordonnées pour secouer les tristesses qui l’assaillaient, la nostalgie du luxe perdu qui lui remontait au cœur comme une nausée amère dès qu’elle rêvassait, qu’elle ne s’étourdissait plus. Puis, elle tomba de cette expansion violente qui l’avait surmenée dans une léthargie molle où les moindres mouvements, le passage de sa chambre à la salle à manger, la nécessité de parler, de répondre, lui étaient odieux, l’épuisaient comme si elle eût relevé d’une grave maladie. Elle s’acagnardait dans la chaleur de l’été, dormait presque tout le temps, comme pour abréger davantage les courts espaces de réalité. L’affaiblissement de son organisme fit bientôt de tels progrès qu’elle en fut elle-même frappée et s’en épeura ainsi que d’une maladie dont on sent les ravages. De ce jour, elle eut un recommencement de coquetterie, se ressaisit à ses fanfreluches abandonnées et sans raison, pour le plaisir de se voir, de surprendre la tante Eudoxie qui ne lui prêtait pas plus d’attention qu’à une petite fille de douze ans, gauche et laide, levait les yeux au ciel quand M. de Séméac s’émerveillait de la beauté de sa nièce, déballa les adorables toilettes de vacances qu’elle avait sauvées comme de précieuses reliques. Et de çà, de là, comme si elle eût été invitée à un bal blanc ou si elle avait dû passer la soirée à quelque représentation de casino, elle s’habillait, découvrant un coin d’épaules, les fossettes grasses des bras, piquant une rose du jardin parmi ses cheveux épais et se noircissant les cils de la pointe d’une allumette charbonnée. Elle se laissait appeler à plusieurs reprises après que la cloche avait sonné le dîner et n’entrait que lorsque l’oncle et la tante étaient assis à leurs places. On aurait dit alors que la table s’éclairait d’un rayonnement, que le couple abattu, débraillé se rajeunissait, se métamorphosait au contact magnétique d’une magicienne. Et, le diable au corps, Germaine se pavanait, jouissait de son triomphe d’avoir arraché un sourire presque bienveillant aux minces lèvres gercées de M. de Séméac, savourait jusqu’aux grossières adulations que l’oncle lui prodiguait avec une galanterie commune d’homme qui ne mâche point ses mots et renifle le dessous des jupes. Ce n’était plus l’abandonnée qu’on avait vue arriver en maugréant, le convive parasite qui s’imposait, augmentait les charges de leur budget chimérique, la parente pauvre qu’on sert la dernière mais l’unique enfant sur lequel on veille, on échafaude des rêves de conte bleu. Mlle de Puymirol lisait dans les yeux gris de sa tante des convoitises tout à coup déchaînées, une joie de joueuse qui est certaine de gagner la partie et l’impatience qu’elle avait maintenant de revenir à Saint-Martéjoux, de fuir ce désert où l’on était comme enseveli, de la lâcher comme un gerfaut sur les dots qui surnageaient dans ce Faubourg des Nobles assoiffé de plaisir. Qui ne se brûlerait à cette toison fauve, à ces prunelles aussi profondes et changeantes que la mer ? Qui résisterait à l’attrait cajoleur de cette voix si moqueuse et si douce, aux roseurs nacrées de son teint, à cette tête où la bouche charnue, gourmande, semblait narguer la calme indifférence du front et des yeux. Elle mettrait sens dessus dessous ce monde désœuvré et le conduirait à sa guise, comme on mène une figure de cotillon. Elle se marierait. Et dans un mirage, Mme de Séméac voyait des valets de chambre en habit noir qui servaient à table au lieu du souillon dont les doigts suants marquaient les assiettes, le château restauré, les statues remises sur leurs socles, le salon tendu d’étoffes claires où des femmes papotaient, organisaient une sauterie, le parc agrandi, la remise pleine de voitures neuves. Elle trouvait un bouquet de grand cru à la piquette qui moussait dans une bouteille sans bouchon et, en mangeant les haricots au salé, la fade garbure invariable s’imaginait des menus extraordinaires. Ils ne se parlaient pas. Le silence n’était coupé que par le bourdonnement des papillons de nuit qui heurtaient leurs ailes au verre de la lampe et par le choc des gros souliers ferrés de la bonne. Et satisfaite, réchauffée comme par une lampée d’eau-de-vie, Germaine prenait un air étonné de fillette que l’on complimente pour la première fois, cependant que l’oncle excité, très rouge, ébranlait la table d’un coup de poing et leur criait de sa grosse voix : – Je ne plains fichtre pas le paroissien qui t’épousera, ma mie !
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