II

1530 Words
II Les nombreuses malles de Germaine suivaient la voiture, ballottées à chaque ornière dans une massive charrette que de grands bœufs roux traînaient d’un pas lent et égal. Il faisait si chaud que M. de Séméac avait abaissé les vitres des portières et malgré le courant d’air qui charriait l’arôme vanillé des acacias près de passer fleur, les exhalaisons éparses des prairies irriguées, – l’intérieur de la berline avec ses coussins usés, sa tenture de cretonne déteinte à laquelle pendaient de profondes poches bourrées de paquets, sentait le rance comme les chambres longtemps closes, la remise malpropre où les guimbardes familiales se rouillent côte à côte, dorment dans la poussière accumulée qu’on n’essuie plus. Mlle de Puymirol, brisée par ce long voyage d’une nuit et d’un jour, se penchait au dehors, regardait sans intérêt ces paysages pareils déroulés dans une sorte de fumée blonde, les ruisseaux coupés d’écluses, les lignes frissonnantes de peupliers qui rayaient les herbages d’un treillis d’ombre violette, les champs de maïs, les villages étagés sur les collines, les vergers qu’assaillaient des nuées de guêpes, les côtes raides où les chevaux anhélaient, où le cocher sautait de son siège et elle répondait par des bouts de phrases, des monosyllabes brefs aux questions curieuses de son oncle. M. de Séméac ne cessait de parler, gesticulait, s’épongeait le front dans un mouchoir à carreaux et guindé, cérémonieux sur l’embarcadère de la gare, s’était bientôt ravisé, avait déboutonné son gilet d’alpaga. Sanguin, les joues pleines et rouges, les lèvres et le menton rasés à l’ancienne mode, ayant de gros membres solides et noueux et de la malice soupçonneuse sous ses épais cils noirs, il avait néanmoins dans les mains, dans le redressement de sa tête, dans certaines expressions de sa figure déformée, une finesse de race, une distinction vague comme la patine d’une médaille féodale que la terre n’a pas complètement effacée. – Ce pauvre bougre de Roland ! répétait-il avec son accent gascon. Une pâte si bonne et finir comme cela ! Ce que c’est que la vie, tout de même ! Et il secouait le cocher par la basque de sa livrée. – Eh ! Pierrillot, attention à la Grise quand nous passerons au relais de Pesquidoux ! Ce pauvre bougre, tiens, je me rappelle encore ses cigares, de vrais havanes comme je n’en ai jamais fumé, même à Toulouse, chez le cousin Ramignac ! Il assourdissait de ces éclats de voix la tête endolorie de Germaine, qui somnolait et comptait les bornes kilométriques plantées entre les tas de cailloux. Et dépité, mal à l’aise avec son exubérance bruyante, sa grosse bonhomie hâbleuse devant cette bouche close d’où les paroles tombaient comme à regret, telles qu’une vibration lointaine d’écho, il bâillait et murmurait de çà, de là : – Décidément, tu n’es guère bavarde, ma drôle ! Enfin, comme le soleil s’abaissait à l’horizon et teintait les pics neigeux de miroitants reflets roses, la voiture déboucha dans une longue allée de hêtres et s’arrêta devant le perron du château. C’était une lourde bâtisse, dont une tapisserie de vigne vierge cachait les murs lézardés, avec des toits d’ardoises sur lesquels roucoulaient des pigeons gris et blancs. Des fenêtres très larges trouaient la façade et un escalier de pierre aux marches branlantes conduisait à la porte, soutenue par deux cariatides allégoriques. Des socles vides, qu’avaient jadis surmontés de souriantes dryades, l’encadraient et, au lieu de pelouses où, par places, tels que des carrés d’étoffes indiennes, flambent les massifs de géraniums rouges, ondulait un champ d’avoine. Cela avait un grand air de gentilhommerie qui se délabre, qui ne répare pas les brèches creusées dans le toit mais veille sur le cartel héréditaire plaqué au fronton du seuil, une apparence trompeuse de décor qui dissimulait la sourde et incessante lutte pour tenir son rang, pour ne pas se déclasser et garder quand même la maison des aïeux que les paysans du village saluaient encore en un respect transmis comme une consigne, le banc armorié à l’église de Séméac, le droit d’être encensé à la grand-messe par les enfants de chœur. Mme de Séméac, toute en noir, dans une vieille robe de soie teinte qui avait des luisants violâtres sous les obliques rayons du soleil couchant, guettait sa nièce sur la première marche du perron. Elle la serra contre sa poitrine et elles échangèrent le même b****r inaffectueux et rapide. Et s’essuyant les yeux de son mouchoir, quoiqu’elle n’eût pas versé une seule larme, la tante murmura avec des inflexions prédicantes : – C’est le bon Dieu qui t’envoie parmi nous, mon enfant et nous n’avons qu’à bénir ses impénétrables desseins ! M. de Séméac s’était mis en manches de chemise et dételait les chevaux en même temps que Pierrillot, soufflant, s’interrompant pour invectiver son cocher en patois et savoir ce qu’il pensait de la nouvelle venue, de cette jolie jeune fille qui, serrée dans un ulster anglais, avec un petit feutre noir de garçonnet épinglé dans les cheveux, s’en allait au bras de sa tante, décidée et claquant des talons comme si elle eût marché à la conquête de ces corridors immenses, de cette maison trop grande où la mauvaise chance l’encageait désormais comme un oiseau voyageur pipé au passage. – Et autrement, Pierrillot, la juges-tu à ton goût, la demoiselle ? – Un enfant de calèche, moussû, et qui ne coiffera pas sainte Catherine, Diou biban ! Et, en attendant ses malles, Germaine parcourut toutes les pièces avec Mme de Séméac, mesurant le vide des vastes chambres qui semblaient déménagées, réprimant l’impression désenchantée que lui causait l’aspect de ces pauvres petits meubles couverts de b****s de tapisserie, – du piano aux touches jaunies, de la pendule sous un globe, des vases bleus emplis de pivoines artificielles, – perdus, clairsemés, comme honteux de se trouver dans le salon aux plafonds solennels où, au-dessus des portes laquées, l’on cherchait des trumeaux roses et blonds de Boucher, où l’on revoyait les places des consoles, des étagères en vernis martin chargées de babioles, des Gobelins, des glaces enguirlandées dans lesquelles les coquettes aïeules avaient miré leur sourire et leurs mouches assassines. La tante Eudoxie avait de ses mains avides et prudentes balayé jusqu’aux mansardes le château qui lui venait d’un héritage longtemps attendu. N’ayant pas assez de fortune pour avoir des séries, ne recevant que quelques rares visites de voisins, les Séméac se reléguaient à la campagne pendant les trois quarts de l’année plutôt par nécessité que par goût, pour y liarder à l’aise et combler les trous que creusaient dans leurs maigres rentes les dîners, les réceptions, toute la piaffe du carnaval à Saint-Martéjoux. On buvait de la piquette de paysan pour régler les traites de Rœderer. On se serrait le ventre pour parader en février, commander les violons et éclabousser d’un luxe factice tout le Faubourg des Nobles, les Urdosse, les Villejésus, les Sainte-Liesse, les Percheluce, qui se jalousaient, qui s’épiaient d’hôtel à hôtel comme des ennemis aguichés par une haine séculaire. Aussi, Mme de Séméac avait-elle transporté à la ville les vieilleries dont, au fond, elle ne s’expliquait pas la valeur plus que son mari et que sur un changement de mode elle eut aussitôt vendues comme elle avait dispersé au début les éventails, les bonbonnières et les robes à ramages découverts dans les armoires. Et l’exclamation enfiellée de réticences amères que la tante mâchait durant les haltes de leur traînante promenade élargissait davantage dans le cœur de Germaine la navrante mélancolie qui se dégageait de cette demeure seigneuriale dévalisée, pillée, comme prise d’assaut après un siège. – Que veux-tu, ce n’est pas aussi beau que chez ton oncle Roland, mais on y vit plus vieux, ma fille ! De là, elles visitèrent la basse-cour où une grosse servante jetait à poignées du maïs aux poules et aux oies, les granges où l’on rentrait les regains. Le maître valet marchait maintenant à côté des deux femmes, les guidait avec une politesse obséquieuse à travers la propriété. Grand, le teint hâlé, les épaules robustes, les mains assez fines avec, au petit doigt, une bague d’or piquée de turquoises fausses et des ongles longs, ambrés par la fumée de cigarette, les moustaches noires relevées aux commissures des lèvres, les prunelles d’une couleur vague où flottait quelque chose de câlin, très propre dans sa blouse de toile, François Moretti ressemblait plus à un sous-officier en congé qu’à un paysan. Il était, en effet, entré au service des Séméac, après avoir fait ses cinq ans dans le régiment d’artillerie qui tenait garnison à Saint-Martéjoux. Et avec son dos courbé, ses flatteries adroites, il avait pris aussitôt un tel ascendant sur Mme de Séméac qu’elle ne jurait que par lui, qu’elle ne le rudoyait pas comme les autres domestiques et n’entreprenait rien sans le consulter. Il se vantait d’ailleurs à tout propos de ne pas appartenir au commun, citait les alliances des Moretti d’Ajaccio avec les meilleures familles corses et attribuait à des haines politiques la pauvreté présente de ses parents. La tante Eudoxie le croyait, ne vérifiait pas ses comptes, lui livrait le domaine et, presque intimidée par l’aplomb de cet homme, chatouillée dans son orgueil par les compliments perpétuels, le respect apparent dont il l’obsédait, ne l’appelait jamais que « Monsieur François ». Mais Germaine ne parut pas s’apercevoir un instant de cette troisième personne qui les escortait, marqua même à trois ou quatre reprises, par une moue agacée, l’irritation sourde que soulevait en elle ce bagout familier d’un domestique, le toisa d’un regard froid comme elle avait toisé la fille de basse-cour et les ramasseurs de foin. Mme de Séméac pinçait les lèvres et le soir, au dessert, en servant des poires cuites à sa nièce, elle s’écria d’un ton rogue : – Je te prierai d’être à l’avenir plus aimable pour monsieur François. Il fait de temps en temps la partie de bézigue avec ton oncle ! Germaine, qui s’endormait sur sa chaise, inclina la tête avec une soumission machinale.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD