IV
– Cent d’as et cinq cents de bézigue ! Je joue pour trente, monsieur François, et le diable m’emporte si vous ne recrachez pas aujourd’hui tout ce que vous m’avez gagné !
Et se tournant vers sa nièce qui, par-dessus son épaule, suivait attentivement le va-et-vient des cartes et tout bas lui soufflait des conseils rapides, M. de Séméac ajouta avec un rire saccadé :
– Hein, Germaine, m’a-t-elle fait assez poser cette gueuse de dame de pique ? On voit bien que je n’ai plus vingt ans, tonnerre de sort !
Moretti acheva son petit verre de cognac et releva les pointes de ses moustaches.
Il avait un veston de coutil, une cravate pointillée de rouge, des manchettes propres mais effiloquées et les cheveux luisants de pommade, collés en deux bandeaux au milieu du front.
À son verbe haut, à sa façon de jouer, d’écraser sa cigarette dans la tasse à café vide posée à côté de lui, de riposter aux attaques joviales de son partenaire, on l’aurait pris pour un parent ou un voisin de campagne dont le couvert est toujours mis.
Cependant, la présence de Germaine l’intimidait.
Il s’étudiait à paraître bien élevé, s’écoutait parler, se surveillait, semblait craindre de la froisser, de ranimer par une bévue imprudente la répulsion irraisonnée qui couvait comme un feu mal éteint dans cette nature hautaine et défiante et qu’à force de souplesse, d’effacements humbles, d’obstination rusée, il avait réussi à apaiser.
Ses échecs successifs n’avaient pas rebuté l’ancien sous-officier. Il était revenu à la charge, s’insinuant dans les désirs, dans les ennuis de la jeune fille, se faisant très petit, opposant une inertie passive à ces mains capricieuses qui eussent voulu le chasser, à la méprisante indifférence qu’elle lui marquait en dépit des objurgations de Mme de Séméac.
Avec sa clairvoyance d’ambitieux qui guette tous les moyens de parvenir, tout ce qui peut le pousser en croupe de la Fortune, il avait supputé aussitôt, comme un maquignon qui examine un pur-sang, le prix inestimable que cette petite poupée de Paris vaudrait dans la frivole société de Saint-Martéjoux.
Et il s’irritait contre sa mauvaise chance, en reconnaissant qu’il lui avait déplu, qu’il avait été maladroit et ridicule, regrettait de ne pas être une femme pour pénétrer dans son intimité, pour la servir et la suivre. Il souffrait de sa placidité insolente, de voir qu’elle ne lui donnait pas même un ordre, qu’elle l’écartait de son chemin comme un être neutre dont on ne s’explique point l’utilité.
Était-il donc destiné à croupir dans la bourbe, à ne pouvoir arracher son piquet de misère, à crever dans une peau calleuse de métayer ?
Mais des années d’enfance passées au petit séminaire d’Ajaccio, de cette éducation religieuse qui laisse des traces si profondes dans le caractère, François gardait un entêtement calculé qui eût déjoué tous les assauts et qu’on se serait épuisé en vain à combattre, et aussi la séduction onctueuse de ceux qui doivent attirer les femmes et les agenouiller devant les grilles des confessionnaux.
Il avait courbé la tête et attendu patiemment son heure, sans faire un pas soit en avant, soit en arrière.
Et de jour en jour, amollie malgré elle par la déférence discrète, les égards incessants qu’il lui témoignait, comme si les Séméac n’eussent été que des domestiques plus payés ou plus âgés, Mlle de Puymirol s’était montrée moins intolérante, avait accepté la camaraderie qu’excusaient l’éloignement du château, l’étroitesse de ce cercle où ils se heurtaient à chaque pas les uns aux autres, les habitudes adoptées par son oncle.
Elle se choquait moins des licences qu’on accordait à ce mercenaire, du rang qu’il était arrivé à occuper dans la maison.
Ses préjugés se dissipaient et elle se décidait maintenant à déserter sa chambre solitaire, à assister aux tapageuses parties des deux hommes qui finissaient par l’amuser de leur gaieté comme une paire de bouffons.
– Cette fois, ça y est, reprit bientôt l’onde qui étala son jeu. Quarante de mariage ! Si nous marquions les brisques pour la belle ?
Le maître valet sourit d’un air découragé.
– Comment voulez-vous que je gagne, si mademoiselle joue contre moi ?
Germaine le regarda machinalement et elle tressaillit avec une inquiétude instinctive, quelque chose qui se révoltait et se soumettait dans son âme étonnée, en voyant qu’il ne baissait pas les yeux, que ces prunelles glauques s’enhardissaient, l’effleuraient de leur contagieuse douceur, osaient lui dire qu’elle était belle et désirable.
Elle n’avait pas la force de lui tourner le dos, de l’humilier comme les autres jours.
C’était le premier homme qui la dévisageait ainsi, qui la troublait et lui noyait le cœur en cette joie orgueilleuse et languide, qui lui révélait sa puberté et, touchée, s’accusant malgré elle d’avoir été mauvaise, elle dit, avec ces inflexions assourdies qu’ont les femmes aux minutes heureuses :
– Monsieur François, je jouerai avec vous la prochaine fois !