III
Le lendemain, trois grandes charrettes étaient en charge devant la maison du maire Tirart, rue des Pique-Nierres. Les chevaux se cabraient en agitant leurs clochettes, les chiens jappaient ; les rouliers, gens d’Avignon et du Pontet, criaient et juraient comme des païens, les oisifs de la commune s’attroupaient autour des voitures et donnaient gravement leur avis. Assis sur une trousse de feuilles, Marius Tirart fumait silencieusement sa pipe, sans prêter l’oreille aux réflexions des badauds. Espérit, qui depuis huit jours rôdait autour de lui, s’approcha et salua poliment, la barrette à la main.
– À l’amitié, monsieur Marius, je vous trouve bonne mine ; toujours le même, et gaillard, gaillard comme une épée ! Nous en fumons une ? C’est fort bien. Chacun sa fantaisie : moi, j’aime mieux une goutte d’eau de coing pour tuer le ver dans la matinée ; chacun ses idées. Les uns aiment le vin rouge, d’autres le blanc, d’autres le muscat. Figurez-vous que ma tante de Méthamis n’a jamais goûté viande de sa vie ; à son âge, elle donnerait toutes vos boucheries pour un oignon doux. Est-il vrai, notre maire, que les Turcs fument des pois de senteur ? Pour les marchés et les dimanches, il pourra bien m’arriver d’allumer un bout de cigare, je ne dis pas non ; les jours ouvriers, je n’y ai pas goût. Ceci peut vous étonner, puisque c’est le parrain de ma mère qui a fumé le premier à Lamanosc, en revenant de la marine, quand nous étions terre du pape. Il était le seul à fumer dans la commune : aussi l’appelait-on Pipette. Jugez un peu comme tout a changé depuis que nous sommes à la France ; mais tout ce que je dis là n’appointerait pas un fuseau, ainsi que disent les vieilles, d’autant plus que j’ai à vous parler d’une grande affaire qui fera bien honneur à Lamanosc. Vous savez que l’année dernière, j’ai été à Montalric pour leur fête ; alors je me suis dit : Espérit, tu vois là une belle vote ! Ah ! si notre maire voulait, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre Saint-Antonin !
– Voyons ! que veux-tu ? dit brusquement le maire, voilà une heure que tu me cires la guêtre. Je te vois venir, tu viens pour m’offrir ta feuille de mûrier ; je te l’achète, tu sais mon prix ; si ça te va, j’envoie ce soir les sacs à ta tuilerie.
– Je ne vends pas ma feuille, dit Espérit, puisque je fais couver ; vous le savez bien, vous qui m’avez fait compliment pour ma graine.
– Alors combien ta graine ?
– Je vous répète qu’il ne s’agit ni de moi, ni de ma feuille, ni de ma graine, mais de la commune : est-ce clair ? Ne tenons-nous pas aujourd’hui le 7 mars ?
– Oui, le 7 mars 184… Eh bien ! après ?
– Le 7 mars, fort bien. Qui de 31 ôte 7, nous restons à 24 ; 24 et 14 sont 38, c’est-à-dire un mois, huit jours, plus cinq mois entre mars et septembre : cela fait juste six mois huit jours, d’ici à la Saint-Antonin, qui tombe le 14 septembre. Nous avons donc devant nous six mois huit jours, pour tout préparer. Savez-vous que nous pourrons faire des merveilles ? Ce sera un beau travail… Mais vous ne m’écoutez guère, monsieur Tirart ; si je vous dérange, il faut le dire…
M. Tirart n’était pas en belle humeur ; il n’entendit rien de tout ce discours. La garance baissait rapidement : elle était tombée de 32 à 29 et de 29 à 26-25 ; les cocons ne se maintenaient pas ; le conseil municipal de Lamanosc, sourdement travaillé par l’huissier Fournigue, se montrait de plus en plus hostile et refusait d’autoriser la construction d’une fontaine dont les travaux étaient commencés depuis six mois. On parlait même de porter les dépenses à la charge du maire, et de clore la session par un vote solennel de méfiance longuement motivé. Les vingt-huit considérants étaient déjà rédigés ; il n’était bruit que de ces vingt-huit considérants, libellés en beau langage parlementaire pondéré, cadencé, roide et vague, hérissés de textes disposés en progression : au point culminant, la grande question de l’abreuvoir. Ce chef-d’œuvre révélait le génie d’un avocat de la cour royale, très expert en ces matières, homme savant et maladif, la terreur des autorités du pays, maître Mazamet, pour l’appeler par son nom.
– Monsieur Marius, reprit Espérit, c’est donc le 14 notre vote, de manière qu’alors nous avons bien six mois devant nous.
– Eh ! Tarascol, cria le maire, dur à toi, tout est sanglé, retirez les échelles. Hardi ! tout va, faites partir !
Les voitures s’ébranlèrent lourdement, oscillèrent en avant et reculèrent bientôt de quelques pas jusqu’au grand bourbier qui s’étend le long du jardin.
– Attelez les renforts, dit le maire. Zoou ! des pierres sous les roues ! Hardi, les enfants ! les deux grosses balles à l’avant ! bouclez à droite et sautez tous sur les brancards.
– Vous avez raison, dit Espérit ; avec cette charge à l’arrière, c’était un mauvais tirage. Maintenant revenons à notre projet. Voici ce que je me suis dit : l’année dernière, la jeunesse de Montalric a joué la comédie de César, et très bravement. Alors j’ai eu une idée…
Les voitures étaient dégagées, les chevaux piaffaient, se levaient droit, et faisaient sauter leurs colliers de sonnailles.
– Ah ! tu as une idée ? dit le maire de son air goguenard. Tu as une idée ? reprit-il en sautant d’un bond sur le strapontin. Eh bien ! va la vendre à la foire de Beaucaire ! Hardi, Tarascol, au grand trot !
Cette s*****e plut beaucoup aux rouliers, qui se mirent à la commenter, sans trop savoir de quoi il s’agissait, mais très vivement, chacun à sa façon. Il serait dangereux de risquer la traduction de ces quolibets qui arrivaient à l’oreille d’Espérit à travers le bruit des coups de fouet, des roues grinçantes et des grelots. La langue provençale est pleine de hardiesses, surtout dans le dialecte des charretiers.
– Voilà un état qui rend bien grossier, dit Espérit, sans prêter plus d’attention à ces brocards.
Il reprit le chemin de sa tuilerie à petits pas, les bras derrière le dos, tirant la jambe. L’argile étant prête, il se mit à travailler sur sa roue. – Notre maire est un homme de la bonne graine, disait-il en tournant ses chandeliers de terre ; solide, dur au travail, pas fier et juste. Il est bien entendu pour le bétail comme pour la terre ; à première vue, il vous dirait le poids d’un bœuf sans se tromper d’une livre, et l’on peut voir qu’il se donne un rude mal pour la commune. Je ne suis pas contre lui dans cette affaire de l’abreuvoir ; ce monument me paraît bien utile pour les bêtes qui reviennent de la montagne, et si les municipaux font ce coup de lui faire payer la dépense, je répéterai partout que c’est une volerie. Il m’est dû douze écus pour mes travaux de conduite, plus quatre francs de ciment romain, si ce n’est pas la ville qui paye, je refuse franc et net. M. Marius est dans son droit contre ces bavards du conseil, mais ce n’est pas une raison pour rudoyer le monde, surtout quand on vient lui parler du bien de la commune. J’aurai son dernier mot. À vendredi !
Le vendredi 16, à deux heures du matin, Espérit était déjà réveillé.
– Tous ces coqs sont fous, disait-il en se roulant dans le foin, je ne comprends plus rien aux heures. Voilà la troisième fois que je prends la lune pour le jour.
Il se leva de nouveau, mit le nez à la fenêtre, regarda les étoiles, et se frottant les oreilles :
– Je me suis encore trompé, ce n’est pas l’étoile marinière, le petit homme est toujours dans la lune.
Il s’étendit dans la crèche pour dormir plus au frais, mais le sommeil ne vint pas. Depuis dix jours, Espérit avait bien rêvé à sa tragédie, mais jamais avec cette persistance, cette passion obstinée qui l’envahissait tout entier. Il avait beau fermer les yeux et remuer la tête, il ne voyait que toges et draperies antiques traînant dans la poussière, tachées de sang ; à chaque instant, des formes lumineuses passaient devant lui dans des attitudes solennelles ; les déclamations héroïques bourdonnaient à ses oreilles ; ses yeux étaient attirés avec violence, dans une vision bizarre, par le scintillement des poignards et l’éclat de la pourpre romaine. – Me voilà timbré ! disait-il en tapant des poings contre les barreaux de la crèche. Le sang me brûle les veines et la cervelle me danse dans la tête. Cela tient au temps ; l’air est lourd, nous allons avoir un orage terrible. – Cette nuit de mars était des plus belles : pas un nuage du côté même de Ventoux ; les étoiles brillaient dans un ciel limpide, un vent frais passait dans les cyprès de la tuilerie et faisait onduler leurs cimes.
Enfin l’aube parut. Aux premières lueurs du crépuscule, Espérit était à l’abreuvoir, étrillant et lavant son ânesse. Les troupeaux sortaient des étables, les alouettes chantaient dans les blés, des tourbillons de poussière montaient sur le chemin, de toutes parts on entendait tinter les clochettes des chèvres et des capitaines béliers.
Le soleil tournait du côté de Villes lorsque Espérit et la Cadette arrivèrent à la croisette de Saint-Pierre de Vassols. La Cadette s’arrêta net au milieu du chemin. Espérit s’orienta, mit une paille dans ses doigts et se fit un cadran de la main.
– Six heures ! dit-il. Il y manque dix minutes. Notre maire est réglé comme un papier de musique, il ne sera à la croisette que sur le coup de sept heures. C’est fort bien. Pour ne pas manquer son monde, il faut toujours arriver une petite heure à l’avance. Puisque j’ai du temps, je m’en vais dire mes vêpres de dimanche ; qui sait si après-demain, j’aurai le loisir d’aller à l’office ? Allons, Cadette, tu es libre.
Il détacha le mors de l’ânesse, pour qu’elle pût brouter à son aise l’herbe rare des talus, et pendant que Cadette cherchait sa vie sous la haie, Espérit se promenait à pas croisés au bord du fossé, priant et chantant, le licou attaché au bras, le livre d’heures dans la main gauche, la droite armée d’une branche de romarin pour chasser les mouches.
Sept heures sonnaient au clocher de Saint-Pierre de Vassols, lorsque le maire Tirart parut à la croisette, Espérit tenait le milieu de la route et faisait caracoler son ânesse.
– Salut, monsieur Marius et la compagnie ! Ça va bien que vous soyez seul, nous allons reprendre notre affaire. Voici près d’une heure que je vous espère, et nous allons causer à notre aise. Vous savez que nous ne sommes pas des ennemis ?
– Oh ! s’écria le maire, encore ta comédie, je gage ! Voilà pourquoi tu m’arrêtes à l’embuscade comme un franc voleur.
– Bien parlé, notre maire ; jouez cinquante louis d’or, et vous les gagnerez. Cette nuit je me suis dit : Espérit, tu as eu tort l’autre jour de déranger notre maire, qui était à ses affaires de garance ; mais c’est aujourd’hui vendredi : puisqu’il va à la ville pour son marché, tu iras l’attendre sur la route de la ville, vous ferez ensemble une petite lieue, et tu pourras lui expliquer ton système sans lui brûler son temps. Alors j’ai réveillé la Cadette et me voilà. Je vous disais donc que l’année dernière on avait joué la comédie de César à Montalric, alors je me suis dit que si vous vouliez, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre saint Antonin.
L’ânesse s’était piquée d’honneur et galopait à grands sauts pour suivre l’amble de la jument du maire. M. Tirart crut qu’Espérit voulait jouter avec lui ; il donna de l’éperon et mit sa bête au trot.
– Eh ! eh ! dit-il, cette Cadette va comme le vent, dans un quart d’heure nous verrons le pont des Fontaines.
Espérit tourna bride vivement, et dit au maire :
– Vous gagnerez le prix tout seul, monsieur Marius. Vous ne connaissez pas la Cadette, elle n’a pas idée de lutter avec les bêtes riches. Bon voyage, monsieur Marius et la compagnie ; je vois que vous êtes pressé. Nous parlerons plus tard de notre affaire. Nous sommes gens de revue, la vote n’est que dans six mois. Qui a le temps a l’argent.