II

970 Words
II Plusieurs semaines après la Saint-Quinid, tous ces souvenirs de tragédie fermentaient encore dans la tête d’Espérit, si bien qu’un beau matin il se réveilla avec un v*****t désir de faire jouer la Mort de César à Lamanosc. Il revêtit son grand costume des dimanches ; pour plus de cérémonie, il se coiffa d’un chapeau rond que lui prêta le professeur Lagardelle, maître d’école du village, et, quoiqu’il ne fût pas fumeur, il alluma un cigare pour se donner une tournure. Ainsi équipé, il s’en alla résolument chez le maire. Le maire était en foire. – Allons, tant mieux ! dit Espérit ; ce n’est pas trop d’une semaine de plus pour réfléchir avant de lui parler, à ce père Tirart ! À huit jours de là, dans la soirée, il revint chez le maire. Marius Tirart, maire de Lamanosc, habitait, à l’entrée du bourg, une vaste maison dont les dépendances se prolongeaient jusqu’au fond de la rue des Pique-Nierres. Les hangars et les grandes cours s’étendaient sur les derrières jusqu’aux prairies qui bordent le chemin. Les chiens, qui connaissaient Espérit, le laissèrent passer sans aboyer ; il franchit le portail, mit la main au loquet et tira la ficelle. Le maire Tirart, à genoux au milieu de ses valets de ferme et des bergers, faisait la prière du soir ; Espérit s’arrêta discrètement sur le seuil de la porte. Vers la fin de la prière, un petit berger s’étant endormi, le maire lui asséna un rude soufflet pour le réveiller. L’enfant se mit à jurer, les pâtres éclatèrent de rire, le maire allongea des gourmades, et, frappant à droite, à gauche, fit tant de bruit pour imposer silence, que toute la cuisine fut bientôt en rumeur. Un des battus souffla sur la lampe de fer suspendue à la cheminée, les cris redoublèrent, Espérit s’en alla comme il était venu. – Au fait, se dit-il, ce n’est pas le bon moment. Brave homme que le père Tirart ! mais sur le soir il est irrité par son gros travail de la journée. C’est au saut du lit qu’il faut le prendre ou bien à table ; le matin on est plus gai. Un matin donc, après s’être costumé, il prit le chemin de la rue des Pique-Nierres. Le maire déjeunait dans la grande cuisine, avec tout son entourage de valets de ferme et de bergers qu’il faisait manger à sa table. Marins Tirart était un homme déjà sur l’âge, mais encore très vert, très actif, trapu, haut en couleur, œil brillant, lèvres rouges, mains fortes et velues comme la poitrine. – Salut, les amis ! dit Espérit en entrant le chapeau sur la tête, comme c’est l’usage à Lamanosc. Et toi, Marius, l’appétit y est-il ? Il y avait déjà longtemps que le maire Tirart cherchait à rompre avec ces habitudes familières des paysans comtadins ; il ne pouvait plus se faire à ce tutoiement, à ce Marius tout court dont ils usaient obstinément avec lui. Lorsqu’il était en visite chez son préfet, en grande compagnie de gens titrés et décorés, à tout propos on le saluait du titre de maire avec toutes sortes de politesses, et l’envie lui venait alors d’introduire ces belles manières à Lamanosc. Par malheur pour Espérit, il se trouva que le maire avait dîné la veille chez son préfet ; il était revenu d’Avignon très décidé à se faire respecter à Lamanosc comme dans les villes. – Eh bien ! Marius, reprit Espérit d’un ton dégagé, comment te va le courage ? – Tiens, voilà de mes nouvelles, dit le maire, et de son poing fermé il fit voler à dix pas le chapeau d’Espérit. Espérit répondit par un coup de bâton qui brisa les bouteilles sur la table et que le maire esquiva très heureusement. Des courtiers de commerce arrivèrent en ce moment fort à propos, et la querelle en resta là. Espérit s’en retourna à sa tuilerie sans grande rancune, et de sens rassis il donna tout à fait raison au maire. – C’était son droit, se dit-il, il était chez lui ; j’aurais peut-être dû lui tirer mon chapeau. Dans l’après-midi, Espérit revint chez le maire ; il portait sous son bras une grande bouteille de cinq pots. Le maire avait envoyé les bergers à l’école, et pendant leur absence il gardait lui-même le troupeau sur la lisière du petit bois qui confine à la prairie. Ce métier de pâtre ne lui allait guère. Tirart n’était pas homme à s’asseoir toute une journée dans les herbes pour jouer de la clarinette ou sculpter des noyaux pendant que les chiens font leur ronde. En attendant le retour des bergers, il s’ébattait avec ses dogues sur le pré ; il les faisait courir et combattre, il luttait et cabriolait avec eux. – De quel cabaret sors-tu, grand ivrogne ? dit le maire ; que me veux-tu avec ta bouteille ? – Ce matin, répondit Espérit, je vous ai cassé quatre ou cinq fioles ; voici qui réglera nos comptes. Maintenant, parlons peu et parlons bien. Savez-vous qu’ils ont joué il y a six mois une belle Mort de César à Montalric pour leur vote ? – Il s’agit bien de Montalric ! dit le maire. Voilà mon troupeau qui s’emporte devers les vignes ; tourne sur eux à grands coups de pierres et rabats-les jusqu’ici. – Les chiens les ramèneront, dit Espérit. – Je leur apprends des tours, dit le maire ; ce n’est pas le moment de les déranger. File par le fossé et fais-moi tout redescendre, hardi ! Le troupeau ramené, Espérit trouva le maire émondant les feuilles grêles de deux grandes tiges d’osier. – Prends ces amarines, dit le maire, et tordons-les à nous deux ; il nous faut façonner un grand cerceau pour faire sauter les chiens. Nous allons rire. On façonna le cerceau, on fit sauter les chiens ; le maire était en belle humeur. – Voici le bon moment, se dit Espérit… Et cette Mort de César, reprit-il d’un air de finesse, si nous la montions à Lamanosc ? qu’en pensez-vous, notre maire ? – Déjà quatre heures ! s’écria Marius en tirant sa grosse montre ; on m’attend à la commune. Adieu ! adieu ! je te laisse le troupeau ; tu passais pour bon pâtre dans le temps ; tiens prends ma gaule, amuse-toi bien, et bonne garde ! si tu aimes la musique, tu trouveras des fifres dans la besace !… Surtout, attention aux jeunes mûriers ! Et le maire Tirart monta vers la mairie.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD