CCCVe nuit

1473 Words
CCCVe nuit Sire, quoiqu’il y eût encore beaucoup d’affaires à régler dans le conseil qui se tenait, le kalife néanmoins, dans l’impatience d’aller chez la princesse Zobéide lui faire son compliment de condoléance sur la mort de son esclave, se leva peu de temps après le départ d’Abou Hassan, et remit le conseil à un autre jour. Le grand vizir et les autres vizirs prirent congé de lui et se retirèrent. Dès qu’ils furent partis, le kalife dit à Mesrour, chef des eunuques de son palais, qui était presque inséparable de sa personne, et qui d’ailleurs était de tous ses conseils : « Suis-moi, et viens prendre part comme moi à la douleur de la princesse, sur la mort de Nouzhatoul-Aouadat, son esclave. » Ils allèrent ensemble à l’appartement de Zobéide. Quand le kalife fut à la porte, il entrouvrit la portière, et il aperçut la princesse assise sur un sofa, fort affligée, et les yeux encore tout baignés de larmes. Le kalife entra, et en avançant vers Zobéide : « Madame, lui dit-il, il n’est pas nécessaire de vous dire combien je prends part à votre affliction, puisque vous n’ignorez pas que je suis aussi sensible à ce qui vous fait de la peine, que je le suis à tout ce qui vous fait plaisir ; mais nous sommes tous mortels, et nous devons rendre à Dieu la vie qu’il nous a donnée, quand il nous la demande. Nouzhatoul-Aouadat, votre esclave fidèle, avait véritablement des qualités qui lui ont fait mériter votre estime, et j’approuve fort que vous lui en donniez encore des marques après sa mort. Considérez cependant que vos regrets ne lui redonneront pas la vie : ainsi, madame, si vous voulez m’en croire, et si vous m’aimez, vous vous consolerez de cette perte, et prendrez plus de soin d’une vie que vous savez m’être très précieuse et qui fait tout le bonheur de la mienne. » Si la princesse fut charmée des tendres sentiments qui accompagnaient le compliment du kalife, elle fut d’ailleurs très étonnée d’apprendre la mort de Nouzhatoul-Aouadat, à quoi elle ne s’attendait pas. Cette nouvelle la jeta dans une telle surprise, qu’elle demeura quelque temps sans pouvoir répondre. Son étonnement redoublait d’entendre une nouvelle si opposée à celle qu’elle venait d’apprendre, et lui ôtait la parole. Elle se remit, et en la reprenant enfin : « Commandeur des croyants, dit-elle, d’un air et d’un ton qui marquaient encore son étonnement, je suis très sensible à tous les tendres sentiments que vous marquez avoir pour moi ; mais permettez-moi de vous dire que je ne comprends rien à la nouvelle que vous m’apprenez de la mort de mon esclave : elle est en parfaite santé. Dieu nous conserve vous et moi, Seigneur ! Si vous me voyez affligée, c’est de la mort d’Abou Hassan, son mari, votre favori, que j’estimais, autant par la considération que vous aviez pour lui, que parce que vous avez eu la bonté de me le faire connaître, et qu’il m’a quelquefois divertie assez agréablement. Mais, seigneur, l’insensibilité où je vous vois de sa mort, et l’oubli que vous en témoignez en si peu de temps, après les témoignages que vous m’avez donnés à moi-même du plaisir que vous aviez de l’avoir auprès de vous, m’étonnent et me surprennent. Et cette insensibilité paraît davantage, par le change que vous me voulez donner, en m’annonçant la mort de mon esclave pour la sienne. » Le kalife, qui croyait être parfaitement bien informé de la mort de l’esclave, et qui avait sujet de le croire, par ce qu’il avait vu et entendu, se mit à rire et à hausser les épaules, d’entendre ainsi parler Zobéide : « Mesrour, dit-il en se tournant de son côté et lui adressant la parole, que dis-tu du discours de la princesse ? N’est-il pas vrai que les dames ont quelquefois des absences d’esprit qu’on ne peut que difficilement pardonner ? Car enfin tu as vu et entendu aussi bien que moi. » Et en se retournant du côté de Zobéide : « Madame, lui dit-il, ne versez plus de larmes pour la mort d’Abou Hassan ; il se porte bien. Pleurez plutôt la mort de votre chère esclave : il n’y a qu’un moment que son mari est venu dans mon appartement, tout en pleurs et dans une affliction qui m’a fait de la peine, m’annoncer la mort de sa femme. Je lui ai fait donner une bourse de cent pièces d’or avec une pièce de brocard, pour aider à le consoler et à faire les funérailles de la défunte. Mesrour, que voilà, a été témoin de tout, et il vous dira la même chose. » Ce discours du kalife ne parut pas à la princesse un discours sérieux ; elle crut qu’il lui en voulait faire accroire : « Commandeur des croyants, reprit-elle, quoique ce soit votre coutume de railler, je vous dirai que ce n’est pas ici l’occasion de le faire : ce que je vous dis est très sérieux ; il ne s’agit plus de la mort de mon esclave, mais de la mort d’Abou Hassan, son mari, dont je plains le sort, que vous devriez plaindre avec moi. » « Et moi, madame, repartit le kalife, en prenant son plus grand sérieux, je vous dis sans raillerie que vous vous trompez : c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, et Abou Hassan est vivant et plein de santé. » Zobéide fut piquée de la repartie sèche du kalife : « Commandeur des croyants, répliqua-t-elle d’un ton vif, Dieu vous préserve de demeurer plus longtemps en cette erreur : vous me feriez croire que votre esprit n’est pas dans son assiette ordinaire. Permettez-moi de vous répéter encore que c’est Abou Hassan qui est mort, et que Nouzhatoul-Aouadat, mon esclave, veuve du défunt, est pleine de vie : il n’y a pas plus d’une heure qu’elle est sortie d’ici. Elle y était venue toute désolée et dans un état qui seul aurait été capable de me tirer des larmes, quand même elle ne m’aurait point appris, au milieu de mille sanglots, le sujet de son affliction. Toutes mes femmes en ont pleuré avec moi, et elles peuvent vous en rendre un témoignage assuré : elles vous diront aussi que je lui ai fait présent d’une bourse de cent pièces d’or et d’une pièce de brocard, et la douleur que vous avez remarquée sur mon visage, en entrant, était autant causée par la mort de son mari que par la désolation où je venais de la voir. J’allais même envoyer vous faire mon compliment de condoléance dans le moment que vous êtes entré. » À ces paroles de Zobéide : « Voilà, madame, une obstination bien étrange ! s’écria le kalife avec un grand éclat de rire. Et moi je vous dis, continua-t-il en reprenant son sérieux, que c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte. – Non, vous dis-je, seigneur, reprit Zobéide à l’instant et aussi sérieusement, c’est Abou Hassan qui est mort. Vous ne me ferez pas accroire ce qui n’est pas. » De colère, le feu monta au visage du kalife ; il s’assit sur le sofa, assez loin de la princesse, et s’adressant à Mesrour : « Va voir tout à l’heure, lui dit-il, qui est mort de l’un ou de l’autre, et viens me dire incessamment ce qui en est. Quoique je sois très certain que c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, j’aime mieux, néanmoins, prendre cette voie que de m’opiniâtrer davantage sur une chose qui m’est parfaitement connue. » Le kalife n’avait pas achevé que Mesrour était parti : « Vous verrez, continua-t-il en adressant la parole à Zobéide, dans un moment, qui a raison de vous ou de moi. » « Pour moi, reprit Zobéide, je sais bien que la raison est de moi côté, et vous verrez vous-même que c’est Abou Hassan qui est mort, comme je l’ai dit. » « Et moi, repartit le kalife, je suis si certain que c’est Nouzhatoul-Aouadat, que je suis prêt à gager contre vous, ce que vous voudrez, qu’elle n’est plus au monde, et qu’Abou Hassan se porte bien. » « Ne pensez pas me prendre par là, répliqua Zobéide ; j’accepte la gageure : je suis si persuadée de la mort d’Abou Hassan, que je gage volontiers ce que je puis avoir de plus cher contre ce que vous voudrez, de quelque peu de valeur qu’il soit ; vous n’ignorez pas ce que j’ai en ma disposition, ni ce que j’aime le plus, selon mon goût ; vous n’avez qu’à choisir et à proposer, je m’y tiendrai, de quelque conséquence que la chose soit pour moi. » « Puisque cela est ainsi, dit alors le kalife, je gage donc mon jardin de Délices contre votre palais de Peintures : l’un vaut l’autre. – Il ne s’agit pas de savoir, reprit Zobéide, si votre jardin vaut mieux que mon palais ; nous n’en sommes pas là-dessus : il s’agit que vous ayez choisi ce qu’il vous a plu de ce qui m’appartient, pour équivalent de ce que vous gagez de votre côté ; je m’y tiens, et la gageure est arrêtée ; je ne serai pas la première à m’en dédire, j’en prends Dieu à témoin. » Le kalife fit le même serment, et ils en demeurèrent là en attendant le retour de Mesrour. Pendant que le kalife et Zobéide contestaient si vivement et avec tant de chaleur sur la mort d’Abou Hassan ou de Nouzhatoul-Aouadat, Abou Hassan, qui avait prévu leur démêlé sur ce sujet, était fort attentif à tout ce qui pourrait en arriver. D’aussi loin qu’il aperçut Mesrour au travers de la jalousie contre laquelle il était assis en s’entretenant avec sa femme, et qu’il eut remarqué qu’il venait droit à leur logis, il comprit aussitôt à quel dessein il était envoyé. Il dit à sa femme de faire la morte encore une fois, comme ils en étaient convenus, et de ne pas perdre de temps. L’aurore éclairait déjà les appartements du sultan des Indes, et Scheherazade renvoya au lendemain la suite de cette histoire.
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