CCCIVe nuit

808 Words
CCCIVe nuit Sire, le kalife, qui était accoutumé à voir Abou Hassan avec un visage toujours gai et qui n’inspirait que de la joie, fut fort surpris de le voir paraître devant lui en un si triste état. Il interrompit l’attention qu’il donnait à l’affaire dont on parlait dans son conseil, pour lui demander la cause de sa douleur. « Commandeur des croyants, répondit Abou Hassan, avec des sanglots et des soupirs réitérés, il ne pouvait m’arriver un plus grand malheur que celui qui fait le sujet de mon affliction. Que Dieu laisse vivre votre majesté sur le trône qu’elle remplit si glorieusement ! Nouzhatoul-Aouadat, qu’elle m’avait donnée en mariage par sa bonté, pour passer le reste de mes jours avec elle, hélas !… » À cette exclamation, Abou Hassan fit semblant d’avoir le cœur si pressé, qu’il n’en dit pas davantage, et fondit en larmes. Le kalife, qui comprit qu’Abou Hassan venait lui annoncer la mort de sa femme, en parut extrêmement touché : « Dieu lui fasse miséricorde ! dit-il d’un air qui marquait combien il la regrettait. C’était une bonne esclave, et nous te l’avions donnée, Zobéide et moi, dans l’intention de te faire plaisir : elle méritait de vivre plus longtemps. » Alors les larmes lui coulèrent des yeux, et il fut obligé de prendre son mouchoir pour les essuyer. La douleur d’Abou Hassan et les larmes du kalife attirèrent celles du grand vizir Giafar et des autres vizirs : ils pleurèrent tous la mort de Nouzhatoul-Aouadat, qui, de son côté, était dans une grande impatience d’apprendre comment Abou Hassan aurait réussi. Le kalife eut la même pensée du mari que Zobéide avait eue de la femme, et il s’imagina qu’il était peut-être la cause de sa mort : « Malheureux, lui dit-il d’un ton d’indignation, n’est-ce pas toi qui as fait mourir ta femme par tes mauvais traitements ? Ah ! je n’en fais aucun doute. Tu devais au moins avoir quelque considération pour la princesse Zobéide, mon épouse, qui l’aimait plus que ses autres esclaves, et qui a bien voulu s’en priver pour te l’abandonner. Voilà une belle marque de ta reconnaissance. » « Commandeur des croyants, répondit Abou Hassan, en faisant semblant de pleurer plus amèrement qu’auparavant, votre majesté peut-elle avoir un seul moment la pensée qu’Abou Hassan, qu’elle a comblé de ses grâces et de ses bienfaits, et à qui elle a fait des honneurs auxquels il n’eût jamais osé aspirer, ait pu être capable d’une si grande ingratitude ? J’aimais Nouzhatoul-Aouadat, mon épouse, autant par tous ces endroits-là que par tant d’autres belles qualités qu’elle avait, et qui étaient cause que j’ai toujours eu pour elle tout l’attachement, toute la tendresse et tout l’amour qu’elle méritait. Mais, seigneur, ajouta-t-il, elle devait mourir, et Dieu n’a pas voulu me laisser jouir plus longtemps d’un bonheur que je tenais des bontés de votre majesté et de Zobéide, sa chère épouse. » Enfin, Abou Hassan sut dissimuler si parfaitement sa douleur par toutes les marques d’une véritable affliction, que le kalife, qui d’ailleurs n’avait pas entendu dire qu’il eût fait fort mauvais ménage avec sa femme, ajouta foi à tout ce qu’il lui dit, et ne douta plus de la sincérité de ses paroles. Le trésorier du palais était présent, et le kalife lui commanda d’aller au trésor, et de donner à Abou Hassan une bourse de cent pièces de monnaie d’or avec une belle pièce de brocard. Abou Hassan se jeta aussitôt aux pieds du kalife pour lui marquer sa reconnaissance et le remercier de son présent : « Suis le trésorier, lui dit le kalife : la pièce de brocard est pour servir de drap mortuaire à ta défunte, et l’argent pour lui faire des obsèques dignes d’elle. Je m’attends bien que tu lui donneras ce dernier témoignage de ton amour. » Abou Hassan ne répondit à ces paroles obligeantes du kalife que par une profonde inclination, en se retirant. Il suivit le trésorier, et aussitôt que la bourse et la pièce de brocard lui eurent été mises entre les mains, il retourna chez lui très content et bien satisfait en lui-même d’avoir trouvé si promptement et si facilement de quoi suppléer à la nécessité où il s’était trouvé, et qui lui avait causé tant d’inquiétudes. Nouzhatoul-Aouadat, fatiguée d’avoir été si longtemps dans une si grande contrainte, n’attendit pas qu’Abou Hassan lui dit de quitter la triste situation où elle était. Aussitôt qu’elle entendit ouvrir la porte, elle courut à lui : « Eh bien, lui dit-elle, le kalife a-t-il été aussi facile à se laisser tromper que Zobéide ? » « Vous voyez, répondit Abou Hassan (en plaisantant et en lui montrant la bourse et la pièce de brocard), que je ne sais pas moins bien faire l’affligé, pour la mort d’une femme qui se porte bien, que vous la pleureuse, pour celle d’un mari qui est plein de vie. » Abou Hassan cependant se doutait bien que cette double tromperie ne manquerait pas d’avoir des suites. C’est pourquoi il prévint sa femme autant qu’il put, sur tout ce qui pourrait en arriver, afin d’agir de concert : « Mieux nous réussirons, ajouta-t-il, à jeter le kalife et Zobéide dans quelque sorte d’embarras, plus ils auront de plaisir à la fin, et peut-être nous en témoigneront-ils leur satisfaction par quelques nouvelles marques de leur libéralité. » Cette dernière considération fut celle qui les encouragea plus qu’aucune autre à porter la feinte aussi loin qu’il leur serait possible. Le lendemain, la sultane continuant son récit :
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