CCCVIe nuit

1420 Words
CCCVIe nuit En effet, le temps pressait, et c’est tout ce qu’Abou Hassan put faire avant l’arrivée de Mesrour que d’ensevelir sa femme, et d’étendre sur elle la pièce de brocard que le kalife lui avait fait donner ; ensuite il ouvrit la porte de son logis, et, le visage triste et abattu, en tenant son mouchoir devant les yeux, il s’assit à la tête de la prétendue défunte. À peine eut-il achevé, que Mesrour se trouva dans sa chambre. Le spectacle funèbre qu’il aperçut d’abord lui donna une joie secrète, par rapport à l’ordre dont le kalife l’avait chargé. Sitôt qu’Abou Hassan l’aperçut, il s’avança au-devant de lui, et en lui baisant la main par respect : « Seigneur, dit-il en soupirant et en gémissant, vous me voyez dans la plus grande affliction qui pouvait jamais m’arriver par la mort de Nouzhatoul-Aouadat, ma chère épouse, que vous honoriez de vos bontés. » Mesrour fut attendri à ce discours, et il ne lui fut pas possible de refuser quelques larmes à la mémoire de la défunte. Il leva un peu le drap mortuaire, du côté de la tête, pour lui voir le visage, qui était à découvert, et le laissant aller après l’avoir seulement entrevue : « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ! dit-il avec un soupir profond. Nous devons nous soumettre tous à sa volonté, et toute créature doit retourner à lui. Nouzhatoul-Aouadat, ma bonne sœur, ajouta-t-il en soupirant, ton destin a été de bien peu de durée ! Dieu te fasse miséricorde ! » Il se tourna ensuite du côté d’Abou Hassan, qui fondait en larmes : « Ce n’est pas sans raison, lui dit-il, que l’on dit que les femmes sont quelquefois dans des absences d’esprit qu’on ne peut pardonner : Zobéide, toute ma bonne maîtresse qu’elle est, est dans ce cas-là : elle a voulu soutenir au kalife que c’était vous qui étiez mort, et non votre femme, et, quelque chose que le kalife lui ait pu dire du contraire, pour la persuader, en lui assurant même la chose très sérieusement, il n’a jamais pu y réussir ; il m’a même pris à témoin pour lui rendre témoignage de cette vérité et la lui confirmer, puisque, comme vous le savez, j’étais présent quand vous êtes venu lui apprendre cette nouvelle affligeante ; mais tout cela n’a servi de rien ; ils en sont même venus à des obstinations l’un contre l’autre, qui n’auraient pas fini, si le kalife, pour convaincre Zobéide, ne s’était avisé de m’envoyer vers vous pour en savoir encore la vérité. Mais je crains fort de ne pas réussir : car, de quelque biais qu’on puisse prendre aujourd’hui les femmes pour leur faire entendre les choses, elles sont d’une opiniâtreté insurmontable quand une fois elles sont prévenues d’un sentiment contraire. » « Que Dieu conserve le Commandeur des croyants dans la possession et dans le bon usage de son rare esprit ! reprit Abou Hassan, toujours les larmes aux yeux, et avec des paroles entrecoupées de sanglots. Vous voyez ce qui en est, et que je n’en ai pas imposé à sa majesté. Et plût à Dieu, s’écria-t-il, pour mieux dissimuler, que je n’eusse pas eu l’occasion d’aller lui annoncer une nouvelle si triste et si affligeante ! Hélas ! ajouta-t-il, je ne puis assez exprimer la perte irréparable que je fais aujourd’hui ! – Cela est vrai, reprit Mesrour, et je puis vous assurer que je prends beaucoup de part à votre affliction ; mais enfin il faut vous consoler, et ne vous point abandonner ainsi à votre douleur. Je vous quitte malgré moi pour m’en retourner vers le kalife ; mais je vous demande en grâce, poursuivit-il, de ne pas faire enlever le corps que je ne sois revenu ; car je veux assister à son enterrement, et l’accompagner de mes prières. » Mesrour était déjà sorti pour aller rendre compte de son message, quand Abou Hassan, qui le conduisait jusqu’à la porte, lui marqua qu’il ne méritait pas l’honneur qu’il voulait lui faire. De crainte que Mesrour ne revint sur ses pas pour lui dire quelque autre chose, il le conduisit de l’œil pendant quelque temps, et lorsqu’il le vit assez éloigné, il rentra chez lui, et débarrassant Nouzhatoul-Aouadat de tout ce qui l’enveloppait : « Voilà déjà, lui disait-il, une nouvelle scène de jouée ; mais je m’imagine bien que ce ne sera pas la dernière, et certainement la princesse Zobéide ne s’en voudra pas tenir au rapport de Mesrour ; au contraire, elle s’en moquera : elle a de trop fortes raisons pour ne point y ajouter foi ; ainsi nous devons nous attendre à quelque nouvel évènement. » Pendant ce discours d’Abou Hassan, Nouzhatoul-Aouadat eut le temps de reprendre ses habits ; ils allèrent tous deux se remettre sur le sofa contre la jalousie, pour tâcher de découvrir ce qui se passait. Cependant Mesrour arriva chez Zobéide ; il entra dans son cabinet en riant et en frappant des mains, comme un homme qui avait quelque chose d’agréable à annoncer. Le kalife était naturellement impatient ; il voulait être éclairci promptement de cette affaire ; d’ailleurs il était vivement piqué au jeu par le défi de la princesse ; c’est pourquoi, dès qu’il vit Mesrour : « Méchant esclave ! s’écria-t-il, il n’est pas temps de rire. Tu ne dis mot ! Parle hardiment ; qui est mort du mari ou de la femme ? » « Commandeur des croyants, répondit aussitôt Mesrour en prenant un air sérieux, c’est Nouzhatoul-Aouadat qui est morte, et Abou Hassan en est toujours aussi affligé qu’il l’a paru tantôt devant votre majesté. » Sans donner le temps à Mesrour de poursuivre, le kalife l’interrompit : « Bonne nouvelle ! s’écria-t-il avec un grand éclat de rire ; il n’y a qu’un moment que Zobéide, ta maîtresse, avait à elle le palais des Peintures ; il est présentement à moi : nous en avions fait la gageure contre mon jardin des Délices depuis que tu es parti ; ainsi tu ne pouvais me faire un plus grand plaisir, j’aurai soin de t’en récompenser. Mais laissons cela : dis-moi de point en point ce que tu as vu ? » « Commandeur des croyants, poursuivit Mesrour, en arrivant chez Abou Hassan, je suis entré dans sa chambre, qui était ouverte ; je l’ai trouvé toujours très affligé, et pleurant la mort de Nouzhatoul-Aouadat, sa femme. Il était assis près de la tête de la défunte, qui était ensevelie au milieu de la chambre, les pieds tournés du côté de La Mekke, et couverte de la pièce de brocard dont votre majesté a tantôt fait présent à Abou Hassan. Après lui avoir témoigné la part que je prenais à sa douleur, je me suis approché, et en levant le drap mortuaire du côté de la tête, j’ai reconnu Nouzhatoul-Aouadat qui avait déjà le visage enflé et tout changé. J’ai exhorté du mieux que j’ai pu Abou Hassan à se consoler, et, en me retirant, je lui ai marqué que je voulais me trouver à l’enterrement de sa femme, et que je le priais d’attendre à faire enlever le corps, que je fusse venu. Voilà tout ce que je puis dire à votre majesté sur l’ordre qu’elle m’a donné. » Quand Mesrour eut achevé de faire son rapport : « Je ne t’en demandais pas davantage, lui dit le kalife, en riant de tout son cœur, et je suis très content de ton exactitude. » Et en s’adressant à la princesse Zobéide : « Eh bien ! madame, lui dit le kalife, avez-vous encore quelque chose à dire contre une vérité si constante ? Croyez-vous toujours que Nouzhatoul-Aouadat soit vivante et qu’Abou Hassan soit mort ; et n’avouez-vous pas que vous avez perdu la gageure ? » Zobéide ne demeura nullement d’accord que Mesrour eût rapporté la vérité : « Comment, seigneur, reprit-elle, vous imaginez-vous donc que je m’en rapporte à cet esclave ? C’est un impertinent qui ne sait ce qu’il dit. Je ne suis ni aveugle ni insensée ; j’ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat dans sa plus grande affliction. Je lui ai parlé moi-même, et j’ai bien entendu ce qu’elle m’a dit de la mort de son mari. » « Madame, reprit Mesrour, je vous jure par votre vie, et par la vie du Commandeur des croyants, choses au monde qui me sont les plus chères, que Nouzhatoul-Aouadat est morte, et qu’Abou Hassan est vivant ! – Tu mens, esclave vil et méprisable, lui répliqua Zobéide tout en colère, et je veux te confondre tout à l’heure. » Aussitôt elle appela ses femmes, en frappant des mains ; elles entrèrent à l’instant en grand nombre : « Venez çà, leur dit la princesse ; dites-moi la vérité : qui est la personne qui est venue me parler, peu de temps avant que le Commandeur des croyants arrivât ici ? « Les femmes répondirent toutes que c’était la pauvre affligée Nouzhatoul-Aouadat : « Et vous, ajouta-t-elle, en s’adressant à sa trésorière, que vous ai-je commandé de lui donner en se retirant ? – Madame, répondit la trésorière, j’ai donné à Nouzhatoul-Aouadat, par l’ordre de votre majesté, une bourse de cent pièces de monnaie d’or, et une pièce de brocard qu’elle a emportée avec elle. – Eh bien ! malheureux, esclave indigne, dit alors Zobéide à Mesrour, dans une grande indignation, que dis-tu à tout ce que tu viens d’entendre ? Qui penses-tu présentement que je doive croire, ou de toi ou de ma trésorière et de mes autres femmes, et de moi-même ? » Mesrour ne manquait pas de raisons à opposer au discours de la princesse ; mais comme il craignait de l’irriter encore davantage, il prit le parti de la retenue, et demeura dans le silence, bien convaincu pourtant, par toutes les preuves qu’il en avait, que Nouzhatoul-Aouadat était morte, et non pas Abou Hassan.
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