CCCIIIe nuit

1260 Words
CCCIIIe nuit Abou Hassan ne tarda guère à faire ce que Nouzhatoul-Aouadat lui avait dit : il s’étendit sur le dos tout de son long sur le linceul qui avait été mis sur le tapis de pied au milieu de la chambre, croisa ses bras, et se laissa envelopper, de manière qu’il semblait qu’il n’y avait qu’à le mettre dans une bière et l’emporter pour être enterré. Sa femme lui tourna les pieds du côté de La Mekke, lui couvrit le visage d’une mousseline des plus fines, et mit son turban par-dessus, de manière qu’il avait la respiration libre ; elle se décoiffa ensuite, et, les larmes aux yeux, les cheveux pendants et épars, en faisant semblant de se les arracher avec de grands cris, elle se frappait les joues et se donnait de grands coups sur la poitrine, avec toutes les autres marques d’une vive douleur. En cet équipage, elle sortit, et traversa une cour fort spacieuse, pour se rendre à l’appartement de la princesse Zobéide. Nouzhatoul-Aouadat faisait des cris si perçants, que Zobéide les entendit de son appartement. Elle commanda à ses femmes esclaves, qui étaient alors auprès d’elle, devoir d’où pouvaient venir ces plaintes et ces cris qu’elle entendait. Elles coururent vite aux jalousies, et revinrent avertir Zobéide que c’était Nouzhatoul-Aouadat qui s’avançait tout éplorée. Aussitôt la princesse, impatiente de savoir ce qui pouvait lui être arrivé, se leva, et alla au-devant d’elle jusqu’à la porte de son antichambre. Nouzhatoul-Aouadat joua ici son rôle en perfection : dès qu’elle eut aperçu Zobéide, qui tenait elle-même la portière de son antichambre entrouverte, et qui l’attendait, elle redoubla ses cris en s’avançant, s’arracha les cheveux à pleines mains, se frappa les joues et la poitrine plus fortement, et se jeta à ses pieds en les baignant de ses larmes. Zobéide, étonnée de voir son esclave dans une affliction si extraordinaire, lui demanda ce qu’elle avait, et quelle disgrâce lui était arrivée. Au lieu de répondre, la fausse affligée continua ses sanglots quelque temps, en feignant de se faire violence pour les retenir : « Hélas ! ma très honorée dame et maîtresse, s’écria-t-elle enfin avec des paroles entrecoupées de sanglots, quel malheur plus grand et plus funeste pouvait-il m’arriver que celui qui m’oblige de venir me jeter aux pieds de votre majesté, dans la disgrâce extrême où je suis réduite ? Que Dieu prolonge vos jours dans une santé parfaite, ma très respectable princesse, et vous donne de longues et heureuses années ! Abou Hassan, le pauvre Abou Hassan, que vous avez honoré de vos bontés, que vous et le Commandeur des croyants m’aviez donné pour époux, ne vit plus ! » En achevant ces dernières paroles, Nouzhatoul-Aouadat redoubla ses larmes et ses sanglots, et se jeta encore aux pieds de la princesse. Zobéide fut extrêmement surprise de cette nouvelle : « Abou Hassan est mort ! s’écria-t-elle, cet homme si plein de santé, si agréable et si divertissant ! En vérité, je ne m’attendais pas à apprendre si tôt la mort d’un homme comme celui-là, qui promettait une plus longue vie, et qui la méritait si bien, » Elle ne put s’empêcher d’en marquer sa douleur par ses larmes. Ses femmes esclaves, qui l’accompagnaient, et qui avaient eu plusieurs fois leur part des plaisanteries d’Abou Hassan, quand il était admis aux entretiens familiers de Zobéide et du kalife, témoignèrent aussi, par leurs pleurs, leurs regrets de sa perte et la part qu’elles y prenaient. Zobéide, ses femmes esclaves et Nouzhatoul-Aouadat demeurèrent un temps considérable, le mouchoir sur les yeux, à pleurer et à jeter des soupirs de cette prétendue mort. Enfin la princesse Zobéide rompit le silence : « Méchante, s’écria-t-elle en s’adressant à la fausse veuve, c’est peut-être toi qui es la cause de sa mort ? Tu lui auras donné tant de sujets de chagrin par ton humeur fâcheuse, qu’enfin tu seras venue à bout de le mettre au tombeau. » Nouzhatoul-Aouadat témoigna recevoir une grande mortification du reproche que Zobéide lui faisait : « Ah ! madame, s’écria-t-elle, je ne crois pas avoir jamais donné à votre majesté, pendant tout le temps que j’ai eu le bonheur d’être son esclave, le moindre sujet d’avoir une opinion si désavantageuse de ma conduite envers un époux qui m’a été si cher ; je m’estimerais la plus malheureuse de toutes les femmes si vous en étiez persuadée. J’ai chéri Abou Hassan comme une femme doit chérir un mari qu’elle aime passionnément, et je puis dire sans vanité que j’ai eu toute la tendresse qu’il méritait que j’eusse pour lui, par toutes les complaisances raisonnables qu’il avait pour moi, et qui m’étaient un témoignage qu’il ne m’aimait pas moins tendrement. Je suis persuadée qu’il me justifierait pleinement là-dessus dans l’esprit de votre majesté, s’il était encore au monde. Mais, madame, ajouta-t-elle en renouvelant ses larmes, son heure était venue, et c’est la cause unique de sa mort. » Zobéide, en effet, avait toujours remarqué dans son esclave une même égalité d’humeur, une douceur qui ne se démentait jamais, une grande docilité, et un zèle en tout ce qu’elle faisait pour son service, qui marquait qu’elle agissait plutôt par inclination que par devoir. Ainsi elle n’hésita point à l’en croire sur sa parole, et elle commanda à sa trésorière d’aller prendre dans son trésor une bourse de cent pièces de monnaie d’or et une pièce de brocard. La trésorière revint bientôt avec la bourse et la pièce de brocard, qu’elle mit, par ordre de Zobéide, entre les mains de Nouzhatoul-Aouadat. En recevant ce beau présent, elle se jeta aux pieds de la princesse, et lui en fit ses très humbles remerciements, avec une grande satisfaction dans l’âme d’avoir bien réussi : « Va, lui dit Zobéide, fais servir la pièce de brocard de drap mortuaire sur la bière de ton mari, et emploie l’argent à lui faire des funérailles honorables et dignes de lui. Après cela, modère les transports de ton affliction ; j’aurai soin de toi. » Nouzhatoul-Aouadat ne fut pas plutôt hors de la présence de Zobéide, qu’elle essuya ses larmes avec une grande joie, et retourna au plus tôt rendre compte à Abou Hassan du succès de son rôle. En rentrant, Nouzhatoul-Aouadat fit un grand éclat de rire en retrouvant Abou Hassan au même état qu’elle l’avait laissé, c’est-à-dire enseveli au milieu de la chambre : « Levez-vous, lui dit-elle toujours en riant, et venez voir le fruit de la tromperie que j’ai faite à Zobéide. Nous ne mourrons pas encore de faim aujourd’hui. » Abou Hassan se leva promptement, et se réjouit fort avec sa femme, en voyant la bourse et la pièce de brocard. Nouzhatoul-Aouadat était si aise d’avoir si bien réussi dans la tromperie qu’elle venait de faire à la princesse, qu’elle ne pouvait contenir sa joie : « Ce n’est pas assez, dit-elle à son mari en riant ; je veux faire la morte à mon tour, et voir si vous serez assez habile pour en tirer autant du kalife que j’ai fait de Zobéide. » « Voilà justement le génie des femmes, reprit Abou Hassan ; on a bien raison de dire qu’elles ont toujours la vanité de croire qu’elles font plus que les hommes, quoique le plus souvent elles ne fassent rien de bien que par leur conseil. Il ferait beau voir que je n’en fisse pas au moins autant que vous auprès du kalife, moi qui suis l’inventeur de la fourberie ! Mais ne perdons pas le temps en discours inutiles ; faites la morte comme moi, et vous verrez si je n’aurai pas le même succès. » Abou Hassan ensevelit sa femme, la mit au même endroit où il était, lui tourna les pieds du côté de La Mekke, et sortit de sa chambre tout en désordre, le turban mal accommodé, comme un homme qui est dans une grande affliction. En cet état, il alla chez le kalife, qui tenait alors un conseil particulier avec le grand vizir Giafar et d’autres vizirs en qui il avait le plus de confiance. Il se présenta à la porte, et l’huissier, qui savait qu’il avait les entrées libres, lui ouvrit. Il entra, le mouchoir d’une main devant les yeux, pour cacher les larmes feintes qu’il laissait couler en abondance, en se frappant la poitrine de l’autre à grands coups, avec des exclamations qui exprimaient l’excès d’une grande douleur. Mais, sire, ajouta Scheherazade, le jour m’impose silence et me force de renvoyer à demain la suite de ce conte.
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