CCCIIe nuit
Sire, Abou Hassan se souvenait bien que le kalife, en le recevant dans son palais, lui avait promis de ne le laisser manquer de rien ; mais quand il considérait qu’il avait prodigué en si peu de temps les largesses de sa main libérale, outre qu’il n’était pas d’humeur à demander, il ne voulait pas aussi s’exposer à la honte de déclarer au kalife le mauvais usage qu’il en avait fait, et le besoin où il était d’en recevoir de nouvelles. D’ailleurs, il avait abandonné son bien de patrimoine à sa mère sitôt que le kalife l’avait retenu près de sa personne, et il était fort éloigné de recourir à la bourse de sa mère, à qui il aurait fait connaître par ce procédé qu’il était retombé dans le même désordre qu’après la mort de son père.
De son côté, Nouzhatoul-Aouadat, qui regardait les libéralités de Zobéide, et la liberté qu’elle lui avait accordée en la mariant, comme une récompense plus que suffisante de ses services et de son attachement, ne croyait pas être en droit de lui rien demander davantage.
Abou Hassan rompit enfin le silence, et en regardant Nouzhatoul-Aouadat avec un visage ouvert : « Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes dans le même que moi, et que vous cherchez quel parti nous devons prendre dans une conjoncture aussi fâcheuse que celle-ci, où l’argent vient de nous manquer tout à coup, sans que nous l’ayons prévu. Je ne sais quel peut être votre sentiment ; pour moi, quoi qu’il puisse arriver, mon avis n’est pas de retrancher notre dépense ordinaire de la moindre chose, et je crois que, de votre côté, vous ne m’en dédirez pas. Le point est de trouver le moyen d’y fournir, sans avoir la bassesse d’en demander, ni moi au kalife, ni vous à Zobéide, et je crois l’avoir trouvé. Mais, pour cela, il faut que nous nous aidions l’un l’autre. »
Ce discours d’Abou Hassan plut beaucoup à Nouzhatoul-Aouadat, et lui donna quelque espérance ; « Je n’étais pas moins occupée que vous de cette pensée, lui dit-elle, et si je ne m’en expliquais pas, c’est que je n’y voyais aucun remède. Je vous avoue que l’ouverture que vous venez de me faire me fait le plus grand plaisir du monde ; mais puisque vous avez trouvé le moyen que vous dites, et que mon secours vous est nécessaire pour y réussir, vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut que je fasse, et vous verrez que je m’y emploierai de mon mieux. »
« Je m’attendais bien, reprit Abou Hassan, que vous ne me manqueriez pas dans cette affaire, qui vous touche autant que moi : voici donc le moyen que j’ai imaginé pour faire en sorte que l’argent ne nous manque pas dans le besoin que nous en avons, au moins pour quelque temps ; il consiste dans une petite tromperie que nous ferons, moi au kalife, et vous à Zobéide, et qui, j’en suis sûr, les divertira, et ne nous sera pas infructueuse. Je vais vous dire quelle est la tromperie que j’entends ; c’est que nous mourions tous deux. »
« Que nous mourions tous deux ! interrompit Nouzhatoul-Aouadat ; mourez si vous voulez tout seul ; pour moi, je ne suis pas lasse de vivre, et je ne prétends pas, ne vous en déplaise, mourir encore si tôt : si vous n’avez pas d’autre moyen à me proposer que celui-là, vous pouvez l’exécuter vous-même ; car je vous assure que je ne m’en mêlerai point. »
« Vous êtes femme, repartit Abou Hassan, je veux dire d’une vivacité et d’une promptitude surprenante : à peine me donnez-vous le temps de m’expliquer ; écoutez-moi donc un moment avec patience, et vous verrez après cela que vous voudrez bien mourir de la même mort dont je prétends mourir moi-même : vous jugez bien que je n’entends pas parler d’une mort véritable, mais d’une mort feinte. »
« Ah ! bon pour cela, interrompit encore Nouzhatoul-Aouadat ; dès qu’il ne s’agira que d’une mort feinte, je suis à vous ; vous pouvez compter sur moi ; vous serez témoin du zèle avec lequel je vous seconderai à mourir de cette manière : car, pour vous le dire franchement, j’ai une répugnance invincible à vouloir mourir si tôt de la manière que je l’entendais tantôt. »
« Eh bien ! vous serez satisfaite, continua Abou Hassan : voici comme je l’entends, pour réussir en ce que je me propose : je vais faire le mort ; aussitôt vous prendrez un linceul, et vous m’ensevelirez comme si je l’étais effectivement ; vous me mettrez au milieu de la chambre à la manière accoutumée, avec le turban posé sur le visage, et les pieds tournés du côté de La Mekke, tout prêt à être porté au lieu de la sépulture. Quand tout sera ainsi disposé, vous ferez les cris et verserez les larmes ordinaires en de pareilles occasions, en déchirant vos habits et vous arrachant les cheveux, ou du moins en feignant de vous les arracher, et vous irez, tout en pleurs et les cheveux épars, vous présenter à Zobéide. La princesse voudra savoir le sujet de vos larmes, et dès que vous l’en aurez informée par vos paroles entrecoupées de sanglots, elle ne manquera pas de vous plaindre et de vous faire présent de quelque somme d’argent, pour aider à faire les frais de mes funérailles, et d’une pièce de brocard pour me servir de drap mortuaire, afin de rendre mon enterrement plus magnifique, et pour vous faire un habit à la place de celui qu’elle verra déchiré. Aussitôt que vous serez de retour avec cet argent et cette pièce de brocard, je me lèverai du milieu de la chambre, et vous vous mettrez à ma place ; vous ferez la morte, et, après vous avoir ensevelie, j’irai de mon côté faire auprès du kalife le même personnage que vous aurez fait chez Zobéide, et j’ose me promettre qu’il ne sera pas moins libéral à mon égard que Zobéide l’aura été envers vous. »
Quand Abou Hassan eut achevé d’expliquer sa pensée sur ce qu’il avait projeté : « Je crois que la tromperie sera fort divertissante, reprit aussitôt Nouzhatoul-Aouadat, et je serai fort trompée si le kalife et Zobéide ne nous en savent bon gré. Il s’agit présentement de la bien conduire : à mon égard, vous pouvez me laisser faire, je m’acquitterai de mon rôle pour le moins aussi bien que je m’attends que vous vous acquitterez du vôtre, et avec d’autant plus de zèle et d’attention, que j’aperçois comme vous le grand avantage que nous en devons remporter. Ne perdons point de temps : pendant que je prendrai un linceul, mettez-vous en chemise et en caleçon. Je sais ensevelir aussi bien que qui que ce soit : car, lorsque j’étais au service de Zobéide, et que quelque esclave de mes compagnes venait à mourir, j’avais toujours la commission de l’ensevelir. »
Le jour paraissait, et Schahriar se leva, riant en lui-même du tour ingénieux dont usait Abou Hassan, pour obtenir du kalife de nouvelles faveurs.