CCXCVIIIe nuit
Sire, il n’y avait pas longtemps qu’Abou Hassan était arrivé, et qu’il s’était assis sur un banc pratiqué contre le parapet, lorsqu’en jetant la vue jusqu’à l’autre bout du pont, il aperçut le kalife, qui venait à lui, déguisé en marchand de Moussoul, comme la première fois, et suivi du même esclave. Persuadé que tout le mal qu’il avait souffert ne venait que de ce que le kalife, qu’il ne connaissait que pour un marchand de Moussoul, avait laissé la porte ouverte en sortant de sa chambre, il frémit en le voyant : « Que Dieu veuille me préserver ! dit-il en lui-même. Voilà, si je ne me trompe, le magicien qui m’a enchanté. » Il tourna aussitôt la tête du côté du canal de la rivière en s’appuyant sur le parapet, afin de ne le pas voir, jusqu’à ce qu’il fût passé.
Le kalife, qui voulait porter plus loin le plaisir qu’il s’était déjà donné à l’occasion d’Abou Hassan, avait eu grand soin de se faire informer de tout ce qu’il avait dit et fait le lendemain à son réveil, après l’avoir fait reporter chez lui, et de tout ce qui lui était arrivé. Il ressentit un nouveau plaisir de tout ce qu’il en apprit, et même du mauvais traitement qui lui avait été fait dans l’hôpital des fous : mais comme ce monarque était généreux et plein de justice, et qu’il avait reconnu dans Abou Hassan un esprit propre à le réjouir plus longtemps ; et de plus, qu’il s’était douté qu’après avoir renoncé à sa prétendue dignité de kalife, il reprendrait sa manière de vivre ordinaire, il jugea à propos, dans le dessein de l’attirer près de sa personne, de se déguiser le premier du mois en marchand de Moussoul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu’il avait résolu à son égard. Il aperçut donc Abou Hassan, presque en même temps qu’il fut aperçu de lui ; et à son action, il comprit d’abord combien il était mécontent de lui, et que son dessein était de l’éviter. Cela fit qu’il côtoya le parapet où était Abou Hassan, le plus près qu’il put. Quand il fut proche de lui, il pencha la tête et le regarda en face : « C’est donc vous, mon frère Abou Hassan ? lui dit-il. Je vous salue : permettez-moi, je vous prie, de vous embrasser. »
« Et moi, répondit brusquement Abou Hassan, sans regarder le faux marchand de Moussoul, je ne vous salue pas : je n’ai besoin ni de votre salut, ni de vos embrassades. Passez votre chemin. »
« Eh quoi ! reprit le kalife, ne me reconnaissez-vous pas ? Ne vous souvient-il pas de la soirée que nous passâmes chez vous ensemble, il y a aujourd’hui un mois ; et pendant laquelle vous me fîtes l’honneur de me régaler avec tant de générosité ? – Non, repartit Abou Hassan sur le même, ton qu’auparavant, je ne vous connais pas, et je ne sais de quoi vous voulez me parler. Allez, encore une fois, et passez votre chemin. »
Le kalife ne se rebuta pas de la brusquerie d’Abou Hassan. Il savait bien qu’une des lois qu’Abou Hassan s’était imposées à lui-même était de ne plus avoir de commerce avec l’étranger qu’il aurait une fois régalé : Abou Hassan le lui avait déclaré, mais il voulait bien faire semblant de l’ignorer : « Je ne puis croire, reprit-il, que vous ne me reconnaissiez pas : il n’y a pas assez longtemps que nous nous sommes vus, et il n’est pas possible que vous m’ayez oublié si facilement. Il faut qu’il vous soit arrivé quelque malheur qui vous cause cette aversion pour moi. Vous devez vous souvenir cependant que je vous ai marqué ma reconnaissance par mes bons souhaits ; et même que sur certaine chose qui vous tenait au cœur, je vous ai fait offre de mon crédit qui n’est pas à mépriser. »
« J’ignore, repartit Abou Hassan, quel peut être votre crédit, et je n’ai pas le moindre désir de le mettre à l’épreuve ; mais je sais bien que vos souhaits n’ont abouti qu’à me faire devenir fou. Au nom de Dieu, vous dis-je encore une fois, passez votre chemin, et ne me chagrinez pas davantage. »
« Ah ! mon frère Abou Hassan, répliqua le kalife en l’embrassant, je ne prétends pas me séparer d’avec vous de cette manière ; puisque ma bonne fortune a voulu que je vous aie rencontré une seconde fois, il faut que vous exerciez aussi une seconde fois envers moi la même hospitalité que vous avez fait il y a un mois, et que j’aie l’honneur de boire encore avec vous. »
C’est de quoi Abou Hassan protesta qu’il saurait fort bien se garder : « J’ai assez de pouvoir sur moi, ajouta-t-il, pour m’empêcher de me trouver davantage avec un homme comme vous, qui porte le malheur avec soi. Vous savez le proverbe qui dit : Prenez votre tambour sur les épaules, et délogez. Faites-vous-en l’application : faut-il vous le répéter tant de fois ? Dieu vous conduise ! Vous m’ayez causé assez de mal, je ne veux pas m’y exposer davantage. »
« Mon bon ami Abou Hassan, reprit le kalife en l’embrassant encore une fois, vous me traitez avec une dureté à laquelle je ne me serais pas attendu. Je vous supplie de ne me pas tenir un discours si offensant, et d’être, au contraire, bien persuadé de mon amitié. Faites-moi donc la grâce de me raconter ce qui vous est arrivé, à moi qui ne vous ai souhaité que du bien, qui vous en souhaite encore, et qui voudrais trouver l’occasion de vous en faire, afin de réparer le mal que vous dites que je vous ai causé, si véritablement il y a de ma faute. » Abou Hassan se rendit aux instances du kalife, et après l’avoir fait asseoir auprès de lui : « Votre incrédulité et votre importunité, lui dit-il, ont poussé ma patience à bout : ce que je vais vous raconter vous fera connaître si c’est à tort que je me plains de vous. »
Le kalife s’assit auprès d’Abou Hassan, qui lui fit le récit de toutes les aventures qui lui étaient arrivées depuis son réveil dans le palais jusqu’à son second réveil dans sa chambre, et il les lui raconta toutes comme un véritable songe qui s’était réalisé, avec une infinité de circonstances que le kalife savait aussi bien que lui, et qui renouvelèrent le plaisir qu’il s’en était fait. Il lui exagéra ensuite l’impression que ce songe lui avait laissée dans l’esprit d’être le kalife et le Commandeur des croyants : « Impression, ajouta-t-il, qui m’avait jeté dans des extravagances si grandes, que mes voisins avaient été contraints de me lier comme un furieux, et de me faire conduire à l’hôpital des fous, où j’ai été traité d’une manière qu’on peut appeler cruelle, barbare et inhumaine. Mais, ce qui vous surprendra, et à quoi sans doute vous ne vous attendez pas, c’est que toutes ces choses ne me sont arrivées que par votre faute. Vous vous souvenez bien de la prière que je vous avais faite de fermer la porte de ma chambre, en sortant de chez moi après le souper ? Vous ne l’avez pas fait ; au contraire, vous l’avez laissée ouverte, et le démon est entré, et m’a rempli la tête de ce songe qui, tout agréable qu’il m’avait paru, m’a causé cependant tous les maux dont je me plains. Vous êtes donc cause, par votre négligence, qui vous rend responsable de mon crime, que j’ai commis une chose horrible et détestable, en levant non seulement les mains contre ma mère, mais même il s’en est peu fallu que je ne lui aie fait rendre l’âme à mes pieds, en commettant un parricide, et cela pour sujet qui me fait rougir de honte toutes les fois que j’y pense, puisque c’était à cause qu’elle m’appelait son fils, comme je le suis en effet, et qu’elle ne voulait pas me reconnaître pour le Commandeur des croyants, tel que je croyais l’être, et que je lui soutenais effectivement que je l’étais. Vous êtes encore cause du scandale que j’ai donné à mes voisins, quand, accourus aux cris de ma pauvre mère, ils me surprirent acharné à la vouloir assommer ; ce qui ne serait point arrivé si vous aviez eu soin de fermer la porte de ma chambre en vous retirant, comme je vous en avais prié : ils ne seraient pas entrés chez moi sans ma permission, et, ce qui me fait plus de peine, ils n’auraient point été témoins de ma folie ; je n’aurais pas été obligé de les frapper en me défendant contre eux, et ils ne m’auraient pas maltraité et lié, comme ils ont fait, pour me conduire et me faire enfermer dans l’hôpital des fous, où je puis vous assurer que chaque jour, pendant tout le temps que j’ai été détenu dans cet enfer, on n’a pas manqué de me bien régaler à grands coups de nerf de bœuf. »
Abou Hassan racontait au kalife ses sujets de plainte avec beaucoup de chaleur et de véhémence ; le kalife savait mieux que lui tout ce qui s’était passé, et il était ravi en lui-même d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé pour le jeter dans l’égarement où il le voyait encore ; mais il ne put entendre ce récit fait avec tant de naïveté, sans faire un grand éclat de rire.
Abou Hassan, qui croyait son récit digne de compassion, et que tout le monde devait y être aussi sensible que lui, se scandalisa fort de cet éclat de rire du faux marchand de Moussoul : « Vous moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainsi au nez, ou croyez-vous que je me moque de vous quand je vous parle très sérieusement ? Voulez-vous des preuves réelles de ce que j’avance ? Tenez, voyez et regardez vous-même : vous me direz après cela si je me moque. » En disant ces paroles, il se baissa, et, en se découvrant les épaules et le sein, il fit voir au kalife les cicatrices et les meurtrissures que lui avaient causées les coups de nerf de bœuf qu’il avait reçus.
Le kalife ne put regarder ces objets sans horreur ; il eut compassion du pauvre Abou Hassan, et il fut très fâché que la raillerie eût été poussée si loin. Il rentra aussitôt en lui-même, et embrassant Abou Hassan de tout son cœur : « Levez-vous, je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand sérieux ; venez, et allons chez vous : je veux encore avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous. Demain, s’il plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. »
Abou Hassan, malgré sa résolution, et contre le serment qu’il avait fait de ne pas recevoir chez lui le même étranger une seconde fois, ne put résister aux caresses du kalife, qu’il prenait toujours pour un marchand de Moussoul : « Je le veux bien, dit-il au faux marchand ; mais, ajouta-t-il, à une condition que vous vous engagerez à tenir avec serment : c’est de me faire la grâce de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi, afin que le démon ne vienne pas me troubler la cervelle, comme il a fait la première fois. » Le faux marchand promit tout. Ils se levèrent tous deux, et ils prirent le chemin de la ville. Le kalife, pour engager davantage Abou Hassan : « Prenez confiance en moi, lui dit-il, je ne vous manquerai pas de parole, je vous le promets en homme d’honneur. Après cela vous ne devez pas hésiter à mettre votre assurance en une personne comme moi, qui vous souhaite toutes sortes de biens et de prospérités, et dont vous verrez les effets. »
« Je ne vous demande pas cela, repartit Abou Hassan en s’arrêtant tout court ; je me rends de bon cœur à vos importunités ; mais je vous dispense de vos souhaits, et je vous supplie, au nom de Dieu, de ne m’en faire aucun : tout le mal qui m’est arrivé jusqu’à présent n’a pris sa source, avec la porte ouverte, que de ceux que vous m’avez déjà faits. »
« Eh bien ! répliqua le kalife, en riant en lui-même de l’imagination toujours blessée d’Abou Hassan, puisque vous le voulez ainsi, vous serez obéi, et je vous promets de ne vous en jamais faire. – Vous me faites plaisir de me parler ainsi, lui dit Abou Hassan, et je ne vous demande pas autre chose : je serai trop content pourvu que vous teniez votre parole ; je vous tiens quitte de tout le reste. »
Abou Hassan et le kalife, suivi de son esclave, en s’entretenant ainsi, approchaient insensiblement du rendez-vous : le jour était près de finir lorsqu’ils arrivèrent à la maison d’Abou Hassan. Aussitôt il appela sa mère, et fit apporter de la lumière. Il pria le kalife de prendre place sur le sofa, et il se mit près de lui. En peu de temps le souper fut servi sur la table, qu’on avait approchée près d’eux. Ils mangèrent sans cérémonie. Quand ils eurent achevé, la mère d’Abou Hassan vint desservir, mit le fruit sur la table, et le vin, avec les tasses, près de son fils ; ensuite elle se retira, et ne parut pas davantage.
« Mon Dieu, ma sœur, dit Dinarzade, je vois qu’Abou Hassan va redevenir kalife ; lui en arrivera-t-il le même malheur ? – Non, ma sœur, comme vous le verrez par la suite de ce conte, si le sultan, mon seigneur, me permet de l’achever. Schahriar se leva, et, le lendemain, la sultane reprit son récit en ces termes :