CCXCIXe nuit
Sire, Abou Hassan commença à se verser du vin le premier, et en versa ensuite au kalife : ils burent chacun cinq ou six coups, en s’entretenant de choses indifférentes. Quand le kalife vit qu’Abou Hassan commençait à s’échauffer, il le mit sur le chapitre de ses amours, et il lui demanda s’il n’avait jamais aimé.
« Mon frère, répliqua familièrement Abou Hassan, qui croyait parler à son hôte comme à son égal, je n’ai jamais regardé l’amour, ou le mariage, si vous voulez que comme une servitude à laquelle j’ai toujours eu de la répugnance à me soumettre, et jusqu’à présent je vous avouerai que je n’ai aimé que la table, la bonne chère, et surtout le bon vin ; en un mot, qu’à bien me divertir et à m’entretenir agréablement avec des amis. Je ne vous assure pourtant pas que je fusse indifférent pour le mariage ni incapable d’attachement, si je pouvais, rencontrer une femme aussi belle et aussi aimable que celle que je vis en songe cette nuit fatale où je vous reçus ici la première fois, et où, pour mon malheur, vous laissâtes la porte de ma chambre ouverte ; une femme qui voulût bien passer les soirées à boire avec moi ; qui sût chanter, jouer des instruments et m’entretenir agréablement ; qui ne s’étudiât enfin qu’à me plaire et à me divertir. Je crois, au contraire, que je changerais toute mon indifférence en un parfait attachement pour une telle personne, et que je croirais vivre très heureux avec elle : mais où trouver une femme, telle que je viens de vous la dépeindre, ailleurs que dans le palais du Commandeur des croyants, chez le grand vizir Giafar, ou chez les seigneurs de la cour les plus puissants, à qui l’or et l’argent ne manquent pas pour s’en pourvoir ? J’aime donc mieux m’en tenir à la bouteille : c’est un plaisir à peu de frais, qui m’est commun avec eux. » En disant ces paroles, il prit la tasse et il se versa du vin : « Prenez votre tasse, que je vous en verse aussi, dit-il au kalife, et continuons de goûter un plaisir si charmant. »
Quand le kalife et Abou Hassan eurent bu : « C’est grand dommage, reprit le kalife, qu’un galant homme comme vous, qui n’est pas indifférent pour l’amour, mène une vie si solitaire et si retirée. »
« Je n’ai pas de peine, repartit Abou Hassan, à préférer la vie tranquille que vous voyez que je mène, à la compagnie d’une femme qui ne serait peut-être pas d’une beauté à me plaire, et qui d’ailleurs me causerait mille chagrins par ses imperfections et par sa mauvaise humeur. »
Ils poussèrent entre eux la conversation assez loin sur ce sujet, et le kalife, qui vit Abou Hassan au point où il le désirait : « Laissez-moi faire, lui dit-il, puisque vous avez le bon goût de tous les honnêtes gens, je veux vous trouver votre fait, et il ne vous en coûtera rien. » À l’instant il prit la bouteille et la tasse d’Abou Hassan, dans laquelle il jeta adroitement une pincée de la poudre dont il s’était déjà servi, lui versa une rasade, et en lui présentant la tasse : « Prenez, continua-t-il, et buvez d’avance à la santé de cette belle qui doit faire le bonheur de votre vie ; vous en serez content. »
Abou Hassan prit la tasse en riant, et en branlant la tête : « Vaille que vaille, dit-il, puisque vous le voulez ; je ne saurais commettre une incivilité envers vous, ni désobliger un hôte de votre mérite, pour une chose de peu de conséquence. Je vais donc boire à la santé de cette belle que vous me promettez, quoique, content de mon sort, je ne fasse aucun fondement sur votre promesse. »
Abou Hassan n’eut pas plutôt bu la rasade, qu’un profond assoupissement s’empara de ses sens, comme les deux autres fois, et le kalife fut encore le maître de disposer de lui à sa volonté. Il dit aussitôt à l’esclave qu’il avait amené de prendre Abou Hassan, et de l’emporter au palais. L’esclave l’enleva, et le kalife, qui n’avait pas dessein de renvoyer Abou Hassan comme la première fois, ferma la porte de la chambre en sortant.
L’esclave suivit avec sa charge, et quand le kalife fut arrivé au palais, il fit coucher Abou Hassan sur un sofa, dans le quatrième salon, d’où il l’avait fait reporter chez lui, assoupi et endormi, il y avait un mois. Avant de le laisser seul, il commanda qu’on lui mit le même habit dont il avait été revêtu par son ordre, pour lui faire faire le personnage de kalife : ce qui fut fait en sa présence ; ensuite il commanda à chacun de s’aller coucher, et ordonna au chef et aux autres officiers de la chambre, aux musiciennes et aux mêmes dames qui s’étaient trouvées dans ce salon lorsqu’Abou Hassan avait bu le dernier verre de vin qui lui avait causé l’assoupissement, de se trouver sans faute le lendemain, à la pointe du jour, à son réveil, et il enjoignit à chacun de bien faire son personnage.
Le kalife alla se coucher, après avoir fait avertir Mesrour de venir l’éveiller avant qu’on entrât dans le même cabinet où il s’était déjà caché.
Mesrour ne manqua pas d’éveiller le kalife précisément à l’heure qu’il lui avait marquée. Il se fit habiller promptement, et sortit pour se rendre au salon, où Abou Hassan dormait encore. Il trouva les officiers des eunuques, ceux de la chambre, les dames et les musiciennes à la porte, qui attendaient son arrivée. Il leur dit en peu de mots quelle était son intention ; puis il entra, et alla se placer dans le cabinet fermé de jalousies. Mesrour, tous les autres officiers, les dames et les musiciennes entrèrent après lui, et se rangèrent autour du sofa sur lequel Abou Hassan était couché ; de manière qu’ils n’empêchaient pas le kalife de le voir, et de remarquer toutes ses actions.
Les choses ainsi disposées, dans le temps que la poudre du kalife eut fait son effet, Abou Hassan s’éveilla sans ouvrir les yeux, et il jeta un peu de pituite qui fut reçue dans un petit bassin d’or, comme la première fois. Dans ce moment, les sept chœurs de musiciennes mêlèrent leurs voix toutes charmantes au son des hautbois, des flûtes douces et autres instruments, et firent entendre un concert très agréable.
La surprise d’Abou Hassan fut extrême, quand il entendit une musique si harmonieuse ; il ouvrit les yeux, et elle redoubla lorsqu’il aperçut les dames et les officiers qui l’environnaient, et qu’il crut reconnaître. Le salon où il se trouvait lui parut le même que celui qu’il avait vu dans son premier rêve ; il y remarquait la même illumination, le même ameublement et les mêmes ornements.
Le concert cessa, afin de donner lieu au kalife de donner toute son attention à la contenance de son nouvel hôte, et à tout ce qu’il pourrait dire dans sa surprise. Les dames, Mesrour et tous les officiers de la chambre, en gardant un grand silence, demeurèrent chacun dans leur place avec un grand respect : « Hélas ! s’écria Abou Hassan en se mordant les doigts, et si haut que le kalife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois : je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerf de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine Providence ! C’est un malhonnête homme que je reçus chez moi hier au soir, qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traître et le perfide qu’il est m’avait promis avec serment qu’il fermerait la porte de ma chambre en sortant de chez moi ; mais il ne l’a pas fait, et le diable y est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de Commandeur des croyants, et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres ! »
Le jour suivant, la sultane, réveillée de bonne heure par sa sœur, recommença en ces termes :