CCXCVIIe nuit
Sire, Abou Hassan était encore occupé de ces pensées et de ces sentiments, quand sa mère arriva. Elle le vit si exténué et si défait, qu’elle en versa des larmes plus abondamment qu’elle n’avait encore fait jusqu’alors. Au milieu de ses sanglots, elle le salua du salut ordinaire, et Abou Hassan le lui rendit, contre sa coutume depuis qu’il était dans cet hôpital. Elle en prit un bon augure : « Eh bien ! mon fils, lui dit-elle en essuyant ses larmes, comment vous trouvez-vous ? En quelle assiette est votre esprit ? Avez-vous renoncé à toutes vos fantaisies et aux propos que le démon vous avait suggérés ? »
« Ma mère, répondit Abou Hassan, d’un, sens rassis et fort tranquille, et d’une manière qui peignait la douleur qu’il ressentait des excès auxquels il s’était porté contre elle, je reconnais mon égarement ; mais je vous prie de me pardonner le crime exécrable que je déteste, et dont je suis coupable envers vous. Je fais la même prière à nos voisins, à cause du scandale que je leur ai donné. J’ai été a***é par un songe ; mais un songe si extraordinaire et si semblable à la vérité, que je puis mettre en fait que tout autre que moi, à qui il serait arrivé, n’en aurait pas été moins frappé, et serait peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que vous ne m’en avez vu faire. J’en suis encore si fort troublé, au moment où je vous parle, que j’ai de la peine à me persuader que ce qui m’est arrivé en soit un : tant il a de ressemblance à ce qui se passe entre des gens qui ne dorment pas ! Quoi qu’il en soit, je le tiens et le veux tenir constamment pour un songe et pour une illusion. Je suis même convaincu que je ne suis pas ce fantôme de kalife et de Commandeur des croyants, mais Abou Hassan, votre fils : oui, je suis le fils d’une mère que j’ai toujours honorée, jusqu’à ce jour fatal, dont le souvenir me couvre de confusion ; que j’honore et que j’honorerai toute ma vie comme je le dois. »
À ces paroles si sages et si sensées, les larmes de douleur, de compassion et d’affliction que la mère d’Abou Hassan versait depuis si longtemps, se changèrent en larmes de joie, de consolation et d’amour tendre pour son cher fils qu’elle retrouvait : « Mon fils, s’écria-t-elle toute transportée de plaisir, je ne me sens pas moins ravie de contentement et de satisfaction à vous entendre parler si, raisonnablement, après ce qui s’est passé, que si je venais de vous mettre au monde une seconde fois. Il faut que je vous déclare ma pensée sur votre aventure, et que je vous fasse remarquer une chose à quoi vous n’avez peut-être pas pris garde. L’étranger que vous aviez amené un soir pour souper avec vous s’en alla sans fermer la porte de votre chambre, comme vous le lui aviez recommandé ; et je crois que c’est ce qui a donné occasion au démon d’y entrer et de vous jeter dans l’affreuse illusion où vous étiez. Ainsi, mon fils, vous devez bien remercier Dieu de vous en avoir délivré, et le prier de vous préserver de tomber davantage dans les pièges de l’esprit malin. »
« Vous avez trouvé la source de mon mal, répondit Abou Hassan ; et c’est justement cette nuit-là que j’eus ce songe qui me renversa la cervelle. J’avais cependant averti expressément le marchand de fermer la porte après lui, et je connais à présent qu’il n’en a rien fait : je suis donc persuadé avec vous que le démon a trouvé la porte ouverte, qu’il est entré, et qu’il m’a mis toutes ces fantaisies dans la tête. Il faut qu’on ne sache pas à Moussoul, d’où venait ce marchand, comme nous sommes bien convaincus à Bagdad, que le démon vient causer tous ces songes fâcheux qui nous inquiètent la nuit, quand on laisse les chambres où l’on couche ouvertes. Au nom de Dieu, ma mère, puisque, par la grâce de Dieu, me voilà parfaitement revenu du trouble où j’étais, je vous supplie, autant qu’un fils peut supplier une aussi bonne mère que vous l’êtes, de me faire sortir au plus tôt de cet enfer, et de me délivrer de la main du bourreau qui abrégera mes jours infailliblement, si j’y demeure davantage. »
La mère d’Abou Hassan, parfaitement consolée et attendrie de voir qu’Abou Hassan était revenu entièrement de sa folle imagination d’être kalife, alla sur-le-champ trouver le concierge qui l’avait amené, et qui l’avait gouverné jusqu’alors ; et dès qu’elle lui eut assuré qu’il était parfaitement bien rétabli dans son bon sens, il vint, l’examina, et le mit en liberté en sa présence.
Abou Hassan retourna chez lui, et il y demeura plusieurs jours, afin de rétablir sa santé par de meilleurs aliments que ceux dont il avait été nourri dans l’hôpital des fous. Mais dès qu’il eut à peu près repris ses forces, et qu’il ne se ressentit plus des incommodités qu’il avait souffertes par les mauvais traitements qu’on lui avait faits dans sa prison, il commença à s’ennuyer de passer les soirées sans compagnie ; c’est pourquoi il ne tarda pas à reprendre le même train de vie qu’auparavant, c’est-à-dire qu’il recommença de faire chaque jour une provision suffisante, pour régaler un nouvel hôte le soir.
Le jour qu’il renouvela la coutume d’aller, vers le coucher du soleil, au bout du pont de Bagdad, pour y arrêter le premier étranger qui se présenterait, et le prier de lui faire l’honneur de venir souper avec lui, était le premier du mois, et le même jour, comme nous l’avons déjà dit, que le kalife se divertissait à aller déguisé hors de quelqu’une des portes par où l’on abordait en cette ville, pour observer par lui-même s’il ne se passait rien contre la bonne police, de la manière qu’il l’avait établie et réglée, dès le commencement de son règne.
Le jour vint interrompre Scheherazade, qui, le lendemain, s’adressant au sultan son époux :