CCXCVIe nuit
Sire, la pauvre mère, qui n’avait pas cru que son fils passerait si promptement des menaces aux actions, se sentant frappée, se mit à crier de toute sa force au secours, et jusqu’à ce que les voisins fussent accourus, Abou Hassan ne cessait de frapper, en lui demandant à chaque coup : « Suis-je Commandeur des croyants ? » À quoi la mère répondait toujours ces tendres paroles : « Vous êtes mon fils. »
La fureur d’Abou Hassan commençait un peu à se ralentir quand les voisins arrivèrent dans sa chambre. Le premier qui se présenta se mit aussitôt entre sa mère et lui ; et après lui avoir arraché son bâton de la main : « Que faites-vous donc, Abou Hassan ? lui dit-il, avez-vous perdu la crainte de Dieu et la raison ? Jamais un fils bien né comme vous a-t-il osé lever la main sur sa mère ? Et n’avez-vous point de honte de maltraiter ainsi la vôtre, elle qui vous aime si tendrement ? »
Abou Hassan, encore tout plein de sa fureur, regardait celui qui lui parlait sans lui rien répondre ; et en jetant en même temps ses yeux égarés sur chacun des autres voisins qui l’accompagnaient : « Qui est cet Abou Hassan dont vous parlez ? demanda-t-il. Est-ce moi que vous appelez de ce nom ? »
Cette demande déconcerta un peu les voisins : « Comment, repartit celui qui venait de lui parler, vous ne reconnaissez donc pas la femme que voilà pour celle qui vous a élevé, et avec qui nous vous avons toujours vu demeurer, en un mot, pour votre mère ? – Vous êtes des impertinents, répliqua Abou Hassan ; je ne la connais pas, ni vous non plus, et je ne veux pas la connaître. Je ne suis pas Abou Hassan, je suis le Commandeur des croyants ; et si vous l’ignorez, je vous le ferai apprendre à vos dépens. »
À ce discours d’Abou Hassan, les voisins ne doutèrent plus de l’aliénation de son esprit, et, pour empêcher qu’il ne se portât à des excès semblables à ceux qu’il venait de commettre contre sa mère, ils se saisirent de sa personne malgré sa résistance, et ils le lièrent de manière qu’ils lui ôtèrent l’usage des bras, des mains et des pieds. En cet état, et hors d’apparence de pouvoir nuire, ils ne jugèrent pas cependant à propos de le laisser seul avec sa mère : deux de la compagnie se détachèrent, et allèrent en diligence à l’hôpital des fous avertir le concierge de ce qui se passait. Il y vint aussitôt avec ces voisins, accompagné d’un bon nombre de ses gens, chargés de chaînes, de menottes et d’un nerf de bœuf.
À leur arrivée, Abou Hassan, qui ne s’attendait à rien moins qu’à un appareil si, affreux, fit de grands efforts pour se débarrasser ; mais le concierge, qui s’était fait donner le nerf de bœuf, le mit bientôt à la raison par deux ou trois coups bien appliqués qu’il lui en déchargea sur les épaules. Ce traitement fut si sensible à Abou Hassan, qu’il se contint, et que le concierge et ses gens firent de lui ce qu’ils voulurent. Ils le chargèrent de chaînes et lui appliquèrent les menottes et les entraves ; et quand ils eurent achevé, ils le tirèrent hors de chez lui et le conduisirent à l’hôpital des fous.
Abou Hassan ne fut pas plutôt dans la rue qu’il se trouva environné d’une grande foule de peuple : l’un lui donnait un coup de poing, un autre un soufflet ; et d’autres le chargeaient d’injures, en le traitant de fou, d’insensé et d’extravagant.
À tous ces mauvais traitements : « Il n’y a, disait-il, de grandeur et de force qu’en Dieu très haut et tout-puissant : on veut que je sois fou, quoique je sois dans mon bon sens ; je souffre cette injure et toutes ces indignités pour l’amour de Dieu. »
Abou Hassan fut conduit de cette manière jusqu’à l’hôpital des fous. On l’y logea, et on l’attacha dans une cage de fer ; et avant de l’y enfermer, le concierge, endurci à cette terrible exécution, le régala sans pitié de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules et sur le dos, et continua plus de trois semaines à lui faire le même régal chaque jour, en lui répétant ces mêmes mots chaque fois : « Reviens en ton bon sens, et dis si tu es encore le Commandeur des croyants ? »
« Je n’ai pas besoin de ton conseil, répondait Abou Hassan, je ne suis pas fou mais si j’avais à le devenir, rien ne serait plus capable de me jeter dans une si grande disgrâce, que les coups dont tu m’assommes. »
Cependant la mère d’Abou Hassan venait voir son fils régulièrement chaque jour ; elle ne pouvait retenir ses larmes, en voyant diminuer de jour en jour son embonpoint et ses forces, et l’entendant se plaindre et soupirer des douleurs qu’il souffrait. En effet, il avait les épaules, le dos et les côtés noircis et meurtris ; et il ne savait de quel côté se tourner pour trouver du repos. La peau lui changea même plus d’une fois, pendant le temps qu’il fut retenu dans cette effroyable demeure. Sa mère voulait lui parler pour le consoler, et pour tâcher de sonder s’il était toujours dans la même situation d’esprit sur sa prétendue dignité de kalife et de Commandeur des croyants. Mais toutes les fois qu’elle ouvrait la bouche pour lui en toucher quelque chose, il la rebutait avec tant de furie, qu’elle était contrainte de le laisser, et de s’en retourner inconsolable, de le voir dans une si grande opiniâtreté.
Les idées fortes et sensibles qu’Abou Hassan avait conservées dans son esprit, de s’être vu revêtu de l’habillement de kalife, d’en avoir fait effectivement les fonctions, d’avoir usé de son autorité, d’avoir été obéi et traité véritablement en kalife, et qui l’avaient persuadé, à son réveil, qu’il l’était Véritablement, et l’avaient fait persister si longtemps dans cette erreur, commencèrent insensiblement à s’effacer de son esprit.
« Si j’étais kalife et Commandeur des croyants, se disait-il quelquefois à lui-même, pourquoi me serais-je trouvé chez moi en me réveillant, et revêtu de mon habit ordinaire ? Pourquoi ne me serais-je pas vu entouré du chef des eunuques, de tant d’autres eunuques et d’une si grosse foule de belles dames ? Pourquoi le grand Vizir Giafar que j’ai vu à mes pieds, tant d’émirs, tant de gouverneurs de provinces, et tant d’autres officiers dont je me suis vu environné, m’auraient-ils abandonné ? Il y a longtemps, sans doute, qu’ils m’auraient délivré de l’état pitoyable où je suis, si j’avais quelque autorité sur eux. Tout cela n’a été qu’un songe, et je ne dois pas faire difficulté de le croire. J’ai commandé, il est vrai, au juge de police de châtier l’iman et les quatre vieillards de son conseil ; j’ai ordonné au grand vizir Giafar de porter mille pièces d’or à ma mère, et mes ordres ont été exécutés. Cela m’arrête, et je n’y comprends rien. Mais combien d’autres choses y a-t-il que je ne comprends pas, et que je ne comprendrai jamais ? Je m’en remets donc entre les mains de Dieu, qui sait et qui connaît tout. »
La sultane, voyant paraître le jour, garda le silence, et le sultan se leva avec un désir toujours plus vif d’apprendre la suite d’une histoire si amusante. Le lendemain, Scheherazade la reprit en ces termes.