CCXCVe nuit

813 Words
CCXCVe nuit Mais, sire, il en arriva tout autrement, et ce récit, loin d’effacer l’idée qu’il avait toujours d’être le kalife, ne servit qu’à la lui rappeler et à la lui graver d’autant plus profondément dans son imagination, qu’en effet elle n’était pas fantastique, mais réelle. Aussi, dès qu’Abou Hassan eut entendu ce récit : « Je ne suis plus ton fils, ni Abou Hassan, reprit-il ; je suis certainement le Commandeur des croyants, je ne puis plus en douter après ce que tu viens de me raconter toi-même. Apprends que c’est par mes ordres que l’iman et les quatre scheikhs ont été châtiés de la manière que tu m’as dit. Je suis donc véritablement le Commandeur des croyants, te dis-je, et cesse de me dire que c’est un rêve ; je ne dors pas, et j’étais aussi éveillé que je le suis en ce moment que je te parle. Tu me fais plaisir de me confirmer ce que le juge de police, à qui j’en avais donné l’ordre, m’en a rapporté, c’est-à-dire que mon ordre a été exécuté ponctuellement ; et j’en suis d’autant plus réjoui, que cet iman et ces quatre scheikhs sont de francs hypocrites. Je voudrais bien savoir qui m’a porté en ce lieu-ci ? Dieu soit loué de tout ! Ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis très certainement le Commandeur des croyants, et toutes tes raisons ne me persuaderont pas le contraire. » La mère, qui ne pouvait deviner, ni même s’imaginer pourquoi son fils soutenait si fortement, et avec tant d’assurance, qu’il était le Commandeur des croyants, ne douta plus qu’il n’eût perdu l’esprit, en lui entendant dire des choses qui, selon elle, étaient au-delà de toute croyance, quoiqu’elles eussent leur fondement dans celui d’Abou Hassan. Dans cette pensée : « Mon fils, lui dit-elle, je prie Dieu qu’il ait pitié de vous, et qu’il vous fasse miséricorde. Cessez, mon fils, de tenir un discours si dépourvu de bon sens. Adressez-vous à Dieu ; demandez-lui qu’il vous pardonne, et vous fasse la grâce de parler comme un homme raisonnable. Que dirait-on de vous, si l’on vous entendait parler ainsi ? Ne savez-vous pas que les murailles ont des oreilles ? » De si belles remontrances, loin d’adoucir l’esprit d’Abou Hassan, ne servirent qu’à l’aigrir encore davantage. Il s’emporta contre sa mère avec plus de violence : « Vieille, lui dit-il, je t’ai déjà avertie de te taire : si tu continues davantage, je me lèverai, et je te traiterai de manière que tu t’en ressentiras tout le reste de tes jours. Je suis le kalife, le Commandeur des croyants, et tu dois me croire quand je te le dis. » Alors la bonne dame, qui vit qu’Abou Hassan s’égarait de plus en plus de son bon sens plutôt que d’y rentrer, s’abandonna aux pleurs et aux larmes, et en se frappant le visage et la poitrine, elle faisait des exclamations qui marquaient son étonnement et sa profonde douleur de voir son fils dans une si terrible aliénation d’esprit. Abou Hassan, au lieu de s’apaiser et de se laisser toucher par les larmes de sa mère, s’oublia lui-même, au contraire, jusqu’à perdre envers elle le respect que la nature lui inspirait : il se leva brusquement, il se saisit d’un bâton, et venant à elle la main levée comme un furieux : « Maudite vieille, lui dit-il dans son extravagance et d’un ton à donner de la terreur à tout autre qu’à une mère pleine de tendresse pour lui, dis-moi tout à l’heure qui je suis ? » « Mon fils, répondit la mère en le regardant tendrement, bien loin de s’effrayer, je ne vous crois pas abandonné de Dieu jusqu’au point de ne pas connaître celle qui vous a mis au monde, et de vous méconnaître vous-même. Je ne feins pas de vous dire que vous êtes mon fils Abou Hassan, et que vous avez grand tort de vous arroger un titre qui n’appartient qu’au kalife Haroun Alraschild, votre souverain seigneur et le mien, pendant que ce monarque nous comble de biens, vous et moi, par le présent qu’il m’envoya hier. En effet, il faut que vous sachiez que le grand vizir Giafar prit la peine de venir hier me trouver, et qu’en me mettant entre les mains une bourse de mille pièces d’or, il me dit de prier Dieu pour le Commandeur des croyants, qui me faisait ce présent. Et cette libéralité ne vous regarde-t-elle pas plutôt que moi qui n’ai plus que deux jours à vivre ? » À ces paroles, Abou Hassan ne se posséda plus ; les circonstances de la libéralité du kalife que sa mère venait de lui raconter lui marquaient qu’il ne se trompait pas, et lui persuadaient plus que jamais qu’il était le kalife, puisque le vizir n’avait porté la bourse que par son ordre : « Eh bien ! vieille sorcière, s’écria-t-il, seras-tu convaincue quand je te dirai que c’est moi qui t’ai envoyé ces mille pièces d’or par mon grand vizir Giafar, qui n’a fait qu’exécuter l’ordre que je lui avais donné en qualité de Commandeur des croyants ? Cependant, au lieu de me croire, tu ne cherches qu’à me faire perdre l’esprit par tes contradictions, et en me soutenant avec opiniâtreté que je suis ton fils ; mais je ne laisserai pas longtemps ta malice impunie. » En achevant ces paroles, dans l’excès de sa frénésie, il fut assez dénaturé pour la maltraiter impitoyablement avec le bâton qu’il tenait à la main. Le jour appelant le sultan à la prière, Scheherazade cessa de parler ; le lendemain, elle reprit en ces termes :
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