CCXCIVe nuit

912 Words
CCXCIVe nuit L’esclave prit Abou Hassan, l’emporta par la porte secrète du palais, le remit chez lui, comme le kalife le lui avait ordonné, et revint en diligence lui rendre compte de ce qu’il avait fait : « Abou Hassan, dit alors le kalife, avait souhaité d’être Commandeur des croyants pendant un jour seulement, pour châtier l’iman de la mosquée de son quartier et les quatre scheikhs ou vieillards dont la conduite ne lui plaisait pas ; je lui ai procuré le moyen de se satisfaire, et il doit être content sur cet article. » Abou Hassan, remis sur son sofa par l’esclave, dormit jusqu’au lendemain fort tard, et il ne s’éveilla que quand la poudre qu’on avait jetée dans le dernier verre qu’il avait bu eut fait tout son effet. Alors en ouvrant les yeux, il fut fort surpris de se voir chez lui : « Bouquet de perles, Étoile du matin, Aube du jour, Bouche de corail, Face de lune, s’écria-t-il en appelant les dames du palais qui lui avaient tenu compagnie, chacune par leur nom, autant qu’il put s’en souvenir, où êtes-vous ? Venez, approchez. » Abou Hassan criait de toute sa force. Sa mère, qui l’entendit de son appartement, accourut au bruit ; et entrant dans sa chambre : « Qu’avez-vous donc, mon fils ? lui demanda-t-elle ; que vous est-il arrivé ? » À ces paroles Abou Hassan leva la tête, et en regardant sa mère fièrement et avec mépris : « Bonne femme, lui demanda-t-il à son tour, qui est donc celui que tu appelles ton fils ? » « C’est vous-même, répondit la mère avec beaucoup de douceur. N’êtes-vous pas Abou Hassan, mon fils ? Ce serait la chose du monde la plus singulière, que vous l’eussiez oublié en si peu de temps. » « Moi, ton fils ? Vieille exécrable, reprit Abou Hassan, tu ne sais ce que tu dis, et tu es une menteuse ! Je ne suis pas l’Abou Hassan que tu dis, je suis le Commandeur des croyants. » « Taisez-vous, mon fils, repartit la mère ; vous n’êtes pas sage : on vous prendrait pour un fou si l’on vous entendait. » « Tu es une vieille folle toi-même, répliqua Abou Hassan, et je ne suis pas fou, comme tu le dis. Je te répète que je suis le Commandeur des croyants, et le vicaire en terre du maître des deux mondes. » « Ah ! mon fils, s’écria la mère, est-il possible que je vous entende proférer des paroles qui marquent une si grande aliénation d’esprit ? Quel malin génie vous obsède pour vous faire tenir un semblable discours ? Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, et qu’il vous délivre de la malignité de Satan ! Vous êtes mon fils Abou Hassan, et je suis votre mère. » Après lui avoir donné toutes les marques qu’elle put imaginer pour le faire rentrer en lui-même, et lui faire voir qu’il était dans l’erreur : « Ne voyez-vous pas, continua-t-elle, que cette chambre où vous êtes est la vôtre, et non pas la chambre d’un palais digne d’un Commandeur des croyants, et que vous ne l’avez pas abandonnée depuis que vous êtes au monde en demeurant inséparablement avec moi ? Faites bien réflexion à tout ce que je vous dis ; et ne vous allez pas mettre dans l’imagination des choses qui ne sont pas et qui ne peuvent pas être. Encore une fois, mon fils, pensez-y sérieusement. » Abou Hassan entendit paisiblement les remontrances de sa mère, et les yeux baissés, et la main au bas du visage, comme un homme qui rentre en lui-même, pour examiner la vérité de tout ce qu’il voit et de ce qu’il entend : « Je crois que vous avez raison, dit-il à sa mère quelques moments après, en revenant comme d’un profond sommeil, sans pourtant changer de posture : « Il me semble que je suis Abou Hassan, que vous êtes ma mère, et que je suis dans ma chambre. Encore une fois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur lui et sur tout ce qui se présentait à sa vue, je suis Abou Hassan, je n’en doute plus ; et je ne comprends pas comment je m’étais mis cette rêverie dans la tête ! » La mère crut de bonne foi que son fils était guéri du trouble qui agitait son esprit et qu’elle attribuait à un songe. Elle se préparait même à en rire avec lui et à l’interroger sur ce songe, quand tout à coup il se mit sur son séant : et en la regardant de travers : « Vieille sorcière, vieille magicienne, dit-il, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis pas ton fils, et tu n’es pas ma mère. Tu te trompes toi-même, et tu veux m’en faire accroire. Je te dis que je suis le Commandeur des croyants, et tu ne me persuaderas pas le contraire. » « De grâce, mon fils, recommandez-vous à Dieu, et abstenez-vous de tenir ce langage, de crainte qu’il ne vous arrive quelque malheur. Parlons plutôt d’autre chose, et laissez-moi vous raconter ce qui arriva hier dans notre quartier à l’iman de notre mosquée et à quatre scheikhs, nos voisins. Le juge de police les fit prendre ; et après leur avoir fait donner en sa présence à chacun je ne sais combien de coups de nerf de bœuf, il fit publier par un crieur que c’était là le châtiment de ceux qui se mêlaient des affaires qui ne les regardaient pas, et qui se faisaient une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins. Ensuite il les fit promener par tous les quartiers de la ville avec le même cri, et leur fit défense de remettre jamais le pied dans notre quartier. » La mère d’Abou Hassan, qui ne pouvait s’imaginer que son fils eût eu quelque part à l’aventure qu’elle lui racontait, avait exprès changé de discours, et regardé le récit de cette affaire comme un moyen capable d’effacer l’impression fantastique où elle le voyait d’être le Commandeur des croyants. Au grand regret du sultan, le jour força Scheherazade de renvoyer à la nuit suivante la continuation de son intéressant discours :
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