CCXCIIIe nuit

1846 Words
CCXCIIIe nuit Mesrour, qui n’avait pas abandonné Abou Hassan, marcha devant lui, et l’introduisit dans un salon de pareille grandeur à celui d’où il sortait, mais orné de diverses peintures des plus excellents maîtres, et tout autrement enrichi de vases de l’un et de l’autre métal, de tapis de pied et d’autres meubles plus précieux. Il y avait dans ce salon sept troupes de musiciennes, autres que celles qui étaient dans le premier salon, et ces sept troupes, ou plutôt ces sept chœurs de musique, commencèrent un nouveau concert dès qu’Abou Hassan parut. Le salon était orné de sept autres grands lustres, et la table au milieu se trouva couverte de sept grands bassins d’or, remplis en pyramide de toutes sortes de fruits de la saison, les plus beaux, les mieux choisis et les plus exquis, et à l’entour sept autres jeunes dames, chacune avec un éventail à la main, qui surpassaient les premières en beauté. Ces nouveaux objets jetèrent Abou Hassan dans une admiration plus grande qu’auparavant, et firent qu’en s’arrêtant il donna des marques plus sensibles de sa surprise et de son étonnement. Il s’avança enfin jusqu’à la table, et après qu’il s’y fut assis, et qu’il eut contemplé les sept dames à son aise, l’une après l’autre, avec un embarras qui marquait qu’il ne savait à laquelle il devait donner la préférence, il leur ordonna de quitter chacune leur éventail, de se mettre à table et de manger avec lui, en disant que la chaleur n’était pas assez incommode pour avoir besoin de leur ministère. Quand les dames se furent placées à la droite et à la gauche d’Abou Hassan, il voulut, avant toutes choses, savoir comment elles s’appelaient, et il apprit qu’elles avaient chacune un nom différent des noms des sept dames du premier salon, et que ces noms signifiaient de même quelque perfection de l’âme ou de l’esprit, qui les distinguait les unes d’avec les autres. Cela lui plut extrêmement, et il le fit connaître par les bons mots qu’il dit encore à cette occasion, en leur présentant l’une après l’autre des fruits de chaque bassin : « Mangez cela, pour l’amour de moi, dit-il à Chaîne des cœurs, qu’il avait à sa droite, en lui présentant une figue, et rendez plus supportables les chaînes que vous me faites porter depuis le moment que je vous ai vue. » Et en présentant un raisin à Tourment de l’âme : « Prenez ce raisin, dit-il, à la charge que vous ferez cesser bientôt les tourments que j’endure pour l’amour de vous. » Et ainsi des autres dames. Par ces discours, Abou Hassan faisait que le kalife, qui était fort attentif à toutes ses actions et à toutes ses paroles, se savait bon gré de plus en plus d’avoir trouvé en lui un homme qui le divertissait si agréablement, et qui lui avait donné lieu d’imaginer le moyen de le connaître plus à fond. Quand Abou Hassan eut mangé, de tous les fruits qui étaient dans les bassins, ce qui lui plut selon son goût, il se leva, et aussitôt Mesrour, qui ne l’abandonnait pas, marcha encore devant lui, et l’introduisit dans un troisième salon, orné, meublé et enrichi aussi magnifiquement que les deux premiers. Abou Hassan y trouva sept autres chœurs de musique, et sept autres dames autour d’une table couverte de sept bassins d’or, lesquels étaient remplis de confitures liquides de différentes couleurs et de plusieurs façons. Après avoir jeté les yeux de tous côtés, avec une nouvelle admiration, il s’avança jusqu’à la table, au bruit harmonieux des sept chœurs de musique, qui cessèrent dès qu’il s’y fut mis. Les sept dames s’y placèrent aussi à ses côtés, par son ordre, et comme il ne pouvait leur faire la même honnêteté de les servir qu’il avait faite aux autres, il les pria de choisir elles-mêmes les confitures qui seraient le plus à leur goût. Il s’informa aussi de leurs noms, qui ne lui plurent pas moins, par leur diversité, que les noms des autres dames, et qui lui fournirent une nouvelle matière de s’entretenir avec elles et de leur dire des douceurs, qui leur firent autant de plaisir qu’au kalife, qui ne perdait rien de tout ce qu’il disait. Le jour commençait à finir lorsqu’Abou Hassan fut conduit dans le quatrième salon. Il était orné, comme les autres, des meubles les plus magnifiques et les plus précieux ; il y avait aussi sept grands lustres d’or, qui se trouvèrent remplis de bougies allumées, et tout le salon était éclairé par une quantité prodigieuse de lumières, qui y faisaient un effet merveilleux et surprenant. On n’avait rien vu de pareil dans les trois autres, parce qu’il n’en avait pas été besoin. Abou Hassan trouva encore dans ce dernier salon, comme il avait trouvé dans les trois autres, sept nouveaux chœurs de musiciennes, qui concertaient toutes ensemble d’une manière plus gaie que dans les autres salons, et qui semblaient inspirer une plus grande joie ; il y vit aussi sept autres dames, qui étaient debout autour d’une table couverte de sept bassins d’or remplis de gâteaux feuilletés, de toutes sortes de confitures sèches, et de toutes autres choses propres à exciter à boire. Mais ce qu’Abou Hassan y aperçut, qu’il n’avait pas vu aux autres salons, c’était un buffet de sept grands flacons d’argent pleins d’un vin des plus exquis, et, auprès de chaque flacon, sept verres de cristal de roche, d’un très beau travail. Jusque-là, c’est-à-dire dans les trois premiers salons, Abou Hassan n’avait bu que de l’eau, selon la coutume qui s’observe à Bagdad, aussi bien parmi le peuple et dans les ordres supérieurs qu’à la cour du kalife, où l’on ne boit le vin ordinairement que le soir. Tous ceux qui en usent autrement sont regardés comme des débauchés, et ils n’osent se montrer de jour. Cette coutume est d’autant plus louable, qu’on a besoin de tout son bon sens dans la journée pour vaquer aux affaires, et que par là, comme on ne boit du vin que le soir, on ne voit pas d’ivrognes en plein jour causer du désordre dans les rues de cette ville. Abou Hassan entra donc dans ce quatrième salon, et il s’avança jusqu’à la table. Quand il s’y fut assis, il demeura un grand espace de temps comme en extase à admirer les sept dames qui étaient autour de lui, et les trouva plus belles que celles qu’il avait vues dans les autres salons. Il eut envie de connaître les noms de chacune en particulier ; mais comme le grand bruit de la musique, et surtout les tambours de basque, dont on jouait à chaque chœur, ne lui permettaient pas de se faire entendre, il frappa des mains pour la faire cesser, et aussitôt il se fit un grand silence. Alors, en prenant par la main la dame qui était plus près de lui, à sa droite, il la fit asseoir, et, après lui avoir présenté d’un gâteau feuilleté, il lui demanda comment elle s’appelait : « Commandeur des croyants, répondit la dame, mon nom est Bouquet de perles. – On ne pouvait vous donner un nom plus convenable, reprit Abou Hassan, et qui fit mieux connaître ce que vous valez : sans blâmer, néanmoins, celui qui vous l’a donné, je trouve que vos belles dents effacent la plus belle eau de toutes les perles qui soient au monde. Bouquet de perles, ajouta-t-il, puisque c’est votre nom, obligez-moi de prendre un verre et de m’apporter à boire de votre belle main. » La dame alla aussitôt au buffet, et revint avec un verre plein de vin, qu’elle présenta à Abou Hassan d’un air tout gracieux. Il le prit avec plaisir ; et la regardant passionnément : « Bouquet de perles, lui dit-il, je bois à votre santé ; je vous prie de vous en verser autant, et de me faire raison. » Elle courut vite au buffet et revint le verre à la main ; mais avant de boire, elle chanta une chanson, qui ne le ravit pas moins par sa nouveauté que par les charmes d’une voix qui le surprit encore davantage. Abou Hassan, après avoir bu, choisit ce qui lui plut dans les bassins, et le présenta à une autre dame qu’il fit asseoir auprès de lui. Il lui demanda aussi son nom. Elle répondit qu’elle s’appelait Étoile du matin : « Vos beaux yeux, reprit-il, ont plus d’éclat et de brillant que l’étoile dont vous portez le nom. Allez, et faites-moi le plaisir de m’apporter à boire. » Ce qu’elle fit sur-le-champ de la meilleure grâce du monde. Il en usa de même envers la troisième dame, qui se nommait Lumière du jour, et de même jusqu’à la septième, qui toutes lui versèrent à boire avec une satisfaction extrême du kalife. Quand Abou Hassan eut achevé de boire autant de coups qu’il y avait de dames, Bouquet de perles, la première à qui il s’était adressé, alla au buffet, prit un verre qu’elle remplit de vin, après y avoir jeté une pincée de la poudre dont le kalife s’était servi le jour précédent, et vint le lui présenter : « Commandeur des croyants, lui dit-elle, je supplie votre majesté, par l’intérêt que je prends à la conservation de sa santé, de prendre ce verre de vin, et de me faire la grâce, avant de le boire, d’entendre une chanson, laquelle, si j’ose me flatter, ne lui déplaira pas. Je ne l’ai faite que d’aujourd’hui, et je ne l’ai encore chantée à qui que ce soit. » « Je vous accorde cette grâce avec plaisir, lui dit Abou Hassan, en prenant le verre qu’elle lui présentait, et je vous ordonne, en qualité de Commandeur des croyants, de me la chanter, persuadé qu’une belle personne comme vous n’en peut faire que de très agréables et pleines d’esprit. » La dame prit un luth, et elle chanta la chanson, en accordant sa voix au son de cet instrument avec tant de justesse, de grâce et d’expression, qu’elle tint Abou Hassan comme en extase, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il la trouva si belle, qu’il la lui fit répéter encore, et il n’en fut pas moins charmé que la première fois. Quand la dame eut achevé, Abou Hassan, qui voulait la louer comme elle le méritait, vida le verre auparavant tout d’un trait ; puis, tournant la tête du côté de la dame, comme pour lui parler, il en fut empêché par la poudre, qui fit son effet si subitement, qu’il ne fit qu’ouvrir la bouche en bégayant. Aussitôt ses yeux se fermèrent, et en laissant tomber sa tête jusque sur la table, comme un homme accablé de sommeil, il s’endormit aussi profondément qu’il avait fait le jour précédent, environ à la même heure, quand le kalife lui eut fait prendre de la même poudre ; et dans le même instant, une des dames qui était auprès de lui fut assez diligente pour recevoir le verre qu’il laissa tomber de sa main. Le kalife, qui s’était donné lui-même ce divertissement avec une satisfaction au-delà de ce qu’il s’en était promis, et qui avait été spectateur de cette dernière scène, aussi bien que de toutes les autres qu’Abou Hassan lui avait données, sortit de l’endroit où il était, et parut dans le salon, tout joyeux d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé. Il commanda premièrement qu’on dépouillât Abou Hassan de l’habit de kalife dont on l’avait revêtu le matin, et qu’on lui remit celui dont il était habillé il y avait vingt-quatre heures, quand l’esclave qui l’accompagnait l’avait apporté en son palais. Il fit appeler ensuite le même esclave, et quand il se fut présenté : « Reprends cet homme, lui dit-il, et reporte-le chez lui, sur son sofa, sans faire de bruit, et, en te retirant, laisse de même la porte ouverte. » J’avoue, dit le sultan à son épouse, qui cessait de parler, que le kalife Haroun Alraschild connaissait bien l’art de varier ses plaisirs. Je suis curieux de savoir ce que fit Abou Hassan lorsqu’il fut rentré chez lui, après avoir joui un moment du pouvoir suprême. – Sire, repartit Scheherazade, c’est ce que vous apprendrez la nuit suivante.
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