CCCIXe nuit
Sire, cette illustre compagnie arriva enfin. Mesrour ouvrit la porte ; le kalife et Zobéide entrèrent dans la chambre, suivis de tous leurs gens. Ils furent fort surpris, et ils demeurèrent comme immobiles à la vue de ce spectacle funèbre qui se présentait à leurs yeux ; chacun ne savait que penser d’un tel évènement. Zobéide enfin rompit le silence : « Hélas ! dit-elle au kalife, ils sont morts tous deux. Vous avez tant fait, continua-t-elle en regardant le kalife et Mesrour, à force de vous opiniâtrer à me faire accroire que ma chère esclave était morte, qu’elle l’est en effet, et sans doute ce sera de douleur d’avoir perdu son mari. – Dites plutôt, madame, répondit le kalife, prévenu du contraire, que Nouzhatoul-Aouadat est morte la première, et que c’est le pauvre Abou Hassan qui a succombé à son affliction d’avoir vu mourir sa femme, votre chère esclave ; ainsi vous devez convenir que vous avez perdu la gageure, et que votre palais des Peintures est à moi tout de bon. » « Et moi, repartit Zobéide, animée par la contradiction du kalife, je soutiens que vous avez perdu vous-même, et que votre jardin des Délices m’appartient : Abou Hassan est mort le premier, puisque ma nourrice vous a dit, comme à moi, qu’elle a vu sa femme vivante, qui pleurait son mari mort. »
Cette contestation du kalife et de Zobéide en attira une autre : Mesrour et la nourrice étaient dans le même cas ; ils avaient aussi gagé, et chacun prétendait avoir gagné. La dispute s’échauffait violemment, et le chef des eunuques et la nourrice étaient prêts à en venir à de grosses injures.
Enfin, le kalife, en réfléchissant sur tout ce qui s’était passé, convenait tacitement que Zobéide n’avait pas moins de raison que lui de soutenir qu’elle avait gagné. Dans le chagrin où il était de ne pouvoir démêler la vérité de cette aventure, il s’avança près des deux corps morts, et s’assit du côté de la tête, en cherchant lui-même quelque expédient qui lui pût donner la victoire sur Zobéide : « Oui, s’écria-t-il un moment après, je jure par le saint nom de Dieu que je donnerai mille pièces d’or de ma monnaie à celui qui me dira qui est mort le premier des deux. »
À peine le kalife eut achevé ces dernières paroles, qu’il entendit une voix de dessous le brocard qui couvrait Abou Hassan, qui lui cria : « Commandeur des croyants, c’est moi qui suis mort le premier : donnez-moi les mille pièces d’or. » Et en même temps il vit Abou Hassan qui se débarrassait de la pièce de brocard qui le couvrait, et qui se prosterna à ses pieds. Sa femme se développa de même, et alla pour se jeter aux pieds de Zobéide, en se couvrant de sa pièce de brocard par bienséance ; mais Zobéide fit un grand cri, qui augmenta la frayeur de tous ceux qui étaient là présents. La princesse, enfin revenue de sa peur, se trouva dans une joie inexprimable de voir sa chère esclave ressuscitée presque dans le moment qu’elle était inconsolable de l’avoir vue morte : « Ah ! méchante, s’écria-t-elle, tu es cause que j’ai bien souffert pour l’amour de toi en plus d’une manière ! Je te pardonne cependant de bon cœur, puisqu’il est vrai que tu n’es pas morte. »
Le kalife, de son côté, n’avait pas pris la chose si fort à cœur : loin de s’effrayer en entendant la voix d’Abou Hassan, il pensa au contraire étouffer de rire en les voyant tous deux se débarrasser de tout ce qui les entourait, et en entendant Abou Hassan demander très sérieusement les mille pièces d’or qu’il avait promises à celui qui lui dirait qui était mort le premier : « Quoi donc, Abou Hassan, lui dit le kalife, en riant encore aux éclats, as-tu donc conspiré à me faire mourir à force de rire ? Et d’où t’est venue la pensée de nous surprendre ainsi, Zobéide et moi, par un endroit sur lequel nous n’étions nullement en garde contre toi ? »
« Commandeur des croyants, répondit Abou Hassan, je vais le déclarer sans dissimulation : votre majesté sait bien que j’ai toujours été fort porté à la bonne chère. La femme qu’elle m’a donnée n’a point ralenti en moi cette passion ; au contraire, j’ai trouvé en elle des inclinations toutes favorables à l’augmenter. Avec de telles dispositions, votre majesté jugera facilement que quand nous aurions eu un trésor aussi grand que la mer, avec tous ceux de votre majesté, nous aurions bientôt trouvé le moyen d’en voir la fin : c’est aussi ce qui nous est arrivé. Depuis que nous sommes ensemble, nous n’avons rien épargné pour nous bien régaler sur les libéralités de votre majesté. Ce matin, après avoir compté avec notre traiteur, nous avons trouvé qu’en le satisfaisant, et en payant d’ailleurs ce que nous pouvions devoir, il ne nous restait rien de tout l’argent que nous avions. Alors les réflexions sur le passé, et les résolutions de mieux faire à l’avenir, sont venues en foule occuper notre esprit et nos pensées ; nous avons fait mille projets que nous avons abandonnés ensuite. Enfin, la honte de nous voir réduits à un si triste état, et de n’oser le déclarer à votre majesté, nous a fait imaginer ce moyen de suppléer à nos besoins, en vous divertissant par cette petite tromperie, que nous prions votre majesté de vouloir bien nous pardonner. »
Le kalife et Zobéide furent fort contents de la sincérité d’Abou Hassan ; ils ne parurent point fâchés de tout ce qui s’était passé ; au contraire, Zobéide, qui avait toujours pris la chose très sérieusement, ne put s’empêcher de rire à son tour, en songeant à tout ce qu’Abou Hassan avait imaginé pour réussir dans son dessein. Le kalife, qui n’avait presque pas cessé de rire, tant cette imagination lui paraissait singulière : « Suivez-moi l’un et l’autre, dit-il à Abou Hassan et à sa femme en se levant ; je veux vous faire donner les mille pièces d’or que je vous ai promises, pour la joie que j’ai de ce que vous n’êtes pas morts. »
« Commandeur des croyants, reprit Zobéide, contentez-vous, je vous prie, de faire donner mille pièces d’or à Abou Hassan : vous les devez à lui seul. Pour ce qui regarde sa femme, j’en fais mon affaire. » En même temps elle commanda à sa trésorière, qui l’accompagnait, de faire donner aussi mille pièces d’or à Nouzhatoul-Aouadat, pour lui marquer, de son côté, la joie qu’elle avait de ce qu’elle était encore en vie.
Par ce moyen, Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat, sa chère femme, conservèrent longtemps les bonnes grâces du kalife Haroun Alraschild et de Zobéide, son épouse, et acquirent de leurs libéralités de quoi pourvoir abondamment à tous leurs besoins pour le reste de leurs jours.
Scheherazade termina ainsi l’histoire du Dormeur éveillé : « En vérité, dit le sultan des Indes, cette histoire est des plus jolies, et je l’ai écoutée avec le plus grand plaisir. – Sire, répondit la sultane, j’en sais une autre qui ne vous plaira pas moins, et dont je commencerai demain le récit si votre majesté le permet. »