CCCVIIIe nuit

829 Words
CCCVIIIe nuit Le lendemain, la sultane des Indes, réveillée par sa sœur, continua en ces termes : Mesrour, qui s’était attendu que le voyage de la nourrice et le rapport qu’elle ferait, lui seraient favorables, fut vivement mortifié de ce qu’il en résultait tout le contraire. D’ailleurs, il se trouvait piqué au vif de l’excès de la colère que Zobéide avait contre lui, pour un fait dont il se croyait plus certain qu’aucun autre. C’est pourquoi il fut ravi d’avoir occasion de s’en expliquer librement avec la nourrice plutôt qu’avec la princesse, à laquelle il n’osait répondre, de crainte de perdre le respect : « Vieille sans dents, dit-il à la nourrice sans aucun ménagement, tu es une menteuse ; il n’est rien de tout ce que tu dis : j’ai vu de mes propres yeux Nouzhatoul-Aouadat étendue morte au milieu de sa chambre. » « Tu es un menteur, et un insigne menteur toi-même, reprit la nourrice d’un ton insultant, d’oser soutenir une telle fausseté, à moi qui sors de chez Abou Hassan, que j’ai vu étendu mort, à moi qui viens de quitter sa femme pleine de vie ! » « Je ne suis pas un imposteur, repartit Mesrour ; c’est toi qui cherches à nous jeter dans l’erreur. » « Voilà une grande effronterie, répliqua la nourrice, d’oser me démentir ainsi en présence de leurs majestés, moi qui viens devoir de mes propres yeux la vérité de ce que j’ai l’honneur de leur avancer. « Nourrice, repartit encore Mesrour, tu ferais mieux de ne point parler : tu radotes. » Zobéide ne put supporter ce manquement de respect dans Mesrour, qui, sans aucun égard, traitait sa nourrice si injurieusement en sa présence ; ainsi, sans donner le temps à sa nourrice de répondre à cette injure atroce : « Commandeur des croyants, dit-elle au kalife, je vous demande justice contre cette insolence, qui ne vous regarde pas moins que moi. » Elle n’en put dire davantage tant elle était outrée de dépit ; le reste fut étouffé par ses larmes. Le kalife, qui avait entendu toute cette contestation, la trouva fort embarrassante ; il avait beau rêver il ne savait que penser de toutes ces contradictions. La princesse, de son côté, aussi bien que Mesrour, la nourrice et les femmes esclaves qui étaient là présentes, ne savaient que croire de cette aventure, et gardaient le silence. Le kalife enfin prit la parole : « Madame, dit-il en s’adressant à Zobéide, je vois bien que nous sommes tous des menteurs, moi le premier, toi, Mesrour, et toi, nourrice : au moins il ne paraît pas que l’un soit plus croyable que l’autre ; ainsi levons-nous, et allons nous-mêmes sur les lieux reconnaître de quel côté est la vérité. Je ne vois pas un autre moyen de nous éclaircir de nos doutes, et de nous mettre l’esprit en repos. » En disant ces paroles, le kalife se leva, la princesse le suivit, et Mesrour, en marchant devant pour ouvrir la portière : « Commandeur des croyants, dit-il, j’ai bien de la joie que votre majesté ait pris ce parti ; et j’en aurai une bien plus grande, quand j’aurai fait voir à la nourrice, non pas qu’elle radote, puisque cette expression a eu le malheur de déplaire à ma bonne maîtresse, mais que le rapport qu’elle lui a fait n’est pas véritable. » La nourrice ne demeura pas sans réplique : « Tais-toi, visage noir, reprit-elle, il n’y a ici personne que toi qui puisse radoter. » Zobéide, qui était extraordinairement outrée contre Mesrour, ne put souffrir qu’il revînt à la charge contre sa nourrice. Elle prit encore son parti : « Méchant esclave, lui dit-elle, quoi que tu puisses dire, je maintiens que ma nourrice a dit la vérité ; pour toi, je ne te regarde que comme un menteur. » « Madame, reprit Mesrour, si la nourrice est si fortement assurée que Nouzhatoul-Aouadat est vivante et qu’Abou Hassan est mort, qu’elle gage donc quelque chose contre moi : elle n’oserait. » La nourrice fut prompte à la repartie : « Je l’ose si bien, lui dit-elle, que je te prends au mot ; voyons si tu oseras t’en dédire. » Mesrour ne se dédit pas de sa parole ; ils gagèrent, la nourrice et lui, en présence du kalife et de la princesse, une pièce de brocard d’or à fleurons d’argent, au choix de l’un et de l’autre. L’appartement d’où le kalife et Zobéide sortirent, quoique assez éloigné, était néanmoins vis-à-vis du logement d’Abou Hassan et de Nouzhatoul-Aouadat ; Abou Hassan, qui les aperçut venir, précédés de Mesrour, et suivis de la nourrice et de la foule des femmes de Zobéide, en avertit aussitôt sa femme, en lui disant qu’il était le plus trompé du monde s’ils n’allaient être honorés de leur visite. Nouzhatoul-Aouadat regarda aussi par la jalousie, et elle vit la même chose. Quoique son mari l’eût avertie d’avance que cela pourrait arriver, elle en fut cependant fort surprise : « Que ferons-nous ? s’écria-t-elle ; nous sommes perdus ! » « Point du tout, ne craignez rien, reprit Abou Hassan d’un sang-froid imperturbable : avez-vous déjà oublié ce que nous avons dit là-dessus ? Faisons seulement les morts, vous et moi, comme nous l’avons déjà fait séparément, et comme nous en sommes convenus, et vous verrez que tout ira bien. Du pas dont ils viennent, nous serons accommodés avant qu’ils soient à la porte. » En effet, Abou Hassan et sa femme prirent le parti de s’envelopper du mieux qu’il leur fut possible, et en cet état, après qu’ils se furent mis au milieu de la chambre, l’un près de l’autre, couverts chacun de leur pièce de brocard, ils attendirent en paix la belle compagnie qui leur venait rendre visite.
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