— Croquemitaine ! cria Paul effrayé.
— Tu fais peur à cet enfant… Madame, c’est mon fidèle matelot, un autre moi-même. Ne craignez rien. Il a l’air bourru, mais il est bon comme du pain blanc.
— Alors pourquoi qu’il ne vient pas m’embrasser ? dit Paul.
— Fichu moussaillon, si ce n’était pas pour ta respectable mère… je te flanquerais le fouet. Dieu ! qu’il est beau, ce gredin-là ! Comment allons-nous faire pour qu’il nous aime bien ?
Clinfoc, moitié riant, moitié pleurant, avait pris l’enfant dans ses grosses mains calleuses et le dévorait de baisers.
Paul sautait et riait. Il se sentait à l’aise, pauvre enfant qui n’avait pour compagnon que la douleur de sa mère et n’avait pas encore pu sourire à la joie et à l’amitié !
Madame de Valgenceuse ne disait rien, mais elle était heureuse. Laissons-là pour un instant à ce moment de bonheur qui fut de si courte durée, car elle ne survécut que peu de temps à son mari, et repassons à vol d’oiseau les quelques événements qui se succédèrent après sa mort.
Tant que sa belle-sœur vécut, le père Vent-Debout voyagea pour arrondir la fortune de son neveu. L’enfant placé au collège de Royan y commença ses études. Quand sa mère mourut, il fallut bien que le capitaine fît ses adieux à l’Océan, et il s’installa dans la maison qu’il avait fait bâtir à la pointe de Valière. Dès qu’il eut quinze ans, Paul entra au lycée Henri IV, à Paris, où il se prépare aux examens de l’école navale au moment où commence ce récit.
Nous voilà revenus à cette maisonnette de Saint-Georges où nous n’avions fait que passer, et où nous retrouvons les deux vieux marins en grande conversation, le capitaine se promenant de long en large, Clinfoc arrosant ses fleurs.
— Vous n’avez pas besoin d’aller de l’avant à l’arrière, comme si vous étiez de quart, dit le matelot, on peut se causer face à face en se regardant dans les écubiers.
— Si je veux me promener, moi, je ne suis donc pas libre ? riposte le capitaine en s’arrêtant.
— Le vent est à la bourrasque ce matin.
— Eh ! non, vieux bête, le temps est au beau fixe. Ne sais-tu pas le nom du mois dans lequel nous entrons ?
— Oui, je le sais.
— Parions que non.
— Parions que si, Capitaine. C’est le mois des vacances.
— Les vacances ? et ça ne te dit rien ?
— Oh ! ma foi rien, sinon que le petit va venir nous faire enrager pendant deux mois.
Le petit, c’était Paul qui, malgré son âge et sa taille élancée comme un mât de misaine, était toujours resté le petit pour Clinfoc.
— Oui, il va venir, reprend le capitaine, mais autre chose me préoccupe.
— Ça ne m’étonne pas, toujours des idées !
— Clinfoc, tu m’impatientes à la fin…
— Voilà ! des sottises au pauvre vieux matelot.
— Il y a des moments où tu me taquines… C’est insupportable.
— Je n’ai pas ouvert la bouche.
— Va-t’en au diable !…
— J’ai bien le temps d’y aller, je serai bien sûr de vous y retrouver. Si vous croyez que le bon Dieu recevra deux vieux marsouins comme nous.
— Le fait est que nous ferions de fichus matelots à son bord.
— C’est pas tout ça, qu’allons-nous faire cette année pour amuser le petit ?
Le capitaine s’arrêta devant son matelot.
— Voilà l’idée qui me préoccupe.
— Fallait le dire et ne pas courir tant d’embardées. D’abord il faut lui faire aimer la mer, à cet enfant, puisqu’il veut être marin.
— Ce n’est peut-être pas un bel état ?
— Peuh ! à notre âge, comme ça quand on se repose, mais autrement.
— Oui, la marine marchande, c’est pas fameux.
— Ça vaut bien la marine militaire où l’on meurt sans le sou ! Nouvelle dispute que nous ne reproduirons pas. Nous n’arriverions jamais au bout.
— Savez-vous une chose, dit Clinfoc pour couper court aux discussions, eh bien ! il faut d’abord laisser arriver le petit et, une fois qu’il sera ici, nous aviserons…
— C’est ça, il sera bien temps.
— Eh bien alors, Capitaine, nous ferons ce qu’il voudra.
— Il y a une heure que je me tue à te le dire !
— Capitaine, vous avez raison !…
Mais chacun d’eux avait son projet qu’ils ne voulaient pas se soumettre l’un à l’autre ; comme le maître et le domestique n’étaient jamais d’accord, chacun s’arrangeait pour ne faire que ce qu’il avait dans la tête. En cas de réussite, ils s’en glorifiaient ; si ça ne réussissait pas, ils s’en rejetaient la faute.
La conversation continuait toujours sur le même thème avec les mêmes disputes, quand on sonna à la porte. Le capitaine alla ouvrir. C’était le facteur avec une lettre timbrée de Paris.
— Hé ! Clinfoc, cria le père Vent-Debout, une lettre de Paul.
— Bon Jésus ! serait-il malade ?
— Animal ! il nous annonce son arrivée. »
L’oncle, malgré cette assurance, n’ouvrit la lettre qu’en tremblant. Clinfoc le suivait de l’œil pour savoir si la nouvelle était bonne ou mauvaise. Tout à coup le capitaine poussa un cri de joie et sauta au cou de son matelot. Puis les deux vieux se mirent à pleurer silencieusement en se tenant les mains.
— Le grand Premier prix de mathématiques au concours de la Sorbonne !
Voilà tout ce que peut dire le capitaine qui cette fois, avec patience, explique à Clinfoc comme quoi Paul faisait ses spéciales et aurait pu déjà passer ses examens ; que tous les lycées de la Seine concouraient ensemble et que c’était un grand honneur, la plus grande preuve d’intelligence et de travail que d’être le premier de tous ces élèves les premiers dans leurs lycées respectifs.
— Moussaillon ! fit Clinfoc, et dire que c’est moi qui l’ai élevé !
— Pas possible ! riposta le capitaine furieux.
— Oh ! ne nous disputons pas, ce n’est pas l’occasion. Qu’allez-vous faire ?
— Ça ne le regarde pas !
— Je parie que vous irez à Rochefort prendre le chemin de fer, et, une fois à bord d’un wagon de première classe, vous partirez pour Paris. Adieu, mon bon Clinfoc. Je vais chercher le petit, assister à son triomphe, et je te le ramènerai…
— Je n’ai pas besoin de tes conseils.
— Vous n’y pensiez pas.
— Ça, c’est vrai. Va faire ma malle. Il y a des moments où tu vaux mieux que moi.
— Tristes moments, alors !
Le jour même, poussé par Clinfoc qui ne le laissa pas une minute tranquille, le capitaine partait pour prendre l’express, et voguait à pleines voiles pour la capitale. Le vieux matelot resta seul, triste, maussade, et, n’ayant plus son maître pour se quereller avec lui, il profita de ses loisirs pour préparer la cambuse du petit. Il y passa tout son temps, défaisant le lendemain ce qu’il avait fait la veille, et se parlant à lui-même : Tu vieillis, Clinfoc. Quoi ! ne rien trouver pour amuser cet enfant ? Il va s’ennuyer à mourir entre deux vieilles marmottes. Quand il était petit, ça passait. Mais aujourd’hui, c’est un homme, un premier prix au concours des… comment a-t-il dit ça, le capitaine ? Enfin, n’importe !… Puisqu’il veut être marin, je lui apprendrai le métier. Il filera son nœud sous mon écoute. Nous pâquerons de la toile, nous bourlinguerons sur la Gironde et l’Océan au besoin. Tiens, au fait, nous visiterons les côtes… Oh ! nous irons à Cordouan !
Ce projet devint une idée fixe chez le vieillard. Il ne s’occupa que de la faire entrer dans la tête du capitaine quand il serait de retour.
Bah ! je lui dirai que je ne veux pas et il voudra. Quant au petit, nous avons l’habitude de faire ce qu’il veut ; ça ne sera pas difficile.
Enfin, le grand jour arriva. Clinfoc de son côté avait fait le voyage de Rochefort, afin d’embrasser le collégien quelques heures plus tôt. Il attendait les voyageurs à la gare – à l’extérieur, ce qui faisait enrager le vieux matelot qui aurait tant voulu voir arriver le train, et courir au compartiment où il aurait entrevu la figure de son jeune maître. Mais il n’y avait pas moyen. À l’époque où remonte notre histoire, l’accès des salles d’attente et des quais d’embarquement était interdit, dans les gares françaises, aux personnes non munies de billets. Il fallait attendre au dehors ou dans de petites salles, derrière des grillages, sans avoir le droit d’aller se promener sur le quai. Aussi Clinfoc faisait-il les cent pas sur la place, guettant de l’oreille le sifflet du train et, de l’œil, le panache de la locomotive.
Justement, ce jour-là, le train était en retard, ce qui n’est pas étonnant pour un express. Et comme Clinfoc était en avance, il s’ensuivit pour lui plus d’une heure désagréable à attendre. Cependant, grâce aux complaisances d’un facteur de la gare, il put v****r la consigne et aller s’asseoir sur le quai. C’est de là qu’il s’élança vers le train dont le sifflet annonçait l’arrivée. Paul avait la tête à la portière : Clinfoc eut peine à le reconnaître, et il n’aurait pas bougé s’il n’avait vu le père Vent-Debout derrière le jeune homme qui lui criait :— Bonjour, Clinfoc, ça va bien ?
— Le petit ! pas possible.
Et il arriva juste au moment pour recevoir dans ses bras leur neveu.
— Comme tu es changé, petit !… Bonjour, mon Capitaine. Bien portant ? Moi aussi. Mais regardez-moi ce grand gaillardlà !
— Avec ça que j’ai attendu d’être à Royan pour le regarder.
Paul allait avoir seize ans, c’est l’âge où l’homme se dégage de son adolescence. Encore enfant comme caractère, il a des tendances à prendre toutes les allures masculines et veut être homme de fait, ne l’étant pas de droit. Il parle haut, lève la tête, cligne des yeux en regardant ceux qui passent, frise la moustache… qu’il aura un jour, et fume des cigares qui lui font mal. Il ne veut pas qu’on le prenne pour un collégien, et sa plus grande préoccupation est de se mettre à la mode du jour, et de fréquenter des jeunes gens déjà sortis du collège.
Paul, qui allait avoir seize ans, possédait beaucoup de ces défauts, qui disparaissaient complètement, il faut le dire, dès qu’il était dans la compagnie des deux vieux marins. Là, c’était toujours l’enfant gâté, et ce n’était qu’un enfant.
Le petit, comme l’appelait toujours Clinfoc, était grand, bien fait, un peu fluet, mais solidement charpenté. Sa figure pâle, sa chevelure blonde et bouclée lui donnaient un air efféminé et souffrant qui seyaient bien à sa nature douce et mélancolique. Pourtant il avait un caractère ferme ; très chatouilleux sur tout ce qui touchait à son amour-propre, il ne se laissait pas marcher sur le pied, recommandation spéciale de Clinfoc, son premier maître en l’art de se conduire en société. Il était bon mais vindicatif, docile mais entêté, travailleur à ses heures mais rêveur par excellence. Il n’aimait pas à contredire mais ne souffrait pas qu’on le contredît. Plein de respect pour tout ce qui lui était supérieur, il était très réservé avec ceux qu’il sentait ses égaux ou croyait ses inférieurs. Avec ces défauts et ces qualités, il ne pouvait qu’être soldat ou marin. Il avait choisi la marine en souvenir de son père et pour faire plaisir à son oncle dont l’ambition était de voir son neveu monter sur le Borda, et tenir, dans la marine de guerre, le rang qu’y avait tenu le capitaine Paul de Valgenceuse.
Tel était en quelques lignes le portrait du jeune homme qui venait pendant ses vacances distraire les deux vieillards.
Les premiers jours que Paul passa à Saint-Georges ne furent marqués par aucun incident. Il ne sortit que très peu, et ne s’occupa qu’à se laisser dorloter par son oncle et Clinfoc qui chacun de leur côté, chacun à leur tour, cherchaient à se l’accaparer.
C’est que le capitaine et son matelot étaient brouillés depuis l’arrivée de Paul. Voici pourquoi :
On se rappelle la conversation des deux marins avant l’arrivée de leur neveu ; chacun d’eux cherchait les moyens d’amuser pendant ses vacances leur jeune hôte. Or la première chose qu’avait faite le capitaine en arrivant à Paris, avait été de demander à Paul ce qu’il voulait pour sa récompense. Paul avait répondu : « Un Lefaucheux ». Et le capitaine s’était empressé de lui faire cadeau d’un fort beau fusil de chasse à deux coups, acheté chez Lefaucheux. Après le cigare, le fusil est le rêve du collégien : les moustaches elles-mêmes ne viennent qu’après.
Le jeune homme, de retour à Saint-Georges, n’avait eu qu’une seule préoccupation, celle de se servir de son Lefaucheux, et le capitaine lui avait acheté un port d’armes.
Clinfoc était furieux. Ce fusil dérangeait tous ses plans, et puis le capitaine n’avait pas le droit de faire à son neveu un cadeau, sans que lui, Clinfoc, en fût prévenu. C’était contre toutes les règles. D’ailleurs, le capitaine n’avait-il pas dit lui-même qu’on attendrait le retour du petit pour savoir le genre de distractions qu’on lui fournirait ?
De là vinrent des disputes qui aboutirent à une grosse bouderie. Paul se chargea de les rapatrier. Un beau matin, il prit Clinfoc à part et lui dit :
— Tu sais que mon oncle m’a acheté un Lefaucheux ?
— Un beau cadeau pour un marin !
— Eh bien, il ne veut pas que je m’en serve parce que ça te fait de la peine.
— Ah ! il a bien tort.
— Demande-lui pour moi la permission. Venant de ta part, il n’osera pas la refuser.