La tour de Cordouan-1
La tour de Cordouan
À quatre kilomètres environ à l’ouest de Royan, à l’entrée de la Gironde, se trouve le charmant village de Saint-Georges, moelleusement étendu au bord de la mer, dans laquelle il vient baigner ses pieds. À gauche, la pointe de Valière, toujours fumeuse, battue de la lame, trouée et fouillée en tous sens, lui donne en raccourci les airs d’une falaise de Bretagne. À droite, la pointe de Suzac, ombragée d’yeuses et de chênes-lièges, ressemble, grâce à sa végétation méridionale, à un bloc détaché de la Provence. Derrière, la lisière du marais de Cheneaumoine, herbue et touffue, rappelle la Normandie par sa fraîcheur et sa verdure. Ce village, petit chef-d’œuvre de la nature, résumé de l’Italie et de la Normandie, idylle de la Méditerranée, est le refuge des baigneurs de Royan, qui, toujours à la recherche d’une promenade, ont fini par le découvrir et s’y installer.
La dune qui sépare Saint-Georges de la mer possède une flore à part dans l’histoire de la botanique, on en respire les senteurs balsamiques de plus d’un quart de lieue. L’espace est pourtant très étroit ; le sable fin côtoie l’herbe de la prairie ; le pin maritime murmure auprès du saule qui s’incline sur un ruisseau. Et sur tout cela un ciel d’une richesse et d’une délicatesse de tons à désespérer le génie d’un peintre, jette les reflets de sa lumière d’azur.
Un grand poète y a écrit un de ses meilleurs livres et passé une de ses années les plus agréables, loin du tourbillon parisien.
« La population de Saint-Georges, dit Michelet, va bien à cette nature. Rien de vulgaire, nulle grossièreté, une petite tribu protestante échappée aux persécutions, une honnêteté primitive : la serrure n’est pas encore inventée dans ce village. »
Je crois que si notre grand historien était encore de ce monde et qu’il revînt à Saint-Georges, il modifierait les lignes qui précèdent, mais à coup sûr il ne toucherait pas aux suivantes :
« La Gironde en cet endroit n’a pas moins de trois lieues de large. Avec la solennité des grandes rivières d’Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux. Royan est un lieu de plaisir où l’on vient de tous les lieux de la Gascogne. Sa baie et celle de Saint-Georges sont gratuitement régalées du spectacle de jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent, dans la chasse aventureuse qu’ils viennent faire en pleine rivière, jusqu’au milieu des baigneurs. À cette gaieté des eaux, joignez la belle et unique harmonie des deux rivages : les riches vignes du Médoc regardant les moissons de Saintonge, son agriculture variée. Le ciel n’a pas la beauté fixe, quelquefois un peu monotone de la Méditerranée. Celui-ci est très changeant. Des eaux de mer et des eaux douces s’élèvent des nuages irisés qui projettent sur le miroir d’où ils viennent, d’étranges couleurs, verts, clairs, roses et violets. Les créations fantastiques, qu’on ne voit un moment que pour les regretter, décorent de monuments bizarres, d’arcades hardies, de ponts sublimes parfois, la porte de l’Océan ! »
Tout près de ce village, à la pointe même de Valière, on pouvait voir, il y a une dizaine d’années, une petite maison jetée là comme l’épave d’un vaisseau naufragé.
Cette maison était blanche, à volets verts ; elle se cachait derrière un rideau de tamaris et de chênes-lièges du côté de la campagne, mais restait à nu du côté de la mer, exposée aux mugissements de la vague et aux fureurs de la tempête. En avant était un joli jardin rempli de fleurs et disposé comme le pont d’un navire. Chaque carré portait un nom marin. Les arbres étaient les mâts, leur feuillage les voiles, les murs étaient des haubans avec un seul sabord ouvert sur la falaise, qu’on descendait à pic jusqu’au rivage où, dans une petite crique creusée de main d’homme, se balançait une petite embarcation.
Inutile de dire que cette maisonnette appartenait à un marin.
Le propriétaire en effet était un ancien capitaine au long cours. Il s’appelait de Valgenceuse, mais tout Saint-Georges et les environs jusqu’à Royan ne le connaissaient que sous le nom de père Vent-Debout. Il vivait là avec un vieux marin connu lui aussi sous le nom de Clinfoc.
La position isolée de cette maisonnette allait bien aux deux vieux loups de mer dont l’existence avait été laborieusement remplie par de nombreux voyages et qui, trop vieux pour voyager encore, mais non fatigués du spectacle de la mer, s’étaient retirés dans cet ermitage pour voir l’Océan et entendre sa voix nuit et jour. C’était toujours être à bord. Ils avaient changé de cabine, voilà tout.
De plus, la petite embarcation leur permettait quelques excursions sur la Gironde et l’Océan. Par le beau temps, le Polar Star (l’Étoile polaire) – c’était le nom du bateau – était toujours en mer, et les deux marins touchaient du pied et de la main les points principaux du splendide panorama qui se déroulait sous leurs yeux du haut de leur terrasse.
Panorama splendide s’il en fut !… En face s’élève majestueux le phare de Cordouan, que la mer a laissé seul sur son rocher en séparant son île de la pointe de Grave ; à côté le Verdon, bâti au milieu des dunes et des marais salants ; çà et là des îles, des bancs de sable, des phares ; à droite, Royan ; à gauche, Suzac et Meschers ; partout des dunes pleines d’ajoncs et de pins, des prairies couvertes d’eupatoires et d’iris, des marais, des étangs, des routes bordées de peupliers, et dans le fond opposé à la mer, des forêts de chênes-lièges, abritant les vignobles du Médoc.
Mais nous reverrons ces paysages en détail, il est temps de faire une plus ample connaissance avec nos deux marins.
M. de Valgenceuse, à l’époque où remonte cette histoire, c’est-à-dire vers 1860, pouvait avoir entre soixante-dix et soixante-quinze ans. Lui-même aurait été, je crois, très embarrassé de préciser son âge. La vie des marins a de ces anomalies. Il y en a dont l’âge ne remonte pas plus haut que leur entrée comme mousse sur un bateau à voiles. Le nôtre n’était pas tout à fait dans ce cas, mais soit paresse, soit insouciance, il ne se préoccupait pas d’une année de plus ou de moins à son avoir.
Il n’avait eu qu’un amour : son vaisseau, qu’une pensée : la mer. Aujourd’hui, il se reposait. Donc il était mort et les années ne comptaient plus pour lui.
Ce vieillard, type du vrai marin, était petit, sec, nerveux. En marche, au repos, assis ou couché, son corps avait toujours ce mouvement fébrile d’une corvette à l’ancre. Sa tête expressive, couronnée de cheveux blancs coupés ras et s’allongeant en deux petites mèches le long des joues, percée de deux yeux gris toujours en mouvement, dont l’un clignait de minute en minute avec rapidité, hâlée par le vent et le soleil qui en avaient respecté les coutures et les trous, car la petite vérole y avait fait ravage, présentait un ensemble dur au premier abord, mais sympathique pour peu qu’on la considérât attentivement. La bouche était gracieuse. Un fin sourire en soulevait souvent les lèvres minces, laissant voir une rangée de dents encore très blanches, car, chose étrange ! ce marin n’avait jamais ni fumé ni chiqué. Tel était le portrait de M. de Valgenceuse, ou plutôt du père Vent-Debout.
Dès l’âge de huit ans il était mousse : un coup de tête. Son père alla le chercher dans l’Inde et le ramena pour le mettre au collège ; à quinze ans, il en sortait pour entrer à l’école navale d’Angoulême. Pendant les trois premières années qu’il voyagea sur le vaisseau-école, il fut toujours malade. Lui, déjà très laid, fut encore affligé de la petite vérole. On ne l’appelait plus que l’écumoire. Les quolibets de ses camarades le dégoûtèrent de la marine de l’État. Il fut même obligé d’aller sur le terrain pour faire taire les jeunes moqueurs, et, comme il avait grièvement blessé son adversaire, comme, en somme, c’était un très mauvais élève et qu’il n’aurait pas fait un brillant officier sous tous les rapports, pas plus à son banc de quart que dans un salon, on le força à donner sa démission. Ce qu’il fit sans aucun regret. Il revint à Royan, sa patrie, et rentra dans sa famille où il fut très mal reçu.
Pendant son absence, madame de Valgenceuse avait eu un fils. Les enfants qui arrivent tard sont presque toujours accueillis comme les enfants du bon Dieu. On ne les attend pas et ils viennent. Les parents sont déjà vieux et ils acceptent avec joie cette nouvelle manne de la Providence.
Le petit Paul avait deux ans quand son aîné voulut reprendre sa place au foyer de la famille. La place était prise. On ne comptait pas sur le marin. Le cœur des parents, sans se fermer tout à fait, n’avait laissé qu’une très petite ouverture pour laisser passer leur ancienne affection. Le premier était toujours aimé ; il n’était plus le chéri. C’était le fils, ce n’était plus le bijou. Enfin c’était un homme, et on avait un enfant.
Ce fut une grande douleur pour le marin quand il comprit le peu de place qu’il avait dans l’affection de sa mère. Il se prit à détester son frère, et, honteux de cette haine invincible qui lui mordait le cœur comme un serpent, il s’enfuit de la maison.
Son titre d’élève de la Marine royale le fit bien venir à La Rochelle où il trouva passage sur un trois-mâts marchand à titre de second. Dix ans après, il obtenait le brevet de capitaine au long cours et voyageait pour son compte. Cette fois, il fut mieux reçu à la maison. Voici pourquoi.
Paul avait grandi. C’était un bel enfant, peut-être même au type un peu trop efféminé. Sa pâleur et ses cheveux blonds, sa taille frêle et élancée, son regard naïf et ingénu semblaient lui donner tous les reflets de sa mère dont il était la vivante image. Auprès de Paul, Vent-Debout avait l’air d’un Quasimodo sans bosse à côté d’une Esméralda. La laideur de l’un faisait ressortir la beauté de l’autre. La rudesse du marin contrastait avec la douceur et les manières polies de l’enfant.
Comme bien vous le pensez, Paul était l’adoration des vieux parents. Mais dans tout ciel bleu, il y a un nuage, si petit qu’il soit. Paul qui avait treize ans, dont son père aurait voulu faire un notaire ou un médecin, et sa mère un prêtre ou un professeur, résistait à tous leurs projets avec une seule idée, celle d’être marin – comme son frère.
Les vieux parents étaient désolés. L’arrivée de leur fils aîné leur rendit du courage. Ils essayèrent de mettre de leur côté Vent-Debout et le prièrent de tâcher de détourner son frère de ses projets de vie maritime, en lui faisant un sombre tableau de cette vie si tourmentée, si dangereuse, à laquelle il se vouait sans la connaître.
Mais Vent-Debout n’aimait pas Paul. Il fit tout pour combattre cette aversion et n’y put réussir. Il se rappela que, si ses parents l’avaient aimé comme ils aimaient Paul, il ne serait pas parti une première fois comme mousse, n’aurait pas franchi le seuil de l’école navale et, lui aussi, aurait pu goûter les joies d’un foyer dont il était déshérité depuis longtemps. Il se dit que ce serait punir son père de l’avoir traité trop sévèrement et sa mère de l’avoir aimé très peu parce qu’il était laid, en leur enlevant ce fils que l’un gâtait et que l’autre aimait trop parce qu’il était beau. C’était mal, il le sentait, car il était bon, et peut-être que la moindre caresse de sa mère l’eût fait revenir à de meilleurs sentiments ; mais sa mère, toujours froide pour lui, n’avait des yeux que pour Paul.
Ce qui l’exaspérait encore plus, c’est que Paul l’aimait et le comblait de prévenances. L’enfant sentait que ses parents n’aimaient pas son frère et il tâchait de racheter leur froideur en aimant bien son frère. Il en résulta le contraire de ce qui devait arriver. Vent-Debout eut l’air de répondre à cette amitié, mais en dessous il se disait : Hypocrite! … Il lui rendait ses caresses et aurait voulu le battre. Il l’embrassait et s’éloignait pour ne pas le mordre.
Au lieu de le détourner, il l’engagea au contraire à se faire marin. Il lui proposa même de l’emmener ; mais comme il aurait fallu pour cela s’évader de la maison paternelle sans la bénédiction des vieux parents, Paul refusa. Du reste, il voulait aller à l’école navale. La marine marchande lui souriait peu. Officier de l’État, à la bonne heure. Une épaulette et des aiguillettes d’or et l’honneur de servir son pays ! C’est bien préférable et cela séduit davantage une jeune imagination.
Par malheur Paul, qui ne cachait rien à sa mère, lui raconta un soir les propositions de son frère. Ah ! ce fut une scène épouvantable. Vent-Debout se démasqua dès lors et il dit à sa famille tout ce qu’il avait sur le cœur. Ce fut long.